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Heart of Darkness
Année : 1998
Système : Windows, Playstation
Développeur : Amazing Studios
Éditeur : Interplay
Genre : Plate-forme / Action
Par MTF (06 octobre 2014)

On a souvent tendance à associer la famille des 32-bits, et notamment la Playstation, à l'arrivée massive des jeux en trois dimensions dans nos foyers. S'il est vrai que des jeux de tous bords, les Croc, les Spyro, les Crash Bandicoot pour rester sur la plateforme, ou encore les Battle Arena Toshinden, les Final Fantasy VII et consorts pour le reste étaient régulièrement sur le devant de la scène, l'on oublie trop souvent que ce fut également l'occasion pour la deux dimensions de reprendre du poil de la bête. Le nouveau support CD-Rom permettait d'emmagasiner un grand nombre d'informations et les jeux, progressivement, d'en tirer parti, à l'instar des sprites tout en nuance d'Abe's Oddysee ou de la pâte à modeler de Skullmonkeys, sans même parler des dessins animés (presque) interactifs de Broken Sword, de Discworld ou de Rayman... Aussi, plutôt qu'une « mort » de l'esprit d'auparavant, il convient de parler alors, pour cette deuxième moitié des années 1990, de « renaissance ».
Il est vrai néanmoins qu'afin de véritablement en mettre plein la vue aux joueurs, il fallait un grand soin et, surtout, du temps : alors qu'un modèle en trois dimensions et bien polygoné pouvait être assez facilement animé par un logiciel dédié, il fallait partout ailleurs dessiner, patiemment, toutes les étapes d'animation de chacun des éléments mobiles du jeu. Le processus était long, coûteux : mais le rendu, quant à lui, se faisait inénarrable.

Skullmonkeys est la suite directe de The Neverhood, alors qu'on ne présente plus Rayman.

Heart of Darkness, de là, représente peut-être à lui seul non seulement les nombreuses qualités, mais également les nombreux défauts de cette approche, que d'aucuns diront « datée », du jeu vidéo. Suivez-moi alors, mais n'oubliez pas de prendre une lampe-torche... Ça peut servir.

On n'y voit rien...

Tous les enfants, moi le premier, ont eu peur du noir. Dans le cas d'Andy, notre héros, cela est cependant bien compréhensible : son odieux professeur prend un malin plaisir à enfermer dans une sorte de soute sombre les bavards dont il fait, hélas, partie. Mais ce jour-là, Andy est « sauvé par le gong » : et il profite alors de sa victoire et du beau temps avec son chien Whiskey. Une éclipse étrange obscurcit cependant rapidement le soleil et une porte menant vers une autre dimension s'ouvre : des monstres en profitent alors pour fondre sur le toutou et l'embarquent avec eux.
Andy, bien décidé à ne pas laisser les ombres emporter son meilleur ami, fonce dans sa cabane du haut de l'arbre et active un genre de vaisseau spatial pour poursuivre les ravisseurs. Malheureusement, les choses ne se dérouleront pas comme prévu et le voilà de s'écraser dans un mystérieux canyon sans savoir que, dans le noir, des yeux inquisiteurs le surveillent...

Les cinématiques font leur âge... En bas à droite, le Seigneur des Ténèbres, votre dernier adversaire. Toute ressemblance avec le professeur ne serait pas fortuite...

Avant de parler plus en détail du jeu, de sa fort longue production et de son gameplay, j'aimerais m'appesantir d'abord sur son univers. À l'époque, lorsque le jeu fut pour la première fois montré au CES 1994 (soit lors de la dernière organisation de ce genre avant la naissance de l'E3, en 1995), les magazines disaient que Steven Spielberg, intrigué et aimant les images qu'il voyait, s'était proposé d'en réaliser une adaptation filmique. Si je n'ai su retrouver l'origine de ces rumeurs, et s'il s'agit sans doute aucun de propos déformés, elles témoignent cependant de la filiation de l'univers du jeu avec certains films des années 1980, E.T. et Les Goonies en premier lieu. On retrouve là, notamment, cet univers très américanisé à base de jeunes en casquette de base-ball, de cabanes dans les arbres, de mécanismes et d'objets bricolés avec ce que l'on trouve, d'aventures qui se dissimulent dans le parc municipal ou au coin de la rue. Il ne manquerait peut-être à Andy qu'un BMX pour compléter le tableau : mais l'introduction seule du jeu permet de tracer un parallèle évident entre ces œuvres.
Bien entendu, il est difficile, de même, de ne pas entrevoir l'ombre d'Another World dans Heart of Darkness. Éric Chahi, de retour ici près de sept ans après l'étrange aventure du Docteur Lester Chaykin, nous conte encore une fois un voyage dans un pays mystérieux, ici les Terres Noires (Darklands) où l'on trouvera plus d'ennemis que d'alliés, sans même parler de la faune et de la flore particulièrement agressives. Si Another World était, cependant, une histoire glauque et déprimante, Heart of Darkness ne cesse d'évoquer le versant idyllique de ce dépaysement parfait : et si la mort rôde souvent, c'est surtout l'émerveillement qui prime. En un mot comme en cent, alors qu'Another World faisait lourdement penser à une nouvelle de science-fiction, Heart of Darkness tire plus volontiers son inspiration du fantastique ou du conte de fée, et l'on ne peut s'empêcher de croire régulièrement que cette aventure a quelque chose de Peter Pan ou d'Alice au Pays des Merveilles, et que tout ceci n'est que fantasmes et rêves d'enfant.

D'ailleurs, son casque est une passoire, et son fusil est fait avec des boîtes de conserve... À droite, votre destination. En route !

Où est l'interrupteur ?

Sept ans séparent donc Another World de Heart of Darkness, et comme d'autres jeux avant ou après lui, il fut l'une des arlésiennes du jeu vidéo. Effectivement, et après l'immense succès du premier jeu d'Éric Chahi, sa nouvelle compagnie Amazing Studio se mit alors au travail. Je passerai fort volontiers sur les nombreux problèmes techniques ayant émaillé le développement du jeu, d'une part car je n'y comprends pas grand chose, d'autre part car on n'aura peine à les retrouver dans les ouvrages consacrés, et je ne retiendrai que l'essentiel et, notamment, qu'une douzaine de personnes seulement travaillèrent sur le jeu. Inutile de dire que cela fait incroyablement peu, surtout lorsqu'on se replace au moment de sa sortie : si, de nos jours, les productions indépendantes n'emploient qu'un petit groupe de passionnés, ce n'était pas encore le cas à l'époque et il fallait souvent compter vingt, trente voire quarante personnes au minimum pour mener un projet à bien.
Ce petit nombre, ainsi que les problèmes techniques que j'évoquais, n'ont sans doute pas aidé à écourter la durée du développement : mais, en contrepartie, il convient d'observer que l'ensemble du jeu jouit d'une solidité et, dirais-je même, d'une concentration que l'on ne trouve d'ordinaire jamais dans ceux qui prirent le temps de voir le jour ; et il suffit de le comparer à la marqueterie mal alignée d'un Duke Nukem Forever pour s'en convaincre.

Chaque écran a une identité bien définie. Notamment, le travail sur la lumière est prodigieux.

À l'inverse, il est tout aussi possible d'arguer que pour une équipe de douze personnes, le travail effectué est exceptionnel : il y a, en réalité, plusieurs couches de génie et de dessin qu'il nous faut explorer. De prime abord, le jeu se présente, je l'ai déjà dit et vous le voyez sur ces captures d'écran, comme un jeu de plateformes/action en deux dimensions et à déroulement par écran, à la Another World ou à la Prince of Persia. Contrairement à ces derniers, la technique utilisée pour les personnages et les éléments mouvants ne fut pas la rotoscopie, mais le sprite, seul et uniquement : aussi, tout a été patiemment fait à la main, une étape d'animation après l'autre. L'on dit que pour le seul personnage d'Andy, c'est plus de 2000 sprites distincts qui ont été réalisés : à voir la souplesse et la variété de ses mouvements, sans même compter toutes ses morts et ses nombreuses mimiques, je pense qu'on n'est pas loin du compte. Le vice, apparemment et de ce que l'on sait, a même été poussé, dans les derniers mois de production et alors que les développeurs étaient contents du rendu, jusqu'à rajouter des animations supplémentaires, « pour s'amuser ». Après tout, vous connaissez le dicton : « la perfection est atteinte non quand il n'est plus rien à ajouter, mais bien quand il n'est plus rien à enlever ».
Ces sprites, il convient de le dire, jurent un peu avec les décors réalisés, quant à eux, en trois dimensions. Cependant et à bien y penser, je ne considérerai pas cela comme une faute de goût mais bien comme une nécessité. Ce faisant effectivement, les éléments mobiles et, surtout, mortels, ressortent profondément bien et en un instant l'œil les repère : contrairement aux jeux Oddworld qui cherchaient à maintenir on ne peut mieux l'illusion de la continuité, Heart of Darkness exhibe volontiers son caractère factice et fabriqué, ce qui n'est pas sans lien avec son univers comme vous le comprenez à présent.

Ce monstre semble tout droit sorti de Dune À droite, les lucioles distraient les plantes carnivores, de quoi passer rapidement.

Occasionnellement par ailleurs, la trois dimensions est mise à profit non pas directement pour les cinématiques - celles-ci, assez nombreuses, sont peut-être le point faible du jeu tant elles ont mal vieilli et font penser aux premières heures de la 3D à la Reboot, pour ceux qui s'en rappellent - mais bien pour insérer, ci et là, des événements divers, des arrière-plans dynamiques, des effets d'eau ou de lumière impossibles à réaliser par ailleurs. Par exemple, chaque écran du jeu possède sa propre source lumineuse qui vient agir en temps réel sur les sprites et les colore d'une façon unique : inutile de dire que sans le secours de la technique, il aurait fallu bien volontiers doubler le temps de production pour arriver au même résultat.

Ouïe ! L'andouille a mis son doigt dans mon œil !

Si je m'attarde très volontiers sur les aspects techniques du jeu, c'est qu'ils ont sans doute, à l'instar de Rayman, contribué à en faire un succès : mais science sans conscience n'est que ruine de l'âme, et graphismes sans gameplay ne font qu'un jeu creux. Fort heureusement pour nous, Heart of Darkness n'oublie pas de se jouer même s'il faudra bien de l'abnégation pour en faire ce qu'on en veut. C'est peut-être une fois la manette en main que la ressemblance avec Another World se fait la plus patente. De la même façon que Lester, Andy saute lourdement et retombe vite au sol, et il ne bondit guère loin : contrairement à un Mario ou à tout autre héros du média, l'on ne saurait que trop se rappeler qu'il n'est là qu'un enfant, et que même Carl Lewis ne saurait enchaîner les sauts de trois mètres sans s'essouffler rapidement. Aussi, il convient tout d'abord de s'habituer tout en douceur à la maniabilité du personnage, fort lourde : même si Abe était déjà moins leste que nos héros habituels, Andy fait sans doute figure à ses côtés de héraut de la gravité et de la pesanteur.
Cela est d'autant plus délicat que, contrairement à Lester, le courageux enfant saute beaucoup dans Heart of Darkness, tant pour évoluer dans les tableaux garnis de gouffres et de pièges que lors des phases de combat où les projectiles fusent à tout va. Il faut alors rapidement maîtriser le double saut du bonhomme, qui n'est en réalité qu'un salto effectué sur place et qui augmente volontiers le temps passé au-dessus du sol : en contrepartie, il faudra à Andy plus de temps pour se ressaisir et retrouver de la mobilité.

On passe aussi beaucoup de temps à grimper dans le jeu... Et il faut continuer à se battre. Sous l'eau, à droite, il faut lutter contre les courants et se méfier de la vie aquatique, fort agitée.

Globalement cependant, il convient de comprendre qu'Andy, encore une fois tout comme Lester et contrairement à Abe, n'est pas un athlète. Oubliez immédiatement les courses folles, les sauts multipliés, les roulades épiques : un niveau de Heart of Darkness se traverse entre le piano et l'allegro et impose son rythme plus que vous ne le lui imposerez. Chaque écran sera dédié à un obstacle ou à une énigme qui nécessitera, dans tous les cas, la bonne combinaison de sauts et un placement aux petits oignons : un peu plus sur la gauche, et vous n'aurez pas le temps d'éviter les projectiles, un peu trop sur la droite et cet ennemi qui surgit toujours au même moment vous dévorera instantanément.
Le côté « statique » du personnage se ressent alors beaucoup dans les nombreuses phases de combat du jeu. Tandis que Lester, ou même Abe, n'affrontaient souvent qu'un et seul ennemi, ce sont là des hordes d'ombres qu'Andy devra défourailler, que ce soit à coup de fusil laser ou, plus loin dans le jeu, grâce à un pouvoir magique concédé par une pierre mystérieuse. Ces joutes durent de longues minutes et peuvent même s'apparenter à des énigmes à part entière : pour vider l'écran, il convient d'être au bon endroit et de prêter attention à tout, aux bestioles qui rampent et à celles qui volent, sans même parler de celles qu'il faut tuer les premières sous peine d'être submergé. Encore une fois, tout est toujours affaire de timing et d'apprentissage : une fois le scénario appris, il faut le dérouler parfaitement et prier pour ne pas mourir et recommencer, quelques écrans auparavant, au dernier checkpoint.

Les mutants, à gauche, sont sans doute les ennemis les plus énervants. Quand ils meurent, ils pondent deux œufs qui, s'ils ne sont pas détruits rapidement, donnent naissance à deux autres mutants, et ainsi de suite. Vos principaux opposants seront les Ombres classiques, cependant. Elles sautent un peu partout. L'idéal, c'est d'être au centre de l'écran et de balayer qui à gauche, qui à droite jusqu'à faire une trouée.

Il s'agit là réellement, et univoquement, de die & retry, du plus pur qui puisse être : mais contrairement à certains qui cachent en fait, derrière ce terme et à l'instar des I Wanna Be The Guy, des obstacles que l'on ne saurait outrepasser la fois première tant on ne peut deviner leur existence, Heart of Darkness, s'il n'est pas totalement exempt de ce piège, préfère plutôt vous présenter d'office tous les éléments au moment où vous découvrez un écran mais exige de répéter jusqu'à sa réussite un schéma précis, un pattern qu'il faut découvrir progressivement, douloureusement, échec après échec, mort après mort. Ici, c'est un caillou ou une pierre qu'il fallait déplacer pour ralentir l'arrivée de tel ou tel ennemi ; là, c'est se positionner précisément au centre de l'écran pour avoir le temps de détruire les hordes d'ombres qui nous foncent dessus ; ailleurs encore, c'est passer tout d'abord par la voie du haut pour débloquer le chemin et revenir ensuite, sous peine d'être bloqué plus loin, et ainsi de suite.
Il y a peu de place à l'improvisation dans Heart of Darkness, tout comme il y en avait peu dans Another World : alors qu'Abe, à qui Andy fut beaucoup comparé à son époque, permettait souvent d'aborder une situation de plusieurs façons (par la discrétion, en envoûtant un garde, en faisant preuve de rapidité...), le joueur n'a guère ici l'occasion de faire briller d'autres qualités que sa patience et sa ténacité.

Le serviteur (il n'est jamais appelé autrement) est le fidèle du Seigneur des Ténèbres. Il est aussi veule que rose, et jouera volontiers un double jeu.

Je vois la lumière !

Le jeu fut pourtant une réussite commerciale certaine pour Interplay, qui l'édita, et bien évidemment le nom d'Éric Chahi est encore pour beaucoup dans l'aura qu'il peut avoir. À le refaire aujourd'hui, et nonobstant quelques éléments qui trahissent son âge (dont les cinématiques, et sa faible résolution qui fait quémander un remake en haute définition) et à condition, bien entendu, d'accepter son principe premier, je m'aperçois volontiers qu'Heart of Darkness, contrairement à ce que je croyais, a remarquablement bien vieilli. Il n'a aucun temps mort, il est aussi retors que dans mes souvenirs : et s'il ne fait aucune concession, il sait pourtant récompenser les efforts du joueur.
Il fait assurément partie de ces jeux, peu nombreux pourtant, qui, bien qu'étant des représentants farouches de leur époque, savent traverser en riant les âges et les modes : il énerve assez pour accrocher et s'arrête au moment où l'on voudrait exploser. En un mot comme en cent, il est pour moi un « petit » chef d'œuvre du média, et si on ne le cite que rarement, c'est un tort : heureusement, les gens de bon goût savent bien ce qu'il en est vraiment.

Aurez-vous encore peur du noir ?

Annexe : visite guidée des Darklands

Il n'y a, peu ou prou, que sept grands niveaux dans Heart of Darkness. Cependant, et comme on y meurt souvent, le jeu paraît dix fois plus long ! Voici, sans en dire trop bien sûr, quelques images de ce qui vous attend.

Le Canyon

Le début de l'aventure. Andy perdra rapidement son fusil-laser et devra alors fuir autant qu'il le pourra. Un genre de tutoriel, déjà musclé certes, mais fort facile en comparaison de la suite.

Les Marécages

L'un de mes niveaux favoris, pour son ambiance particulière et l'inventivité de ses énigmes. Andy y fera la connaissance des Amigos, des êtres volants et étranges.

Le Lac magique

Au fond du lac, Andy trouve une pierre lui permettant de lancer des rayons d'énergie aux nombreux effets. J'ai longtemps été bloqué dans ce monde, très difficile selon moi.

L'Île volante

Le village des Amigos est attaqué ! Vite, à Andy de les secourir !

La Rivière de feu

Afin de récupérer la pierre magique et sauver les Amigos, il faut à Andy passer par un volcan en furie.

Les Cavernes

Le Seigneur brise la pierre, mais Andy récupère son fusil laser et son toutou ! La fin du jeu est proche...

L'Antre des ténèbres

Afin de tuer le Seigneur, il faut à Andy récupérer les morceaux épars de la Pierre Magique au travers de son antre. Il s'agit du seul niveau non-linéaire du jeu.

Le Cœur des ténèbres

Enfin, le Seigneur des Ténèbres est là... Mais vous devrez l'affronter sur son terrain.

MTF
(06 octobre 2014)
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