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Oddworld : Abe's Oddysee
Année : 1997
Système : Windows, Playstation
Développeur : Oddworld Inhabitants
Éditeur : GT Interactive
Genre : Plate-forme / Action
Par MTF (26 novembre 2012)

Au fur et à mesure des années, j'ai développé pour certains jeux une forme « d'obsession » : pendant trois, quatre, cinq ou six ans, je les ai faits et refaits, complètement ou en partie. Ce n'est pas parce que je n'avais que ceux-là, où que rien d'autre ne me plaisait. En fait, cela en devenait presque « clinique », peut-on dire. C'est qu'il y en avait eux quelque chose, une musique, un décor, un mouvement, qui me plaisait plus que tout, et je ne pouvais faire autrement que de m'en enivrer jusqu'à en être saoul, puis de passer à autre chose... Avant de finalement y revenir un ou deux ans plus tard. Abe's Oddysee fait partie de ceux-là.

Lorsque les créateurs du jeu, Sherry McKenna et Lorne Lanning, vétérans du monde de l'animation crééent en 1994 leur studio Oddworld Inhabitants, ils commencèrent à travailler sur une histoire qui deviendra, quelque trois années plus tard, Abe's Oddysee. La rumeur veut que lorsque Lanning traça les grandes lignes de l'intrigue à McKenna, celle-ci, enthousiaste, s'écria que cela ferait un grand film d'animation. Lanning la reprit, et lui fit comprendre que cela ferait un grand jeu vidéo. Si j'ai choisi cependant de traiter, dans un seul et même article L'Odyssée et L'Exode d'Abe, ce n'est pas en vertu de leurs ressemblances, tant au plan des graphismes que du gameplay, ni même au regard de leurs proches dates de sortie (1997 pour le premier, 1998 pour le second), mais parce qu'ils forment, en réalité et des dires mêmes des créateurs, un seul et même jeu.
Oddworld, en effet, a été dès le début pensé, construit, écrit comme une pentalogie, c'est-à-dire une série de cinq épisodes successifs prenant place dans le même univers. À l'heure actuelle cependant, deux jeux s'accordant avec ce « plan » sont sortis : L'odyssée d'Abe et L'odyssée de Munch, l'un des titres de lancement de la Xbox première du nom et chroniqué sur le site. Tous les autres jeux sortis jusqu'à présent sous le terme Oddworld, c'est-à-dire l'Exode mais aussi Stranger's Wrath ne sont pas considérés comme appartenant à la pentalogie mais sont des épisodes « bonus », qui s'intercalent entre ceux-ci. Les créateurs eux-mêmes avaient fait savoir, dès le commencement de leur audacieux projet, que chaque épisode « légitime » pouvait être suivi d'un ou de plusieurs épisodes annexes. Pour en finir avec le studio, celui-ci est toujours en activité à l'heure où j'écris les lignes mais il se consacre surtout à des remakes de leurs précédents jeux, et aucune information valable sur le prochain épisode, qui devrait s'appeler Hand of Odd n'a pour l'heure filtré.

Sherry McKenna et Lorne Lanning.

Oddworld, c'est avant tout un univers fantastique construit avec énormément de soin. Chaque jeu, en effet, ne nous montre qu'une petite parcelle de ce gigantesque environnement, même si l'on espère qu'un jour tous les points seront reliés. De la même façon que pour Dune ou Game of Thrones, l'on nous propose de nous attarder sur un personnage en particulier, dans une région en particulier, jusqu'à ce qu'il atteigne un certain point de son aventure et close, ainsi, son « chapitre ».
Le monde d'Oddworld, du moins ce qu'on en sait jusqu'à présent, est une planète relativement semblable à la terre, avec forêts, montagnes, océans, déserts, etc. et à l'avancée technologique finalement comparable à la nôtre même si l'on note, ci et là, quelques éléments empruntés à la science-fiction. Mais si ce n'est quelques machines en lévitation ou des robots intelligents, l'on peut considérer qu'il s'agit bien là d'un « monde alternatif » à notre société. Enfin et comme sur notre planète, il existe un grand nombre de formes de vie, certaines primitives et animales, d'autres plus évoluées. Dans ce premier épisode, nous faisons la connaissance de certaines d'entre elles.

La nature idyllique, et les usines mortifères... Comme chez nous, quoi.

Pour les êtres « évolués », nous pouvons compter en premier lieu les Mudokons, des êtres humanoïdes qui nous ressemblent fortement, si ce n'est qu'ils ne possèdent que quatre doigts à chaque main. Abe, le héros de cette aventure, sera de ceux-ci. Les seconds sont les Glukkons, des êtres humanoïdes, bien que l'on ne puisse jamais voir leurs bras ou leurs mains. Molluck sera ici le principal antagoniste du premier jeu. Les troisièmes sont les Sligs, des limaces au quotient intellectuel limité qui se servent de prothèses mécaniques pour marcher ou voler. Ils sont aux ordres des Glukkons et seront vos adversaires privilégiés.
Concernant les espèces animales, il y en a de toutes sortes : des domestiquées, comme les Slugs, des molosses qui obéissent aux Sligs, des Elum, des bêtes de sommes utilisées également comme montures, des Scrabs et des Paramites, carnassiers, qui vivent en liberté dans la nature. Le bestiaire s'enrichira dans le deuxième jeu, avec notamment l'inclusion de limaces carnivores du nom de Fleeches, qui peuvent se servir de leurs langues pour grimper ci et là.

Abe sur un Elum, une sorte de cheval débonnaire, et un Glukkon. Le cigare fait partie de leur anatomie.
Un slig, un scrab et un paramite.

Oddworld: Abe's Oddyssey (1997 / PC, Playstation)
Oddworld Inhabitants / GT Interactive

L'histoire de Abe's Oddysee prend place dans une cité industrielle nommée Rupture Farms. Il s'agit, nous dit-on, du plus grand abattoir de la planète et, jour et nuit, les Mudokons travaillent, ou plutôt se font exploiter, et actionnent les machines qui débitent Scrabs, Paramites et Meeches, maintenant espèce éteinte, afin de nourrir tout ce petit monde. Abe est ici un employé comme un autre, et il est même relativement content de son travail : élu employé de l'année et reconnu pour son zèle, il est affecté aux services de nettoyage et, un certain soir, décide de faire quelques heures supplémentaires. Alors qu'il s'enthousiasme des produits de l'usine, comme les tartes aux Paramites et les gâteaux de Scrabs, il surprend une réunion du CA de l'entreprise.
Molluck, le PDG de l'usine au gros cigare, est sur la sellette, et doit répondre aux inquiétudes grandissantes des actionnaires, qui voient leurs bénéfices diminuer à vue d'œil. En effet, des années d'industrialisation de masse ont quasiment réduit à néant les populations animales, et il ne reste bientôt plus rien à hacher menu. Molluck, cependant, reste « cool », car il a un plan : il propose de relancer l'action en bourse et l'intérêt des consommateurs en proposant un nouveau produit, une nouvelle viande... et à la grande peur d'Abe, il ne s'agit de rien d'autre que de ses semblables mudokons, qui vont dégringoler dans la chaîne alimentaire. Horrifié, Abe n'a d'autres choix que de s'enfuir... Mais peut-il partir en laissant ses compagnons subir ce sort funeste ?

Y'a des jours, 'vaut mieux rester couché...

C'est par cette intrigue, placée sous le sceau d'un message écologiste et militant, que débutera le premier jeu. Ce discours prendra plus ou moins de place au sein des épisodes, mais jamais de façon magistrale : plutôt, il s'agit pour les concepteurs de donner des pistes de réflexion, sans jamais proposer de réponse particulière. Et même si le monde dépeint semble pour le moins bipolaire, avec d'un côté les gentils Mudokons et de l'autre les méchants Glukkons, l'écueil est aisément évité en ne faisant jamais en sorte que le propos soit trop moralisateur. Il reste cependant que cet arrière-plan sera toujours présent, et on nous le rappellera, régulièrement, au cas où l'on ne se soucierait guère des implications du scénario.
Au cours de son « odyssée », Abe parviendra à fuir Rupture Farms avant de rencontrer « Grand Visage », un chaman dirigeant une tribu de Mudokons libres et vivants en harmonie avec leurs racines et les animaux de la forêt. Après lui avoir révélé qu'il était l'architecte d'un grand destin, il lui demandera de surmonter deux épreuves, au contact des Scrabs et des Paramites, afin d'avoir assez de pouvoirs psychiques pour détruire une fois pour toute l'usine de viande.

Big Face, et le temple Scrabanien... Dieu que c'est beau.

Abe's Oddysee contient tout son programme dans le titre du jeu : il sera étrange (odd) et il sera beau (see). Et Dieu qu'il est beau : c'est peut-être le jeu le plus beau de sa génération dans le genre deux dimensions, et il faut résolument le voir pour le croire. Malgré sa faible résolution, chaque arrière-plan, chaque tableau est une peinture vivante qui a bénéficié d'un soin ensorcelant aux multiples contrastes, détails et effets de lumière : de la rouille crasseuse de Rupture Farm en passant par la grandeur des temples sylvestres ou du feu des déserts brûlants, Abe's Oddysee est une œuvre graphique sublime, et nul doute que les expériences des créateurs en la matière furent mis à contribution. Même Heart of Darkness, sorti en 1998, n'arrivera pas à un tel niveau de détails, alors qu'il était déjà on ne peut plus flatteur pour les yeux.
Les éléments mobiles de l'écran, objets comme ennemis, ont également bénéficié du même soin et rien n'est à redire, que ce soit du point de vue de leur animation que de leur modélisation : ils ont un rendu physique palpable, si je puis dire, et on les imaginerait très bien vivants et anatomiquement corrects, dans un monde situé au-delà des étoiles. Seuls, peut-être, quelques objets, comme les explosions, souffrent d'une trop grande pixellisation et nuisent à la clarté et à l'élégance globale du jeu mais c'est résolument là être pointilleux.

Les décors sont vraiment distincts, et ont un parti-pris graphique reconnaissable entre tous.

Si j'ai parlé à l'instant de « tableaux », ce n'est pas gratuit : car Abe's Oddysee est avant toutes choses un jeu de plateformes/exploration qui s'inspire directement des ténors du genre, des Prince of Persia, des Flashback et autres Another World. La progression d'Abe se fait effectivement par écrans, et ce de façon stricte : il n'y aura là aucun scrolling d'aucune sorte. Cela donne, je me plais à le croire, au jeu un petit côté « rétro » inénarrable et fascinant. Comme dans ces différents jeux, le héros aura à sa disposition plusieurs mouvements, maintenant considérés comme classiques : il pourra marcher, courir, s'agripper aux rebords des plateformes, s'accroupir et même « rouler » en boule, à la façon du Maru-Mari de Samus dans Metroid, prendre et lancer des objets et faire toute une gamme de sauts. Il possède également quelques capacités qui lui sont propres, mais je reviendrai à cela un peu plus tard. De la même façon que pour certains de ces jeux par ailleurs, le joueur possède un nombre infini de vies, et réapparaîtra à un précédent checkpoint en cas d'accident. Et de la même façon que ces autres jeux, il y a un nombre incalculable de façon de mourir, surtout que Abe n'est pas des plus résistants... Une chute un peu trop violente, une giclée de mitraillette, un animal qui bondit brutalement sur vous... Je ne peux pas les compter.
Mais il y a quelque chose de fascinant à leur propos : elles sont d'une part relativement réalistes - on « sent » les chocs, le sang gicler, la douleur que doit ressentir le personnage avant de mourir - mais aussi, et peut-être à cause de cela, assez drôles à observer. J'ai même fait des parties où je tentais de trouver toutes les façons possibles et inimaginables de périr. Le jeu est divisé en quinze niveaux qu'il faudra faire les uns après les autres et ce même si, à un moment donné de l'aventure, l'on vous proposera une intersection pour choisir les suivants. Cela n'influe que très légèrement sur la suite de l'aventure, puisqu'en définitive vous devrez tout faire pour arriver à la fin. Les niveaux peuvent se diviser en deux catégories : les premiers, les plus nombreux, vous demandent d'aller d'un point « A » à un point « B » en outrepassant les obstacles et, parfois, en trouvant votre chemin dans un petit labyrinthe ; d'autres vous demandent de remplir certains objectifs, comme d'activer un mécanisme ou d'apprendre une mélodie afin d'ouvrir une porte un peu plus loin dans le niveau. Je vous propose, dans les lignes qui suivent, un petit aperçu des différents environnements traversés.

Abe pourra-t-il sauver tous ses congénères ?

Rupture Farm / Zulag 1

Ce premier niveau est l'occasion pour le joueur de se familiariser avec les commandes de jeu et de rencontrer les premiers ennemis.

Les ennuis commencent.

Fuite de l'enclos

Afin de s'échapper, Abe doit traverser le no man's land qui entoure l'usine et notamment les cages où vagissent les Scrabs en attente d'être découpés.

Tout le niveau se déroule dans l'obscurité... Il faut profitez des zones d'ombres pour devenir invisible pour les gardes et leur fausser compagnie.

Lignes de Mosaïc

Le territoire des Mudokons libres. Abe devra choisir de traverser soit Paramonia, soit Scrabania, dans l'ordre qu'il le désire, afin de pouvoir revenir à l'usine.

Attention : les intrus ne sont pas très bien accueillis...

Paramonia

Paramonia est divisé en trois étapes : la forêt paramonienne, d'apparence continentale, le temple et le nid des Paramites.

Les Paramites ne vous attaqueront pas si elles sont seules, à moins d'être acculées.

Scrabania

Scrabania, de même, se décompose en un désert, un temple et un nid.

Les scrabs, en revanche, foncent dès qu'ils vous voient mais combattent les autres mâles à mort.

À la fin de chaque épreuve, le Grand Visage tatouera une main d'Abe, signe qu'il est ressorti vainqueur des différents tests. Les deux tatouages réunis, Abe pourra se transformer, lorsque certaines conditions sont réunies, en Shrykull, une créature mythique invincible qui détruira instantanément tous les objets mortels de l'écran en cours, ce qui est sans doute la partie la plus réjouissante du titre.

Au nom du père, du fils, et du Shrykull... Cette bestiole est composée des corps des Scrabs et des Paramites.

Retour à Rupture Farm

C'est l'heure du grand retour ! La sécurité des enclos a été renforcée, et Abe devra traverser les quatre « ailes » de l'usine, appelées ici Zulag afin d'atteindre le cœur de celle-ci et éliminer ses têtes pensantes.

Il y a quatre Zulags, composés chacun de trois sections... Vous allez en baver.

La salle du conseil

Il s'agit du seul niveau chronométré du jeu. Afin d'arrêter définitivement la progresssion d'Abe, Molluck décide d'inonder toute la zone de gaz mortel. Il n'appartient qu'au héros de cette aventure de rapidement trouver le centre de l'usine, et d'éliminer ses dirigeants.

Il vous faudra trouver le Mudokon pour finir le niveau.

Éliminer, éliminer, le mot est vite dit... Les publicités françaises de l'époque ne manquaient pas de vous le rappeler : pas de muscles, pas d'armure, pas d'armes... Abe semble plutôt désarmé face à toutes les menaces qui le guettent. C'est oublier, cependant, les « capacités spéciales » qu'Abe possède, capacités qui faisaient et font encore selon moi tout le sel de cette aventure. Les Mudokons sont un peuple d'une grande dignité et à la civilisation florissante qui a réussi, au fur et à mesure de son histoire, à développer deux pouvoirs fascinants. Le premier est l'envoûtement. Lorsque Abe se concentre, il est capable, à condition que sa cible reste suffisamment de temps dans une certaine zone, de prendre possession de son corps et de le manipuler comme il le désire. Dans ce premier jeu, cela ne fonctionne, cependant, que sur les Sligs, ces derniers étant assez stupides pour se faire avoir. Abe peut alors les diriger librement, utiliser leur arme de poing et, ainsi, libérer un passage autrement plus compliqué à arpenter.
Si l'envoûtement apparaît comme un pouvoir d'une grande puissance, et il l'est sans aucun doute, le joueur ne pourra cependant pas toujours l'utiliser comme bon le semblera. Certains Sligs, en effet, ont tendance à s'enfuir alors qu'ils entendent la prière d'envoûtement et s'ils sortent du tableau, celle-ci n'a plus d'effets. Il faudra alors parfois tendre des pièges aux gardes ou les attirer à certains endroits pour pouvoir les contrôler. D'autre part, les Glukkons, bien au courant de cette capacité, ont créé et disséminé un peu partout des « sphères anti-envoûtement », des machines gardiennes qui envoient une forte décharge électrique lorsqu'elles entendent un Mudokon prier. Heureusement, il est possible de les détruire avec une grenade judicieusement lancée.

À gauche, ce sont des mines. À droite, Abe en train d'envoûter un garde.

Le second pouvoir des Mudokons nous est commun : il s'agit du langage. Nous avons en effet trop tendance à oublier comme notre capacité à verbaliser nos pensées peut apparaître comme magique. Abe, au moyen d'une combinaison de touches de la manette, va être en mesure de dialoguer avec ses collègues enfermés dans Rupture Farms et de leur donner quelques ordres simplexes afin de les libérer. Chaque discussion, comme de juste, commence par un « Salut », ce qui éveille l'attention du Mudokon le plus proche de lui. Ensuite, il va pouvoir lui demander de le suivre (« Suis-moi ! ») ou d'attendre à un endroit précis (« Attends ! »). Il est fascinant de voir qu'avec ces trois petits mots, l'univers d'Oddworld se complexifie de façon formidable. Les autres Mudokons que nous rencontrerons ne sont pas « simplement » des npc comme nos jeux en contiennent tant ; ce sont, à proprement parler, des alter-ego de notre personne et l'on ne cesse de se dire qu'il aurait suffi d'un rien pour que cet autre moi-même, qui lave ici le sol ou récure un mur crasseux, ne fût le héros de cette aventure.
Afin de sauver les Mudokons, la recette à suivre est plutôt simple : il faut les entraîner vers des portails d'oiseaux. Ces charmantes bêtes, ci et là, volent en cercle et il suffit de lancer un envoûtement à leurs côtés pour qu'ils ouvrent un portail magique transportant quiconque le traverse en lieu sûr. Il en est même, à certains endroits du jeu, qui permettent à Abe de les emprunter ; mais le plus souvent, ce dernier se renferme une fois que le « héros malgré lui » cesse de prier, l'enjoignant ainsi à poursuivre sa quête. Réussir, cependant, à sauver tous les Mudokons du jeu n'est pas une mince affaire et cela pour deux raisons.

Interdit de parler aux employés ? On va se gêner, tiens ! Suis-moi !

La première, c'est que les Mudokons ont une fâcheuse tendance à se précipiter dans nombre de pièges si vous n'y prenez pas garde. Les gouffres, les scies circulaires, les hachoirs à viande, les animaux, les sligs... Tout ce qui peut tuer les tuera ; mais contrairement à vous, ils ne possèdent pas de vies infinies. Cela est particulièrement traître, car les Mudokons vous feront une confiance aveugle : leur dire « Salut » les obligera, même s'il y a un gardien dans les parages, à vous répondre, ce qui se traduira généralement par une rafale de mitraillette à sa destination ; leur intimer de vous suivre les oblige à marcher (voire à courir si vous faites de même) dans votre direction, sans se soucier de ce qu'il peut y avoir entre votre petite personne et la leur ; enfin, leur ordonner de s'arrêter n'est pas automatique, et il arrive souvent que le Mudokon fasse un pas de plus, souvent un pas de trop d'ailleurs, et disparaisse à jamais.
Compte tenu, de plus, que les checkpoints sont relativement rares, il arrive régulièrement que la moindre erreur dans le sauvetage d'un de nos compagnons se traduise par la nécessité de se suicider et de repartir quelques écrans auparavant, pour tenter à nouveau sa chance. Heureusement, étant donné que ces sauvegardes se déclenchent lors de l'apparition de certains écrans, il est possible, bien que cela ne soit pas toujours permis, d'utiliser ça à notre avantage et de libérer les esclaves l'un après l'autre, en allant faire un petit tour à l'écran de sauvegarde et en revenant pour sauver notre progression comme on le ferait avec un quicksave.

Les barrières laser désintègrent tout ce qu'elles touchent.

La seconde, c'est que les zones contenant les Mudokons sont le plus souvent cachées, et même bien cachées. Sur les 99 que compte l'usine, je pense que si vous vous contentez de foncer tête bêche sans vous préoccuper de quoi que ce soit, vous n'en apercevrez, bon an mal an, qu'une trentaine sur tout le jeu. Afin de tous les libérer, du moins, afin d'essayer de tous les libérer, il va falloir trouver, dissimulées derrière des bouts de décors, dans des tunnels que l'on pensait être des impasses ou en faisant des sauts à l'aveugle, guidé seulement par un tout petit indice, des sections de Rupture Farm inaccessibles autrement.
Cette partie de l'aventure s'intègre parfaitement aux deux autres versants qui seraient celui purement « plateformes » et celui plutôt « action », où l'on échappe aux gardes ou aux animaux hostiles en courant comme un fou et en repérant aussi vite que possible les difficultés, les gouffres et les obstacles divers. Cependant, il me paraît difficile, pour ne pas dire impossible, de se consacrer à cette partie exploration au cours de la première partie. En effet, le jeu est déjà suffisamment ardu, ou plutôt demande une bonne maîtrise du personnage - et ce même si celui-ci répond au doigt et à l'œil - et l'on aura tendance à se concentrer sur notre survie et à la compréhension de l'architecture globale du niveau en cours, laquelle peut être relativement complexe en elle-même.

Et un de libre ! Les zones secrètes sont annoncées par un jingle et un grand visage de Mudokon souriant.

De fait, l'on préfère le plus souvent laisser les Mudokons à leur propre sort et foncer vers la sortie le plus rapidement possible. Mais cela ne va pas sans compromission... Admettons, cependant, que ce soit votre choix. De fait, arrivé au bout du jeu, le joueur harassé et fatigué peut enfin se délecter de la séquence de fin.
Celle-ci se déroule comme suit. Abe a réussi son pari, et est parvenu à tuer le conseil d'administration grâce au pouvoir du Shrykull. Mais un instant d'inattention le fait tomber dans les mains de gardes Sligs qui le conduisent, pieds et poings liés, dans une chambre de torture où Molluck n'attend que de le voir réduit en charpie. Heureusement, non loin de là, quelques Mudokons entourés du Grand Visage débattent du sort d'Abe et décident, courageusement... de le laisser mourir.

Fin.

Pas vraiment la fin attendue...

Ou, plutôt « mauvaise fin ». Eh oui : si vous avez sauvé moins de cinquante Mudokons, c'est ce qui vous attend. Pour obtenir la « bonne fin », il vous faudra revenir et chercher à tout prix les planques de vos compagnons et s'arranger pour ramener tout ce petit monde au bercail. À ce moment-là dès lors, la séquence finale vous montre vos amis se concentrer pour lancer une puissante attaque psychique sur Rupture Farms pour tuer Molluck et vous ramener en lieu sûr. J'en reparlerai au moment venu, mais l'histoire « officielle » considère qu'il s'agit de la fin « canonique » de ce premier épisode.

Ah, c'est mieux là !

En un mot comme en cent, trouver et sauver tous les Mudokons fait partie intégrante de l'expérience de jeu, et il serait stupide de ne pas s'en préoccuper car cela serait passer à côté d'une vaste partie de l'intérêt du titre. Il est certain, cependant, que la tâche ne sera pas aisée en raison des deux difficultés que j'ai évoquées plus haut, mais pire encore : le jeu ne vous indiquera pas avec systématisme combien de Mudokons vous devrez trouver dans chaque zone du jeu, et leur répartition est parfois étrange. Aussi, il n'y en aura aucun dans les « Lignes de Mosïac » ou le Temple Paramonien, à l'exception des épreuves dudit temple, mais dès le commencement du Temple Scrabanien, un petit passage secret vous conduit dans une zone perdue de Rupture Farm où vous pouvez sauver deux ou trois autres de vos collègues. De fait, sans une solution précise, il est possible que vous passiez pour toujours à côté de certaines zones secrètes tant il peut être compliqué de les trouver.
Graphismes, difficulté, originalités de gameplay... Il reste un élément dont je n'ai pas encore parlé et qui, pourtant, est profondément important, incontournable même lorsqu'on en vient à parler d'Abe. Il s'agit, bien évidemment, de l'aspect sonore. La musique, tout d'abord, composée par Ellen Meijers-Gabriel, est une merveille. Pourtant, l'on ne saurait pas réellement parler de mélodies : il s'agit plutôt de ritournelles et, surtout, de bruits et de sons d'ambiance. Que ce soient les sons métalliques des chaînes de montage de Rupture Farms, les petits cris d'oiseaux de Paramonia, le son de la pierre de Scrabania (si, la pierre fait un son, je peux vous l'assurer), l'environnement sonore de ce jeu est parfait, je n'y trouve rien à redire. Mais, à côté de cela, il faut obligatoirement inclure les bruitages en eux-mêmes : tous les ennemis et éléments ont leur propre identité sonore, ce qui permet, plusieurs écrans à l'avance souvent, de les repérer et de prédire leurs mouvements. Le son est si important que les ennemis eux-mêmes vont pouvoir vous situer au bruit que vous ferez : de même qu'il faudra parfois songer à utiliser les zones d'ombre pour se dissimuler des gardes, il faudra marcher à pas de loup pour tromper leur vigilance. Il est impossible de jouer à Abe's Oddysee en sourdine : il fait partie de ces rares titres, au nombre desquels on peut sans doute ajouter Rayman ou Second Sight, où ce qui sort de vos enceintes fait partie intégrante de l'expérience de jeu.

Oddworld: Abe's Exoddus (1998 / PC, Playstation)
Oddworld Inhabitants / GT Interactive

L'histoire d'Exoddus prend place directement après la (bonne) fin du premier épisode. De retour chez les siens, devant les 99 Mudokons rescapés de Rupture Farm, Abe n'a guère le temps de se reposer puisque des fantômes de ses ancêtres lui parlent en rêve. Ils l'avertissent que les Glukkons sont en train d'exploiter d'autres Mudokons, cette fois-ci pour déterrer des ossements dont ils se servent pour fabriquer de la bière. Ni une, ni deux, Abe s'achemine avec quelques compagnons vers les mausolées reconvertis en installations minières dans l'espoir de démanteler ce réseau mafieux.
Dans la plus pure tradition des « suites », Abe's Exoddus fait tout en plus grand : le jeu, qui tient maintenant sur deux CD, est peut-être trois fois plus long que son prédécesseur, il est bien plus beau et il est bien plus difficile. Cette fois-ci, c'est 300 Mudokons qu'il faudra sauver (150 au minimum pour avoir la « bonne » fin) en parcourant les mines d'os, les caveaux des anciennes tribus Mudokons Modomo et Mudanchee remplis de Scrabs et de Paramites, une gare ferroviaire, les baraquements militaires des Sligs, l'usine de broyage d'os et, enfin, la brasserie SoulStorm elle-même. L'aventure est longue et haletante, profondément difficile et parvient à éviter assez facilement la redite avec son parent. Si le cœur du jeu n'a nullement changé, et s'il a bénéficié du même soin technique que le précédent, les « capacités » spéciales d'Abe ont fait l'objet d'un soin tout particulier.

Les couleurs sont éclatantes, alors que le premier jeu était plus sombre cependant.

Tout d'abord, Abe peut à présent envoûter toutes les créatures rencontrées, les Sligs comme auparavant, mais également les Glukkons, les Scrabs et les Paramites, l'occasion de diversifier davantage encore le gameplay proposé. Il possède également quelques nouveaux pouvoirs dont le plus intéressant est l'invisibilité, qui permet d'outrepasser tous les ennemis pendant une petite période de temps.
Ensuite, concernant le langage, Abe peut cette fois-ci s'adresser simultanément à tous les Mudokons de l'écran - ouf, nul n'est besoin de les rapatrier un à un ! -, leur demander d'activer des leviers pour déclencher des mécanismes et, surtout, les consoler ou les calmer si besoin était car les Mudokons ont à présent des états d'âmes. Ils peuvent connaître quatre états : énervés (ils ne feront rien à moins qu'Abe ne s'excuse auprès d'eux), déprimés (de même), hystériques (ils courront un peu partout sans s'arrêter, et il faut les baffer pour les faire revenir à la raison) ou, et c'est intéressant, aveugles (ils ne verront pas Abe et se dirigeront en fonction du son de sa voix). Ces états sont soit programmés d'office, soit provoqués par divers événements : un Mudokon qui assisterait à la mort d'un de ses collègues deviendra déprimé, un autre qui se prendra une douche froide aura tendance à devenir énervé. Si ces situations ne se rencontrent que rarement, il faut le dire, leur inclusion est cependant sympathique et permet d'approfondir, encore une fois, la relation que l'on peut tisser avec ces personnages de pixels.

Des mines à la jungle, on jurerait avoir été transporté en Afrique, alors que le premier jeu se passerait plus volontiers en Europe ou aux États-Unis.

À côté de cela, il existe une dernière option qui est, tout à la fois, la meilleure idée du jeu et la pire que l'on puisse lui trouver : le quicksave. Compte tenu, je présume, de la frustration qu'a dû provoquer chez certains joueurs le premier titre, les développeurs ont choisi d'inclure ici une fonction de « sauvegarde rapide », c'est-à-dire qui disparaît si vous éteignez ou redémarrez la console, et qui permet de s'affranchir des checkpoints décidés par les développeurs.
Alors, effectivement, cette option permet de ne plus recommencer certaines séquences délicates du jeu et sauvegarder après chaque Mudokon sauvé permet d'éviter bien des crises de nerfs. Mais, en contrepartie et c'est là un problème souvent rencontré à chaque fois qu'une telle possibilité est offerte aux joueurs, l'on a tendance à sauvegarder à chaque pas et, de fait, à tirer la difficulté vers le bas. Cela est sans doute vrai, bien évidemment mais le jeu reste, malgré tout, assez difficile : le nombre de séquences « courses poursuites » ou les endroits où l'on peut profiter d'un instant de répit pour sauvegarder sont finalement très bien répartis, comme si les développeurs avaient tenté, autant que faire se pouvait, d'éviter l'abus. Si ce n'est pas toujours une réussite totale, cela est malgré tout fait avec assez d'intelligence pour limiter la casse. Même ainsi, le jeu reste intensément difficile, mais il n'est jamais frustrant et vous invite à poursuivre votre aventure car toujours, lorsque vous échouez, vous savez que c'est de votre faute, et non celle du jeu.

Ah, mes soirées à jouer sans m'arrêter... Je connais encore tous ces niveaux par cœur.

Abe's Oddysee et Abe's Exoddus, comme vous le voyez, doivent être considérés, et je présume qu'ils ont été pensé comme un seul et même jeu et une seule et même histoire, et ils doivent, de fait, être faits d'un seul tenant. Le seul véritable défaut que je puis leur trouver, qui ne m'a jamais concerné je l'avoue mais je le précise malgré tout, c'est qu'ils ne furent jamais portés sur Saturn à cause d'un contrat d'exclusivité qui lia Sony à Oddworld Inhabitants pour les versions consoles. La version Playstation, à ce que je me suis laissé dire par ailleurs, est supérieure à la version PC, bénéficiant de temps de chargement mieux optimisés et de contrôles plus réactifs, ce qui reste non négociable pour un platformer de cette trempe.
Si l'on écarte, alors, ces délires partisans, je ne trouve rien à redire à ces épisodes. Si Munch's Oddysee a essuyé, lors de sa sortie, de violentes critiques, ces deux titres-ci ont été, au contraire, unanimement salués comme des chefs d'œuvre et recevant, au passage, de nombreuses récompenses de nombreuses institutions de par le monde.

Les baraquements Sligs sont une horreur... mais également peut-être le niveau le plus jouissif de tous.

Les jeux sont disponibles sur Steam et sur les différentes consoles virtuelles. Une réédition HD du premier jeu, New 'n' Tasty, est sortie en 2014 et une recréation du second, Soulstorm, vit le jour en 2021. Ces jeux ne sauraient cependant faire oublier les originaux et si vous êtes passés à côté, n'hésitez pas à y jeter un œil : vous serez surpris de leur profondeur et de leurs qualités, et même, par endroit, de leur modernité ; quelque part, ils ont incarné, à leur façon, l'avenir du jeu vidéo tel qu'on le vit de nos jours.

MTF
(26 novembre 2012)
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