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La vague rétro (et l'exemple Rogue Legacy)
Comment l'influence des jeux rétro s'est imposée dans les années 2010, et en quoi elle est particulièrement sensible dans ce jeu de 2013 créé par Cellar Door Games.

Le gameplay de Spelunker et de Rick Dangerous repose tout entier sur la mémorisation de leur level design ; ces jeux sont très difficiles, avec des morts brutales parfois très dures à anticiper : on doit donc y progresser en tâtonnant, en élaborant essai après essai une suite d'actions optimale qu'il faudra ensuite apprendre par cœur puis reproduire à la perfection.

Malgré l'affiliation évidente de Spelunky à ces deux jeux, sa structure empruntée à Rogue propulse son gameplay aux antipodes de ses modèles : comme ses niveaux sont générés aléatoirement, on ne peut évidemment plus les apprendre par cœur, et comme ils sont eux aussi impitoyables (avec des obstacles pouvant mettre fin à notre partie en un seul coup), il faut substituer au par cœur de la prudence, de la planification, et une grande réactivité. La génération aléatoire du décor, les ressources et les ennemis répartis aléatoirement et la liberté permise par le jeu, les trois caractéristiques de Rogue, se combinent idéalement pour transformer une expérience originale très répétitive, où les mêmes séquences étaient reproduites encore et encore en "pilotage automatique" sans réfléchir, en une expérience rigoureusement inverse, où il faut constamment être aux aguets, préparer différentes stratégies, savoir faire preuve d'initiative, de vivacité, d'adaptabilité...

Un exemple concret illustre parfaitement ce renversement de philosophie : les explosifs. Dans Spelunker, Rick Dangerous et Spelunky, notre clone d'Indiana Jones peut en effet utiliser des explosifs afin de détruire certains obstacles et ainsi continuer sa progression, mais leur usage diffère radicalement entre Spelunky et ses deux ancêtres : dans les deux jeux des années 1980, les explosifs jouent en réalité le même rôle que des clefs qui ouvriraient des portes - notre héros y sera bloqué à des endroits précis, à moins de pouvoir "déverrouiller" ces passages à l'aide d'explosifs collectés auparavant eux aussi à des endroits précis, à la façon des clefs dans The Legend of Zelda.
Dans Spelunky, tous les niveaux peuvent être parcourus jusqu'à la fin sans utiliser le moindre explosif, leur usage n'est donc pas planifié par le level design du jeu ; ce sont des outils facultatifs que l'on est libre de collecter (ou non) comme les autres ressources, que l'on pourra acheter (ou non, en fonction des stocks) aux marchands tenant boutique un peu partout, et qui serviront (ou non) à des fins variées : neutraliser des pièges, tuer des ennemis, ou bien faire sauter des pans entiers du décor, puisqu'une importante spécificité de Spelunky est l'entière destructibilité de ses environnements.
Ainsi, d'une partie de Spelunky à l'autre, selon l'agencement des niveaux, la répartition des ressources et des ennemis, les stocks en vente chez les marchands, etc. et surtout selon nos arbitrages, on pourra se retrouver avec de grandes quantités d'explosifs ou au contraire très peu, et on devra alors évidemment jouer de façons différentes, les explosifs permettant notamment de créer des raccourcis spectaculaires. Malgré ce fort facteur aléatoire, le jeu reste équilibré puisque les parties comportant moins d'explosifs offriront en général d'autres outils tout autant intéressants ; ce sera au joueur de savoir trancher entre les options à sa disposition afin d'exploiter au mieux chaque configuration...

Le cœur de Spelunky est donc l'improvisation, le talent de savoir saisir les bonnes opportunités dans un décor qui ne suggère pas l'action, ce qui était extrêmement transgressif à l'époque - au-delà de la génération aléatoire, la philosophie de level design du jeu tranche en effet nettement par rapport au contexte dans lequel sa version gratuite est sortie fin 2008 : le paysage vidéoludique était alors dominé par une vision très "japonaise" du level design, imposée par le triomphe de l'arcade et des consoles de jeu japonaises jusqu'aux années 2000 ; il fallait toujours proposer des niveaux parfaitement lisibles, avec un chemin principal évident, des chemins secondaires très hiérarchisés, des ennemis et des récompenses répartis harmonieusement, etc. dans le but d'anticiper l'expérience du joueur, et ainsi lui présenter les niveaux les plus fluides, les plus agréables et les plus équilibrés possible, sans confusion, sans temps mort, et sans rien de superflu.

On l'a oublié, mais cette vision du "bon" level design n'a pas toujours été hégémonique : sur les micro-ordinateurs occidentaux des années 1980 et 1990 régnait plutôt un esprit de simulation ; on y construisait alors de gigantesques espaces ouverts et complexes qui ne présentaient pas particulièrement de chemin principal, l'idée étant d'offrir des univers riches mais "neutres" semblant exister indépendamment des actions du joueur, ledit joueur devant s'y débrouiller et tracer sa propre route.
Ainsi, Atic Atac, Jet Set Willy, Sabre Wulf, Sorcery, Knight Lore, Impossible Mission, Paradroid, Saboteur, Spindizzy, Cauldron II ou Sepulcri, tous sortis sur ZX Spectrum, Commodore 64 ou Amstrad CPC et appartenant à des genres très variés (2D vue de côté, 2D vue du dessus, 3D isométrique), proposaient tous des environnements non hiérarchisés à la circulation libre et interconnectée, avec certains éléments cruciaux bien souvent tirés au hasard : point de départ du jeu, emplacement et nature des objets à collecter, voire même mission à accomplir. Impossible Mission (1984) est d'ailleurs un cas d'école puisqu'il correspond exactement à la définition du "Rogue-lite", avec un labyrinthe, des comportements ennemis et des ressources tirés aléatoirement à chaque partie, 24 ans avant Spelunky - on le voit, Rogue n'était alors pas un cas isolé !
Dans ces jeux, la notion même de "chemin principal" n'a en fait pas grand sens, et le level design s'autorise tout : longs culs-de-sac sans rien d'intéressant au bout, chemins multiples menant au même endroit, zones cachées jusqu'à l'invisible, segments facultatifs extrêmement dangereux mais n'offrant pas de récompense proportionnée (voire aucune), embranchements peu clairs au risque de faire tourner le joueur en rond... cette philosophie se retrouve même dans des jeux d'action découpés en niveaux avec une logique plus "arcade", comme les deux premiers Turrican ou Alien Breed sur Amiga : dans ces jeux, on peut finir un niveau en ayant ignoré la moitié (!) de son contenu, et Turrican II ose nous imposer de sauter dans un trou d'apparence mortelle afin de quitter la première aire de son premier niveau, revendiquant d'emblée une certaine vision du level design... à tout cela, il faut ajouter les jeux dépourvus de level design au sens traditionnel du terme, ces jeux proposant plutôt de vastes écosystèmes fonctionnant comme de grandes arènes, comme par exemple Elite, Turbo Esprit, Sapiens, Eco ou Starglider 2, très emblématiques de l'ambition des jeux sur micro-ordinateurs d'alors, cherchant à créer de véritables mondes virtuels.

Spelunky renoue avec cette vision "occidentale" du level design (appellation imparfaite puisque Metroid sur NES, par exemple, en fait partie) en proposant des environnements où le joueur doit comprendre les choses par lui-même, se repérer par lui-même, et décider par lui-même quelles zones parcourir et quelles zones ignorer, sans qu'une entité semi-divine ne le pousse dans la bonne direction ni ne lui ait préalablement mâché le travail...

Car la vision "japonaise" du level design n'est pas sans défaut : sa recherche de la "perfection" la rend très divertissante et efficace, mais elle a le gros inconvénient d'empiéter sur les initiatives du joueur en devenant à terme bien trop prévisible - après des années de domination où les caractéristiques du level design "occidental" ont été absurdement traitées comme des fautes "objectives", les joueurs ont en effet eu tout le temps d'intégrer les codes permettant d'anticiper les intentions des auteurs d'un jeu "japonais", au point d'avoir parfois l'impression de simplement relier des pointillés. En soi, ça n'est pas nécessairement un problème, mais comme toujours, le monopole cause la lassitude puis l'envie de changement ; et la volonté de contrôler l'expérience du joueur afin qu'elle reste la plus "parfaite" possible a fini par agaçer, étouffant le joueur à force de le guider, le manipuler, voire l'infantiliser.

En croisant sa formule de jeu d'action avec Rogue et en reprenant la philosophie de level design qui va avec, Spelunky a innové dans un contexte assez hostile en rappelant que l'incertitude, la redondance, l'appréhension, la confusion, et surtout la sensation d'être seul dans un jeu, sans "dieu" qui aurait tout arrangé et planifié pour nous, sont aussi des éléments qui ont leur place dans le jeu vidéo, et méritent attention et respect. Son level design "neutre" et ouvert, très déconcertant pour l'époque, autorise par ailleurs des performances surprenantes, une partie victorieuse pouvant notamment être spectaculairement courte.

La version gratuite de Spelunky, malgré sa nature révolutionnaire, n'aura obtenu qu'un succès assez confidentiel, mais elle aura surtout inspiré directement deux jeux commerciaux qui eux allaient avoir un impact considérable et entraîner le phénomène du Rogue-lite : le premier de ces jeux est The Binding of Isaac de Edmund McMillen, énorme succès sorti originellement en 2011 (décidément, l'auteur de Super Meat Boy aura contribué à chaque axe d'innovation de la vague rétro, avec le génie particulier de savoir analyser les idées des autres pour mieux se les approprier, les sublimer, puis les rendre populaires), et le second jeu est, comme son nom l'indique... Rogue Legacy, sorti deux ans plus tard en 2013 !

La chose intéressante, ici, est que les Rogue-lite ont exploré des genres variés dès le début : l'action de The Binding of Isaac mélange Smash TV et les donjons du premier The Legend of Zelda, elle est donc vue du dessus et repose beaucoup sur des combats en arènes fermées avec quelques éléments d'exploration et de gestion des ressources (clefs, bombes, énergie, cœurs) ; alors que Rogue Legacy, comme on l'a dit, pastiche Symphony of the Night - ni l'un ni l'autre n'a donc le moindre rapport avec l'action de Spelunky, ni avec l'action de l'autre...

Mais aussi dissemblables que puissent être ces trois jeux en matière d'action, tous croisent leur genre avec Rogue et reprennent sa structure ; ils procurent par conséquent des sensations comparables : on a déclaré plus haut que les salles de Rogue Legacy étaient "interchangeables" et que son labyrinthe rappelait des jeux sur micro-ordinateurs 8-bits, mais cela vient tout bonnement de l'application des principes de Rogue - les salles de Rogue Legacy semblent interchangeables parce qu'elles sont effectivement interchangées par la génération aléatoire à chaque essai, et son level design rappelle le style "occidental" parce qu'il présente une certaine liberté d'exploration, différents choix stratégiques possibles, la nécessité de savoir improviser, etc.

Plus haut, on a aussi signalé que Rogue Legacy était doublement addictif grâce à son action "arcade" combinée avec les marges de manœuvre laissées au joueur, mais la génération aléatoire du labyrinthe du jeu accroît encore cette addiction puisqu'elle évite tout sentiment de répétition, faisant de Rogue Legacy un jeu difficile à lâcher. Le labyrinthe de The Binding of Isaac est moins ouvert et plus monotone, mais le jeu propose une quantité et une variété impressionnantes de powerups tirés aléatoirement qui altèrent radicalement notre façon de jouer, d'autant plus qu'ils sont cumulatifs : on enchaîne donc les parties sans se lasser, en se demandant sur quel type de combinatoire on va bien pouvoir tomber cette fois-ci...

The Binding of Isaac, Rogue Legacy, et la ressortie de Spelunky dans une version améliorée et payante (qui est celle que j'ai choisi d'illustrer dans cet article), grâce à leur succès populaire et critique, auront marqué le coup d'envoi du Rogue-lite : soudain, Rogue était absolument partout et était croisé avec tous les genres, avec une formule ajustée aux besoins de chaque jeu - ainsi, beaucoup de jeux d'action ont utilisé la génération aléatoire du Rogue-lite pour évacuer la question du level design à la façon du jeu d'arcade Berzerk (1980), avec des arènes très génériques mettant au premier plan les mécaniques du jeu et la rejouabilité (Downwell, Nuclear Throne) ; d'autres jeux ont au contraire choisi de générer des environnements complexes et spécifiques que le joueur devra explorer et analyser soigneusement s'il veut pouvoir y survivre (The Swindle) ; d'autres encore ont poussé à son paroxysme l'aspect tactique du Rogue-lite, avec une grande place laissée à la gestion des ressources (armes, équipement) ainsi qu'à l'élaboration libre d'une stratégie (CRYPTARK, cf. ci-dessous et qui est sans doute mon Rogue-lite préféré) ; etc.

Avec des genres, des formules, et des univers extrêmement distincts (twin stick shooter, jeu d'exploration et de survie, jeu de rôle, metroidvania, jeu de plateformes, shoot 'em up horizontal, jeu de stratégie en temps réel ou au tour par tour, first person shooter, beat 'em up, jeu d'infiltration, tower defense, jeu de gestion, etc.), le Rogue-lite a en réalité fait preuve d'autant de variété que les jeux à level design "statique", provoquant une révolution qui allait scinder le jeu vidéo en deux et participer à une remise en cause générale de la vision "japonaise" du level design...

En effet, au-delà de la formule du Rogue-lite, l'esprit de simulation et la philosophie du level design "neutre" se sont développés grâce à un usage élargi de la génération procédurale, qu'il s'agisse de recréer les environnements après un échec ou de générer des aires de jeu quasi infinies : ainsi, beaucoup de jeux d'action ne correspondant pas au schéma du Rogue-lite ont néanmoins utilisé le même type de décors aléatoires (Ape Out, par exemple), et le succès incroyable de Minecraft aura remis au goût du jour la vision vidéoludique de Elite (1984), à savoir la création d'une immense aire de jeu pérenne où le joueur peut évoluer en toute liberté, déterminant lui-même ses objectifs et les moyens d'y parvenir, une même partie pouvant se prolonger durant des mois voire des années sans avoir fait le tour de l'environnement généré à son tout début.

Ici aussi, alors que Minecraft a des origines très humbles fermement ancrées dans le "rétro" (petit projet d'un seul développeur, graphismes low poly avec des textures en pixel art grossier), son succès aura durablement bouleversé le paysage vidéoludique, suscitant des émules depuis Terraria jusqu'à l'ambitieux No Man's Sky...

Le retour aux sources est une remise en cause

Naturellement, les quatre axes détaillés ci-dessus de sont pas des catégories "étanches" : par exemple, Bit. Trip Runner est à la fois un hardcore platformer et le produit d'un croisement de genres, Braid est à la fois un jeu à gimmick transgressif et un jeu à narration décalée, etc. Ce n'est pas important puisque le rôle de ces catégories n'est pas d'étiqueter ou de classer, mais de servir d'outil pour comprendre à quel point la vague rétro, bien loin de l'image de rabâchage nostalgique qu'en ont certains, a en réalité ringardisé l'essentiel de la production vidéoludique d'alors.

Le retour aux sources n'est pas nécessairement un simple retour en arrière, c'est d'abord une remise en cause : une remise en cause de tout ce qui a été fait dans l'intervalle, bien sûr, puisqu'on le met de côté tout en doutant de sa pertinence, mais aussi une remise en cause des sources elles-mêmes, puisqu'en s'en rapprochant, on est amené à les réexaminer et à les questionner.

Ainsi, les quatre axes d'innovation de la vague rétro auront chamboulé des notions aussi essentielles et fondatrices que les vies dans le jeu vidéo, le concept d'échec ou d'endurance, l'évidence du modèle cinématographique quand il s'agit de raconter ou d'exprimer quelque chose, l'organisation des genres au sein du jeu vidéo et la notion même de genre, l'emprise du level design "japonais" et plus généralement la place à accorder au level design, ainsi que des normes variées telles que la gravité, la logique de représentation en 2D ou en 3D, l'écoulement du temps, la continuité spatiale, etc.

La vague rétro a su conquérir les joueurs grâce à sa simplicité et à son accessibilité, mais c'est son questionnement continuel des fondamentaux vidéoludiques qui a paradoxalement associé le "rétro" à la modernité : en multipliant les "twists", les transgressions et les expérimentations, la vague rétro est très vite apparue plus innovante qu'une énième étape dans la quête du photoréalisme... Délicieuse ironie : alors que l'on sortait d'une époque où "archaïque" était une sentence de mort commerciale et où la surenchère graphique était l'obsession de l'industrie vidéoludique, voilà que des gros pixels en 2D devenaient synonymes d'avant-guarde, de créativité et d'audace, au point de redéfinir la façon dont on percevait le progrès...

Une difficulté en trompe-l'œil

Avant d'enfin (!) conclure cet article, il reste à examiner un aspect spécifique de la vague rétro, qui revêt une importance toute particulière dans le cas de Rogue Legacy : la gestion de la difficulté.

On l'a déjà brièvement évoqué : quand la vague rétro est survenue, certains joueurs étaient en manque de jeux réellement difficiles à cause d'un paysage vidéoludique pris en tenaille entre une tendance "casual" (dont les jeux étaient très faciles afin de séduire le public non-joueur) et une tendance "cinématographique" (qui présentait une difficulté franchement modérée pour ne pas dire factice afin de garder un rythme fluide et ne pas gêner la narration). Sur ce plan, la vague rétro portait la promesse du retour à une logique "old school", avec des mécaniques ludiques simples et accessibles mais qu'il faut savoir maîtriser parfaitement avant de prétendre pouvoir progresser.

Comme on l'a déjà détaillé, cette promesse a été largement tenue, mais il convient de la relativiser : si Megaman 9 est bel et bien revenu à une difficulté typique de la NES, c'est plutôt un cas isolé - Maldita Castilla a par exemple une difficulté beaucoup plus souple que Ghosts'n Goblins (contrairement à ce qu'il laisse croire au début), et Geometry Wars a une boucle de jeu tellement courte que sa difficulté n'est pas problématique. C'est d'ailleurs la stratégie principale des jeux de la vague rétro, à l'instar des jeux "hardcore" dont la formule a été analysée plus haut : proposer des défis très difficiles, mais ménager la frustration du joueur et respecter son temps investi dans le jeu en raccourcissant les redites en cas d'échec et en sauvegardant régulièrement les progrès obtenus. Dans le même ordre d'idées, certains jeux permettent de "rembobiner" les dernières actions (c'est devenu un standard dans à peu près tous les jeux de puzzles), alors que d'autres renouvellent leur expérience grâce à la génération aléatoire... au bout du compte, on se retrouve ainsi assez loin de la difficulté de Castlevania sur NES ou de Super Ghouls'n Ghosts sur SNES.

La gestion de la difficulté de Rogue Legacy, quant à elle, est particulièrement originale et transgressive...

On l'a dit, Rogue Legacy est un Rogue-lite, sa difficulté devrait donc être ménagée par les procédés typiques de cette formule : en proposant des parties (même victorieuses) assez courtes (de la durée d'un jeu d'arcade), en offrant une action très directe et nerveuse (réessayer est bien moins frustrant quand il n'y a pas de temps mort), en s'axant autour de mécaniques dont la courbe d'apprentissage est extrêmement marquée (avec des premières parties catastrophiques mais des progrès radicaux dès que l'on commence à s'investir), et bien entendu, en régénérant le level design à chaque essai (ce qui évite la lassitude).

Rogue Legacy exploite tout cela, mais repose en priorité sur une chose assez étonnante pour un Rogue-lite : le farming. Le jeu parodie en effet le concept de "permadeath" (mort permanente, après un Game Over on doit obligatoirement tout refaire dans de nouveaux environnements) : ici, le héros meurt effectivement après un échec, mais on peut aussitôt repartir à l'assaut en jouant un de ses descendants, qui hérite (d'où le titre) de tout ce que laisse son parent, y compris l'or et l'équipement glanés dans le château. Ça change complètement la donne : s'il semble au départ aussi brutal qu'un jeu "hardcore", Rogue Legacy devient toujours plus facile à chaque "tour" apportant son lot d'améliorations variées (compétences, armes, armures, etc.), ce qui ajoute une quatrième couche d'addiction à un jeu déjà très prenant - comme on n'y joue à peu près jamais "pour rien" et que l'on sait que la victoire est à terme inéluctable, on reste toujours très motivé.

Ce farming se distingue du farming habituel, puisque ce dernier implique généralement d'arrêter sa progression dans le jeu pour refaire encore et encore une même tâche secondaire afin d'obtenir quelque chose de spécifique. Ici, le farming et le jeu ne sont qu'une seule et même chose, on récolte de l'or et de l'équipement très naturellement en progressant dans le château, même si on peut bien sûr altérer ses choix et son style de jeu pour maximiser sa collecte... il n'y a donc pas ici l'aspect souvent laborieux voire frustrant associé au farming.

Autre détail qui a son importance et adoucit la difficulté du jeu : contrairement à Symphony of the Night et la plupart des jeux à la Metroid, un ennemi ou obstacle détruit reste détruit, même si on quitte la salle dans laquelle il se trouvait puis que l'on y revient. Cela donne l'impression de "conquérir" le château pièce par pièce et fluidifie nos déplacements, rendant encore le jeu plus addictif.

Renouer avec son passé pour réinventer le présent et construire l'avenir

Dans l'article sur "Force de Défense Terrestre 2017" rédigé en juin 2013, on s'inquiétait de la mainmise du réalisme sur le jeu vidéo qui, à cause de l'effet domino, appauvrissait grandement les univers, le gameplay et le genre des jeux. Ça n'était pas une préoccupation isolée à l'époque, comme en témoignent par exemple les attaques récurrentes déjà citées en début d'article contre l'omniprésence des "jeux de guerre marrons et gris" : le "blockbuster AAA narratif" était encore le modèle indépassable de l'industrie comme de la presse spécialisée, et il semblait destiné à tout écraser sur son passage, le reste étant au mieux considéré comme une distraction, et au pire comme un reliquat en voie de disparition...

À cette époque, la vague rétro avait déjà cinq ans d'existence, et pourtant, même les gens qui l'appréciaient n'avaient pas remarqué le basculement qu'elle était en train d'opérer... Cinq ans plus tard en 2018, le "blockbuster AAA narratif" se trouvait dans une crise si grave que les studios spécialisés fermaient les uns après les autres faute de rentabilité, alors que dans le même temps, le jeu en 2D, le pixel art, l'esprit "arcade" et le level design "occidental" old school (non directif) étaient tous redevenus des normes acceptées (jusqu'au low poly) ! Incroyable retournement de situation...

Alors, bien sûr, tous les types de jeux n'ont pas réussi à se maintenir ou à revenir : le jeu de plateformes en 3D, par exemple, est resté un genre assez rare dans son format traditionnel (typé Super Mario 64), et certains types de jeux au budget et à l'ambition intermédiaires comme Maximo : Ghosts to Glory ou Pandora's Tower manquent à l'appel... il n'en demeure pas moins que jamais on n'a connu une aussi grande diversité vidéoludique qu'aujourd'hui : le "blockbuster AAA narratif", après ajustements, est toujours là et reste en bonne santé, mais il n'écrase plus le paysage, il n'en est qu'une composante parmi d'autres. Cette large variété de styles, de genres, de formats, etc. engendrée par la vague rétro a même permis d'entretenir la mémoire du jeu vidéo : comme aucun style n'est désormais considéré comme obsolète, les "vieux" jeux ne sont plus exclus du marché vidéoludique, et même des jeux modérément populaires bénéficient de portages ou de remakes en parallèle du retrogaming et de l'émulation.

Pour ma part, j'ai comme je l'ai dit grandi avec les micro-ordinateurs (Oric 1, Amstrad CPC et Amiga), puis joué sur PC jusqu'au début des années 2000 ; je me suis alors lassé de la scène PC dont la variété se réduisait hélas comme peau de chagrin, et ai découvert le jeu sur consoles grâce à l'émulation (je n'avais jamais joué à une console de ma vie). Cette découverte m'a conduit à abandonner le PC pour acquérir une GameCube, suivie au fil des ans d'une PS2, Wii, Xbox 360, 3DS, Wii U...
La vague rétro m'a soudain fait rentrer au bercail : mes goûts correspondent parfaitement à ce mouvement et à ses répercussions, et comme sa place naturelle est sur PC, j'ai fini par vendre le gros de mes consoles pour aujourd'hui jouer presque exclusivement sur Steam, où je n'ai jamais été aussi satisfait du jeu vidéo... je retrouve maintenant dans Steam et la scène PC en général l'effervescence créatrice que j'ai connue sur micro-ordinateurs 8-bits, l'amateurisme en moins et la puissance technique en plus, et cela me convient idéalement - en espérant que cela dure...

Au départ, cet article devait être une brève critique de Rogue Legacy, puis son introduction a grossi démesurément, et son vrai sujet est devenu la vague rétro. J'ai alors envisagé de gommer les références appuyées à Rogue Legacy afin de rendre l'article plus généraliste, mais j'ai finalement décidé de garder ce fil conducteur, d'abord parce qu'il incarne parfaitement le mouvement (développeurs issus de la scène Flash, humour potache, graphismes hybrides, gameplay à la fois très old school et novateur), et ensuite parce qu'il m'a semblé crucial d'illustrer l'importance du lien entre les jeux vidéo et leur contexte historique...
On ne peut pas réellement comprendre un jeu sans se rappeler de quelle histoire il fait partie, et j'ai eu grand plaisir à vous narrer l'histoire de la vague rétro, qui est selon moi l'histoire la plus remarquable dans toute la vaste saga du jeu vidéo...

J'espère que cela vous a plu.

Simbabbad
(08 août 2021)
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