Actualité de l'émulation [contenu fourni par Emu-France]
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Par Simbabbad (21 octobre 2013)
Si vous dites « LucasArts » (ou « Lucasfilm Games », l'ancien nom de la maintenant défunte compagnie) à un joueur chevronné, il vous parlera avec des étoiles dans les yeux de leurs jeux d'aventure point'n click, des jeux avec Indiana Jones, et bien entendu de ceux prenant place dans l'univers de Star Wars, mais la compagnie a édité et créé bien plus que cela.
Simulateurs guerriers de navigation marine ou aérienne (par exemple, Their Finest Hour : The Battle of Britain, pour lequel j'ai un attachement particulier et dont la qualité préfigure celle des jeux X-Wing), jeux futuristes ou médiévaux exploitant leur spectaculaire moteur fractal fait maison (Rescue on Fractalus, The Eidolon), jeu de puzzle arcade (Pipe Mania/Pipe Dreams), jeux parodiques « à la Alien Syndrome » sur consoles (Zombies Ate My Neighbors, Ghoul Patrol), jeu « à la japonaise » avec robots géants habités (Metal Warriors), god game (Afterlife)...
Devant originellement s'appeler « Fixit » et lorgner du côté du jeu de puzzles, Night Shift est avant tout un jeu d'action/plateformes. L'objectif y est de veiller au bon fonctionnement d'une immense machine appelée « BEAST » qui, histoire de rattacher le jeu aux franchises de George Lucas, produit de petites figurines de Dark Vador, Z-6PO, Indiana Jones, Zak McKracken, etc. On peut ainsi citer le jeu Brain Bowler de Purple Saturn Day (Amiga et Atari ST) où l'on doit veiller à la bonne tenue d'un circuit électrique (et dont le principe allait donner naissance à Extase en 1991), ou Super Pipeline et sa suite (C64, 1983) où l'on doit réparer et protéger un réseau de tuyauterie de diverses bestioles, ou tout bêtement le Game & Watch Mario's Cement Factory (1983) où l'on travaille dans une chaîne de production de ciment. L'originalité de Night Shift tient en fait dans son contexte : en 1990, les ordinateurs familiaux et les consoles de jeu avaient largement les capacités d'offrir un véritable monde au joueur et non plus un seul tableau, mettre tout ce potentiel au service d'un jeu d'action/plateformes (et non un jeu de puzzle « versus » comme Brain Bowler ou Extase) tournant tout entier autour d'un unique mécanisme qu'il faut apprendre à apprivoiser était ainsi surprenant (ce qui explique peut-être l'échec commercial du jeu, d'ailleurs), et ce d'autant plus que contrairement à Extase ou Super Pipeline, il n'y a donc ici qu'une seule machine : BEAST reste la même du début à la fin, même si comme on le verra elle est de moins en moins automatisée au fur et à mesure que l'on avance dans le jeu. Mais entrons dans le vif du sujet... Félicitations, vous venez d'être embauché comme veilleur de nuit (ou veilleuse, on peut jouer M. ou Mme Fixit) à Industrial Might and Logic (parodie évidente de Industrial Light and Magic, la boîte d'effets spéciaux de George Lucas) pour assurer sa production de figurines de 9h du soir à 4h du matin. Le contrat dure un mois, le travail est difficile, mais si vous tenez jusqu'à la fin du mois vous pourrez passer du statut de sans-logis à celui de classe moyenne !
Au début de chaque veille on va voir le patron, F. Foreman. On peut alors obtenir ou entrer un code permettant d'accéder directement à l'un des 30 niveaux du jeu, puis on reçoit la commande à produire pour la nuit. Si les figurines de la commande sont blanches, cela veut dire que leur couleur n'a pas d'importance. Pour produire des figurines, il font donc dompter la bête... Évidemment, vu comme ça, ça a l'air horriblement compliqué, mais je vous rassure : ça l'est ! BEAST est ci-dessus telle qu'on la voit au dernier jour de notre contrat, avec chacune de ses parties découvertes. Elle est ici réglée parfaitement, prête à produire des figurines de Dark Vador roses (ce qu'il va être choupinet). Permettez-moi d'énumérer chacun de ses éléments : (1) Tout d'abord, l'énergie. IML est une compagnie soucieuse de l'environnement, elle utilise donc un mélange d'énergie motrice humaine et de recyclage : une batterie réalimentée de temps à autre par un employé qui pédale (une fois sur le vélo, alterner gauche et droite sur le stick), active un tapis roulant amenant des déchets dans un incinérateur, qui produira alors grâce à un système de vapeur et une dynamo toute l'électricité dont BEAST a besoin. La vitesse avec laquelle les deux ampoules entre les deux éléments clignotent indique l'électricité qu'il reste dans la batterie, et s'il est nécessaire de pédaler ou non. Si cette batterie se vide ou si l'incinérateur s'éteint (il faut alors le rallumer avec une allumette), BEAST s'arrête entièrement. (2) La résine dont les figurines sont constituées vient aussi en partie du recyclage : pour que les déchets soient préparés correctement, il faut que le tapis roulant soit activé (la prise doit être branchée, donner un coup de pied dedans si elle est débranchée) et que la solution dans laquelle ils sont plongés soit portée à la bonne température. Pour cela, il faut que la solution bout dans la fiole, mais il ne faut pas que de la vapeur sorte du sifflet. Il faut donc moduler la puissance du feu à l'aide de l'interrupteur pour obtenir la bonne température, puis le laisser en position médiane. (3) Un produit chimique spécial est ajouté à la solution pour en faire de la résine, ce produit doit être déversé avec le bon débit. Il faut régler la roue dentée et le levier de pompe pour que le débit soit régulier, comme indiqué par la jauge. (4) Un gaz spécifique est également mixé dans la résine pour la rendre plus légère. Les ballons le contenant ne doivent jamais être complètement vides, il faut donc les regonfler régulièrement en sautant sur les soufflets. (5) La solution de recyclage, le produit chimique et le gaz sont mélangés par le producteur de résine. Celui-ci dépend d'un fusible, s'il saute il faut le remplacer en ouvrant le panneau avec une clef à molette. (6) La résine est ensuite coulée dans des moules. Les moules s'usent vite et sont changés au bout de cinq utilisations au maximum, il faut bien penser à sélectionner les moules de remplacement de façon à coordonner ceux de la tête et ceux du corps, et à brancher les pistons gants de boxe qui expulsent les figurines hors des moules courants. (7) À ce propos, le nombre de moulages avant remplacement des moules est réglé par des tirettes que l'on change en sautant sur des bascules. Les moulages de tête et de corps sont comptés séparément, on peut sélectionner de un à cinq moulages avant remplacement. (8) Voici où l'on passera beaucoup de son temps dans la gestion de BEAST : la console des couleurs. Tirer la chasse purgera les pigments de la cuve, tourner les molettes du magenta, du bleu et du jaune y ajoutera les pigments associés. Attention, compte tenu des produits utilisés, certains mélanges sont impossibles : pour produire du marron, il faudra ainsi d'abord faire du vert puis seulement ensuite ajouter le magenta. Si une fausse manipulation mène au brassage des pigments sans qu'il y ait mélange, il faut purger la cuve, puis rouvrir les robinets qui se seront fermés automatiquement. (9) Les robinets douchant les moitiés de figurine doivent bien entendu être ouverts, et les ventilateurs chargés de les sécher, activés. (10) Ce point n'est pas en soi un lieu d'interaction, mais il faut veiller par le bon réglage des tapis roulants, ascenseurs et pompes à ce que les têtes soient collées sur les corps et non l'inverse (ou deux têtes, ou deux corps, ou une tête et un corps de figurines différentes). Il faut pour cela également surveiller, bien entendu, les cycles des moules. (11) Le contrôleur qualité doit être activé. S'il est éteint, il filtrera et enverra au recyclage toutes les figurines qui passent par lui, sinon, il ne laissera passer que les figurines conformes (tête en haut et corps en bas, couleur et type identiques entre la tête et le corps). Attention, ce n'est pas un outil de filtrage par rapport aux commandes, seulement par rapport à la conformité générale des figurines. (12) Bricolé à partir d'un vieux calendrier, le vérificateur de stock vérifie si la figurine passant entre ses senseurs est conforme à la commande pour la nuit, et si oui il décroît son nombre de un. Une fois arrivé à zéro, il éteint alors automatiquement le contrôleur qualité, bloquant l'arrivée de toute nouvelle figurine, et pouvant donc par là même provoquer, au mieux, l'arrêt de nos bonus de production, au pire, notre renvoi pur et simple. Non seulement il est donc totalement inutile mais il est nuisible : toujours démarrer son travail en le réglant au maximum, à savoir 31, et ne jamais le laisser tomber à zéro. (13) Enfin, si on a du temps libre (ha ha), on peut empocher un bonus en rangeant les figurines dans les bonnes caisses dans le camion réceptionnant la commande, simplement en déplaçant l'ouverture grâce à l'interrupteur associé. Comme dirait l'autre : « N'ayez pas peur ! » Le jeu introduit chacun de ces éléments très progressivement, l'immense majorité étant automatisée au début : les éléments sont alors masqués par de grandes plaques rouges translucides, et des plateformes bleues et grises sont disposées par-dessus pour nous permettre malgré tout de circuler. Le jeu prend également son temps avant de compliquer les commandes (nombre de figurines, couleurs différentes) et d'entraver notre travail avec les lemmings et l'avocat - car oui, il y a en plus des ennemis dans Night Shift... De nos trois adversaires, Cliff Lemming est celui qui a le plus de sens : il a beau être un lemming, il se comporte comme un gremlin, c'est-à-dire qu'il est là pour casser et dérégler la machine puis filer une fois son méfait accompli. Le manuel et le pitch du jeu insistent que BEAST n'est pas fiable, mais en réalité elle ne se dérègle jamais par elle-même : le facteur d'imprévu est donc assuré par Cliff, qui affectionne particulièrement de faire sauter le fusible du producteur de résine et de tripoter les molettes de la console des couleurs. Jodee Lemming ne touche elle jamais à BEAST, elle est juste là pour nous agacer : elle fonce vers nous et s'accroche amoureusement à nos jambes, ralentissant tous nos déplacements, et elle nous suit partout. Pour s'en débarrasser (et cela vaut également pour Cliff, même si lui se sauve et on a donc moins d'opportunité ou de raisons de le faire), on peut soit l'envoyer plus loin avec un coup de pied (prendre une diagonale basse sur la manette), soit l'aspirer avec l'aspirateur, soit la capturer dans un piège plante carnivore (voir la section des outils ci-dessous). Le manuel du jeu parle de cette nuisance comme d'un avocat, mais personnellement son allure et sa présence dans l'usine m'ont toujours donné l'impression d'être une caricature reagano-thatchérienne des fonctionnaires en général et de l'inspection du travail en particulier (que ferait un avocat dans l'usine, le jeu ne l'explique pas). Son comportement est simple : exactement comme Jodee Lemming, il fonce droit vers nous, puis nous donne un coup sur la tête avec son rouleau de documents officiels, ce qui nous assomme momentanément. Il suffit que cela ait lieu alors que l'on est sur un tapis roulant pour que l'on dégringole tout en bas de la machine... et après avoir porté un coup, que fait-il ? Il recommence. Et que peut-on faire contre lui ? Rien, à part un coup de pied, qui ne fera que l'envoyer plus loin et différer légèrement son retour dans nos basques. Une vraie plaie. On l'aura compris, je considère que les ennemis constituent le point faible majeur du jeu. Il est normal qu'ils s'opposent à notre mission, mais seul Cliff a un intérêt ludique : autant se battre contre les ennemis de Super Pipeline ou Super Pipeline II est intéressant et amusant - bien qu'ils soient bien plus dangereux que Jodee et l'avocat, autant ces derniers se contentent d'entraver la maniabilité de notre personnage, sans que les contrer ne demande la moindre stratégie ou le moindre réflexe... C'est juste quelque chose que l'on doit subir, si Fred ou Fiona s'évanouissaient ou claudiquaient aléatoirement cela reviendrait à peu près au même, et cela nuit au plaisir de jeu.
Enfin, c'est paraît-il à ses outils que l'on reconnaît un bon ouvrier, il me reste donc à les énumérer. Les outils sont affichés en bas de l'écran, on peut les choisir en appuyant sur la barre d'espace (ou en combinant les boutons Bas et Feu), on valide son choix avec le bouton de Feu puis on les utilise en combinant Haut et Feu. Ils sont de quatre grands types : Les outils autres que la main ne sont utilisables qu'une fois puis sont détruits, mais des recharges apparaissent aléatoirement sur BEAST, ainsi que des primes et des bonus de temps (précieux dans les derniers niveaux). Night Shift a un extraordinaire capital sympathie, qui fait une bonne part de son attrait. Son style graphique cartoon, l'originalité de son principe général, l'idée de jouer dans une usine produisant des figurines d'Indiana Jones ou de Star Wars, la passion des développeurs pour le projet qui est évidente dans le manuel (je vous recommande d'ailleurs d'aller admirer ce dernier sur atarimania.com, on n'en fera plus jamais des comme ça), la qualité de son pixel art... tout cela fait que l'on a envie d'aimer le jeu. Maintenant, que vaut-il ludiquement parlant ? Night Shift fonctionne. Sa réalisation est bonne : le jeu est beau, fluide, il arrive à être lisible grâce à des couleurs bien choisies et ce malgré la volonté de suggérer une complexité excessive de la machine. La courbe de difficulté est très progressive, on s'amuse beaucoup lors de la découverte de chaque nouvel élément et des catastrophes gaguesques qui en découlent (genre, une tête de Dark Vador sur un corps de Z-6PO, ou celle d'Indiana Jones sur un corps féminin), et on ressent une véritable fierté d'ouvrier lorsqu'on acquiert petit à petit les bons réflexes pour maîtriser BEAST. Les mécaniques de jeu de plateformes sont mollassonnes (mouvements lents et sans inertie) mais pratiques et suffisamment précises (on saute avec le bouton de feu, on peut se déplacer en plein saut, les plateformes restent lisibles). Les ennemis peuvent être agaçants, mais ils ne gâchent pas le jeu, ils ne nous empêchent pas réellement de faire ce que l'on a à faire.
Cependant, si cette partie ludique n'entrave pas le concept de Night Shift, elle n'a pas à proprement parler de valeur en elle-même : En fait, Night Shift est un jeu immersif, il a le même type de valeur que Mickey Mania par exemple : malgré ses qualités ludiques discutables, on aime ce dernier parce qu'il nous donne l'impression d'être dans un dessin animé de Mickey. De la même façon, Night Shift nous permet de jouer aux séquences des Temps Modernes de Chaplin où Charlot doit composer avec une machine titanesque (mais à l'inverse de la satire socio-économique de ce dernier, comme on l'a vu), ou aux séquences analogues que l'on peut voir dans certains vieux cartoons avec Mickey ou Donald, où ils doivent s'occuper de mécanismes complexes mais engendrent des résultats désastreux. C'est aussi typiquement un jeu de programmeur occidental sur micro-ordinateur de l'époque, amoureux de machineries compliquées et perdu dans son propre enthousiasme, cherchant davantage à créer quelque chose qui lui plaise que de s'adresser à un public de joueurs - cela saute aux yeux quand on lit le manuel du jeu. Il y a en fait dans Night Shift un petit peu d'un classique qui sortira deux ans plus tard, L'Incroyable Machine du Professeur Tim, dans une recette ludique encore plus originale et bien plus effective et variée. Il demeure que Night Shift est un jeu unique et plaisant (surtout dans sa phase de découverte), qui a toute sa place dans l'histoire d'une grande compagnie vidéoludique occidentale, et qui à mon sens mérite qu'on ne l'oublie pas. Simbabbad (21 octobre 2013) Un avis sur l'article ? Une expérience à partager ? Cliquez ici pour réagir sur le forum (17 réactions) |