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Spacewar
Bien avant Pong, les origines d'un des tout-premiers jeux vidéo de l'histoire, lointain ancêtre d'Asteroids né de l'imagination de chercheurs Américains du MIT.
Par Laurent (25 août 2001)

Les origines d'un des tout-premiers jeux vidéo.

Philippe Dubois, webmaster du site mo5.com et plus grand collectionneur de micro-ordinateurs et consoles de jeux de l'hexagone, a fait l'objet d'un article sur un important site spécialisé dans les jeux vidéo, qui commençait par une phrase que l'on peut résumer ainsi : "Né en 1972, Philippe Dubois a l'âge du jeu vidéo". On voit ici repris cette inévitable raccourci : les jeux vidéo sont nés en 1972 avec Pong de Nolan Bushnell. Ce jeu étant le plus ancien à représenter quelque chose de tangible dans la mémoire collective des Français, il est donc généralement admis chez nous que rien ne s'est passé avant. Pourtant, le même Nolan Bushnell a créé, l'année avant Pong, une borne d'arcade, la toute premiere du genre, nommée Computer Space, et fortement inspirée de Spacewar, un jeu datant de 1962. En dehors des travaux de Ralph Baer sur sa "télévision ludique" dans les années 50 et du Tennis programming de Willy Higinbotham, Spacewar est vraiment l'un des tous premiers jeux vidéo créés, et le premier qui fut développé sur un ordinateur. Son histoire nous renvoie à une époque où les ordinateurs sont encore des machines inaccessibles au grand public, des cerveaux électroniques qui fascinent par leur puissance de calcul sans pareille, bien loin de l'image conviviale qu'ils ont aujourd'hui. Si le développement de la Brown Box de Ralph Baer, ancêtre des consoles de jeux, résultait d'une volonté d'innover en matière de télévision, la genèse de Spacewar nous montre comment l'apparition des premiers ordinateurs dotés d'écrans a immédiatement fait germé l'idée de jeu vidéo dans l'esprit d'une bande de chercheurs américains.

L'avant Spacewar : les mainframe computers.

L'IBM 704, le TX-0, le MIT et les hackers.

La première personne impliquée dans le développement de Spacewar que nous citerons est J.M.Graetz. Début 1961, Graetz travaille au laboratoire de statistiques Littauer de l'université d'Harvard, avec ses amis Wayne Wiitanen et Stephen R. Russell, ce dernier étant cité aujourd'hui comme le père de Spacewar. Leur travail consiste à établir des statistiques sur un ordinateur. La machine qu'ils utilisent est un IBM 704, le "summum de la perfection cybernétique" de l'époque. Le 704 se classe dans la catégorie des Mainframe Computers, c'est à dire que ses composants principaux sont contenus dans une salle séparée de celle où se trouve le programmeur. Celui-ci ne s'aventure jamais dans le local technique, réservé à l'opérateur, spécialiste en électronique qui surveille un tableau rempli de témoins lumineux et de boutons tandis que ses assistants recueillent les bandes perforées débitées par l'ordinateur. Le concept "une personne, un bureau, un ordinateur" imaginé par Xerox et DEC au début des années 70, et qui a abouti à la naissance du PC est encore très loin.

En 1957 apparaît le TX-0, surnommé "Tixo", succédant au Whirlwind, et tout premier ordinateur à faire usage des transistors à la place des lampes. Le TX-0 est sous la responsabilité du Jack B.Dennis du MIT (Massachusetts Institute of Technology), pour lequel J.M.Graetz commence à travailler à l'été 1961. Il va voir développer sur cette machine des programmes uniques en leur genre, pionniers du développement logiciel, comme l'assembleur MACRO de Jack B.Dennis ou FLIT, le débuggeur créé par Thomas Stockham. Le TX-0, quoique imposant, est un des tous premiers ordinateurs à être entièrement contenu dans une seule pièce et à pouvoir être utilisé par une seule personne, par l'intermédiaire d'une interface nommé Flexowriter, contenant un clavier, une imprimante, un lecteur de bandes perforées, un scope, c'est à dire un écran comparable à celui d'un radar, et même un stylo optique.

Entre l'ordinateur et le mini-ordinateur : Le TX-0

Le TX-0 n'est pas le premier ordinateur à disposer d'un écran, mais c'est certainement le premier à se montrer suffisamment facile à utiliser et bien conçu pour que ses utilisateurs en fassent un usage intensif. Plus important que tous ses équipements, le TX-0 est aussi considéré comme le berceau du hacking, hobby consistant à développer une expertise dans la résolution ou le contournement de problèmes liés au fonctionnement d'ordinateurs, le plus souvent en s'écartant des procédures prévues par le constructeur.

Les utilisateurs du TX-0 comprennent des étudiants, des chercheurs et des professeurs qui ont en commun de larges plages horaires consacrées à la programmation. Mais les véritables maîtres à bord sont les hackers, qui comptent principalement des étudiants mais aussi un ou deux professeurs. La plupart travaillent pour les professeurs John McCarthy et Marvin Minsky dans le groupe Intelligence Artificielle, dont le but est de démontrer qu'avec suffisamment de RAM et de vitesse de calcul un ordinateur bien programmé peut imiter les fonctions cognitives du cerveau humain. D'autres hackers travaillent pour le professeur Dennis, qui gère l'utilisation du TX-0 et tente de maintenir un peu d'ordre, ave l'aide de l'ingénieur en chef John McKenzie.

C'est de cette confrérie que vont émerger les responsables de la naissance de Spacewar : Dan Edwards et Peter Sampson (du groupe IA), spécialistes du langage LISP, Alan Kotok (du staff TX-0), inventeur de MIDAS, le successeur de MACRO, et les précédemment cités Steve Russel et J.M.Graetz.

Démonstrations

A l'époque les ordinateurs, bien que fascinants, n'ont en réalité aucun intérêt pour le grand public. Des cartes et bandes perforées, voilà qui n'est pas à même d'intéresser quiconque en dehors de la communauté scientifique, les grandes entreprises et l'armée. De plus, leur électronique est surdimensionnée, apparente, et les voir fonctionner en réalité brise totalement le mythe de l'intelligence artificielle. On a plutôt l'impression de voir une énorme mécanique fabriquer du vide. L'utilisation du scope va donc s'avérer porteuse d'une nouvelle conception. Par analogie avec la télévision, le profane ne peut qu'être intrigué par ce qui se passe sur l'écran d'un ordinateur, une interface qui redonne à cette machine cette part de mystère et de magie qui lui manquait.

Ainsi, lors d'une journée portes-ouvertes au MIT, le Whirlwind et le TX-0 sont utilisés pour afficher des démonstrations graphiques qui ne manquent pas de plaire aux visiteurs. La première, nommée Bouncing Ball, et dont les créateurs de l'Amiga se sont souvenus quelques années plus tard, consiste en l'apparition d'un point en haut de l'écran, qui tombe et rebondit contre les parois, avec un bruit généré par l'ordinateur, perdant peu à peu de sa vitesse avant de rouler et tomber dans un trou. Le TX-0 lui, fait tourner The Mouse in the Maze, démo programmée par Douglas Ross et John Ward, qui représente un petit dessin animé. Une souris parcourt un labyrinthe, trouve un fromage et le mange, laissant quelques miettes derrière elle. L'utilisateur peut modifier le plan du labyrinthe à l'aide du stylo optique, ou placer des fromages que la souris rejoint. Autre démonstration tournant sur TX-0, HAX affiche des motifs variant en fonction de la manipulation d'une boite à boutons. Des combinaisons bien choisies peuvent afficher de jolis motifs, accompagnés de sons générés par l'ordinateur. Enfin, l'inévitable Tic-Tac-Toe (Morpion), est de la partie, mais se joue sur le Flexowriter, et non sur l'écran.

Ces quatre programmes marquent les prémices de l'utilisation d'un ordinateur et de ses divers périphériques pour un jeu vidéo. Bouncing Ball montre que l'affichage de graphismes animés est possible, Hax et Mouse in the Maze jètent les bases de l'interactivité et Tic-Tac-Toe propose un essai de jeu par ordinateur. Ne reste aux futurs géniteurs de Spacewar qu'à trouver une idée leur permettant de regrouper toutes ces innovations en un seul programme. Le TX-0 est une machine coûteuse, encombrante et fragile. Le mettre en marche ou l'arrêter est une procédure complexe, qu'il faut respecter scrupuleusement sans quoi il risque d'être endommagé. C'est en fait un ordinateur de l'ancienne génération, tout comme les IBM des années 50. En Octobre 1961, un nouveau modèle va changer la donne, le DEC PDP-1 (Programmed Data Processor), dont le premier exemplaire est installé au MIT, dans une salle voisine de celle du Tixo.

Les étudiants attendant le PDP-1 avec impatience, suite à la lecture des brochures publicitaires l'annonçant comme ouvrant une ligne incluant aussi les PDP-2 et PDP-3 qui eux ne sont finalement jamais sortis. Premier mini-ordinateur de l'histoire, le PDP-1, beaucoup plus moderne, rapide et compact que le TX-0, en est toutefois suffisamment proche dans son fonctionnement pour que les hackers s'y intéressent de près. Conçu pour être mis en œuvre chaque matin en quelques minutes, sans qu'il y ait besoin d'être ingénieur en électronique pour le faire, il s'allume au moyen d'un seul levier on/off, ce qui est déjà révolutionnaire pour l'époque.

Le DEC-PDP1

Spacewar : développement

La guerre de l'espace.

Bien avant que le PDP-1 soit mis en fonction au MIT, Wayne Wiitanen, Steve Russel et J.M.Graetz ont déjà prévu tout ce qu'ils vont en faire. Les programmes de démonstration apparus lors des journée portes ouvertes leur ont donné beaucoup d'idées, mais ils ne les jugent pas satisfaisants. Ils veulent pousser plus loin le principe, les faire fonctionner de façon différente à chaque lancement, et que l'utilisateur soit plus impliqué. Ils veulent aussi créer un programme de démonstration capable de montrer les réelles capacités de l'ordinateur sur lequel il tourne, et pas une simple routine graphique. Wayne Wiitanen propose alors à ses amis de se concentrer sur l'idée de jeu, plutôt que sur celle de démonstration. Cela implique une mesure des capacités du joueur, un défi à relever. L'idée de contrôler des objets affichés à l'écran s'impose alors d'elle même. Comme les trois étudiants sont passionnés de littérature de science fiction, et notamment des romans d'Edward E. Smith, comme Skylark ou Lensman, ils choisissent de représenter des vaisseaux spatiaux. C'est Steve Russel qui pense à l'idée d'un combat entre deux vaisseaux, et au nom de Spacewar.

Les règles du jeu sont rapidement établies. Deux vaisseaux apparaissent à l'écran, chacun contrôlés depuis la console centrale du PDP-1 (ils peuvent se déplacer dans toutes les directions et tourner sur eux-mêmes). Chaque vaisseau dispose d'un stock de torpilles, et peut passer en hyperespace en cas de panique. Le but pour chacun est de détruire l'autre, tout simplement. Spacewar, pour le situer dans des repères plus proche de nous, se place à la frontière entre Combat et Asteroids, deux futurs standards d'Atari.

Depuis la fin de l'été 1961, Steve Russel a quitté le laboratoire Littauer pour le groupe Artificial Intelligence. En bon hacker, il se charge donc de communiquer à ses petits copains tout ce qui se passe dans son groupe de travail. Les hackers du MIT vont donc logiquement s'intéresser à Spacewar et en suivre le développement, tout d'abord logiciel. Le PDP-1 est une machine sans souci, facile à utiliser. Les hackers se régalent à y adapter les programmes du TX-0. MACRO et FLIT deviennent rapidement des standards du PDP-1, et Steve Piner met au point un programme de traitement de texte appelé Expensive Typewriter qui est un des premiers du genre. Wiitanen, Russel et Graetz, convertissent Bouncing Ball, et le professeur Marvin Minsky développe un successeur beaucoup plus perfectionné que ce dernier, nommé Minskytron (le suffixe tron est alors très à la mode pour tout ce qui touche à l'électronique futuriste et aux ordinateurs, et le restera jusqu'à la sortie du film du même nom, avant de tomber en désuétude dans les années 80).

Le jeu Spacewar en est alors au début de son développement, avec la génération des vaisseaux dans leur positions respectives en début de partie. Leurs déplacement ont une inertie qui est censée faire toute la difficulté du jeu. Ils accélèrent très lentement et mettent du temps à ralentir ou à tourner sur eux mêmes. La vitesse de déplacement des vaisseaux, sur un fond noir, est parfois difficile à évaluer pour le joueur, surtout si les vaisseaux sont éloignés l'un de l'autre. Wiitanen, Russel et Graetz décident donc d'ajouter des étoiles. Russel programme l'apparition aléatoire de points sur l'écran, et le jeu devient plus abordable. Ne reste que l'hyperespace à programmer. C'est du moins ce que pensent nos trois développeurs.

Mise en œuvre : les boîtiers de commandes

Spacewar semble, après quelques jours de travail, prêt à accueillir ses premiers joueurs, mais des problèmes apparaissent lors des premiers tests. Les boutons utilisés pour jouer se trouvent au centre de la console, alors que l'écran se trouve à droite, ce qui signifie que le joueur de droite à un avantage certain. D'autre part, les parties provoquent une agitation inattendue chez les joueurs et les responsables de l'ordinateur craignent que celui-ci ne soit endommagé, ou tout simplement qu'un des deux joueurs n'actionnent le levier on/off par inadvertance pendant la partie (il se trouve juste à côté du bouton de lancement des roquettes). La construction de boîtiers de commandes permettant de manipuler les vaisseaux à distance est donc envisagée. En 1962, on ne trouve pas encore de joysticks à un prix abordable, donc Wiitanen, Russel et Graetz optent pour un boîtier muni de deux leviers et d'un bouton. Il demandent à Alan Kotok et Robert A.Saunders de se pencher sur le problème. Kotok et Saunders sont des fanas de trains électriques, et bricolent souvent des boîtiers de commandes. Ils piochent dans le magasin de l'université et rassemblent du bois, de la bakélite et des boutons poussoirs. Des coups de marteau et des bruits de scierie se font entendre dans le laboratoire du MIT réservé au PDP-1. Les boîtiers de commande fabriqués par Kotok et Saunders sont bien loin des joysticks d'aujourd'hui en termes d'ergonomie. Ils disposent de deux leviers, l'un horizontal et l'autre vertical, et d'un bouton. Le levier horizontal permet de faire tourner le vaisseau sur lui-même, le levier vertical actionne l'hyperespace (poussé vers le haut) ou fait accélérer le vaisseau (tiré vers le bas), et le bouton permet de lancer les torpilles. Lorsqu'on lance une torpille, un petit délai de "refroidissement du tubes lance-torpilles" s'écoule avant que l'on ne puisse tirer à nouveau. Les boîtiers permettent de jouer debout, à une distance respectable de l'écran, la même pour les deux joueurs, et ils permettent d'atteindre rapidement une meilleure maîtrise du déplacement des vaisseaux.

Schéma des boîtiers de commande.

Premiers pas

Premiers essais : de gauche à droite, Steve Russel, J.M.Graetz et Wayne Wiitanen.

Fin 1961, tous les éléments sont en place. Un mini-ordinateur tout neuf, des hackers malins et des employeurs tolérants sur l'usage qui est fait de leur matériel. Ne manque plus qu'à programmer certaines phases de jeu comme le passage en hyperespace, le lancement des torpilles ou les explosions des vaisseaux. Wayne Wiitanen est alors appelé sous les drapeaux, et abandonne le MIT. J.M.Graetz a changé de département et n'a plus l'occasion de travailler avec Steve Russel, pendant un certain temps. Celui-ci se voit alors fort sollicité par ses amis pour finaliser le jeu. D'un esprit plutôt joueur, il se fait prier, invoque des excuses bidons, prétexte qu'il a besoin d'une routine de calcul de sinus et de cosinus pour que le jeu fonctionne. Après qu'Alan Kotok aient fait le déplacement jusqu'à Maynard, ou siège la société DEC, et en ait ramené des routines de calcul de sinus et de cosinus, il se trouve obligé de se remettre au travail et écrit un programme affichant un point sur l'écran pouvant être dirigé et accéléré au moyen du boîtier de contrôle. Bien que le PDP-1 ne soit capable de faire que des additions et des soustractions (les autres opérations nécessitent des sous-routines), le programme fonctionne sans trop consommer de ressources système.

En 1962, une première version du jeu est au point. Elle comporte les deux vaisseaux, la gestion du stock de carburant et de torpilles, et le déplacement des torpilles, qui sont capables de se diriger d'elles même vers une cible située à proximité, et explosent après un certain temps si elle ne se sont pas mise en "acquisition de cible".

Elégance

Une autre étape dans le développement de Spacewar nous montre que ce jeu est un véritable ancêtre des jeux vidéo actuels à bien des égards, et pas une simple digression dans le développement des ordinateurs. Les hackers partagent tous un certain état d'esprit. Il faut savoir que leur but premier est d'en mettre plein la vue à leurs petits copains, et pas seulement de réaliser des programmes qui fonctionnent vite et bien. Au cahier des charges initial de leur projet vient donc toujours s'ajouter une foule de petits détails auxquels ils consacrent un temps fou, et qui fait toute l'élégance de leur projet. Peter Samson, un ami de Steve Russell, est immédiatement choqué, au vu de la première version de Spacewar, par le fait que les étoiles du fond d'écran sont générées aléatoirement. Il décide de programmer une routine appelée Expensive Planetarium, capable d'afficher des points de différentes tailles sur l'écran en respectant la disposition des véritables constellations et les brillances respectives des étoiles. A la vue de ce chef-d'œuvre, Russel décide instantanément d'inclure la routine à Spacewar. Cela n'apporte absolument rien au jeu sinon cette élégance, ce perfectionnisme qu'on retrouve encore de nos jours dans certains jeux vidéo, et qui leur a permis au fil des années de passer du statut de simples programmes informatiques à celui de productions dotées d'une indéniable valeur artistique.

A ce point de son développement, Spacewar est encore en termes ludiques un jeu très simple, essentiellement basé sur l'adresse et les réflexes. Au fil des parties, il s'avère lassant, et Steve Russel décide que son jeu n'est pas encore fini, qu'il peut l'améliorer en y incluant une dimension tactique. Dan Edwards va alors prendre une importance de plus en plus grande dans le développement du jeu, en apportant l'idée de gravitation. Steve Russel n'a pas les connaissances mathématiques suffisantes pour la programmer, Edwards va donc s'en charger. Au centre de l'écran, à certains moments du jeu, une grosse étoile apparaît, avertissant les joueurs par des flashs lumineux. Sa force de gravité, énorme, attire les deux vaisseaux quelle que soit leur position, et ils se mettent à tourner autour d'elle en spirale à toute vitesse. Les joueurs doivent alors tenter de garder le contrôle de leur vaisseau et s'éloigner de l'étoile en utilisant la poussée des réacteurs. S'ils la percutent, cela provoque soit la destruction, soit la téléportation à la position initiale en début de jeu.

La gravitation.

Les joueurs ne sont plus uniquement préoccupés par la destruction de l'adversaire, mais aussi par leur propre survie dans un milieu hostile. La gravitation introduit aussi l'élément stratégique désiré par Russel, un joueur expérimenté pouvant exploiter le phénomène en sa faveur en se laissant entraîner et en visant son adversaire qui ne peut plus anticiper ses déplacements.

L'hyperespace

Pendant que Russel et Edwards mettent au point la gravitation, J.M.Graetz, affecté à l'Electronic System Lab, n'a pas laissé tomber Spacewar. Il travaille sur l'implémentation de l'hyperespace, échappatoire du joueur qui est sur le point d'être détruit ou de s'écraser contre la grosse étoile du centre de l'écran. La principale difficulté de la chose est d'ordre esthétique : comment représenter le passage d'un vaisseau dans la quatrième dimension de façon convaincante en utilisant les capacités graphiques du PDP-10 et son écran vectoriel, et en respectant un minimum de vérité scientifique (donnée devenue importante depuis l'ajout du planétarium d'Edwards).

La première version de l'hyperespace est toute simple. Lorsque le joueur pousse le levier vertical, son vaisseau disparaît, et revient à un endroit aléatoire de l'écran avec son orientation et sa vitesse de déplacement d'origine. Le joueur dispose de trois "sauts" par parties.

Graetz décide d'y ajouter un effet visuel de son cru : Il se souvient de Minskytron, la démo du professeur Minsky, qui montrait un atome de Bohr, c'est à dire un noyau et un électron tournant autour, traçant un sillage en forme d'ellipse. Cette vision étant un des grands classiques de l'imagerie science-fiction des années 50/60, Graetz en fait l'effet visuel du saut en hyperespace dans Spacewar. Avant de disparaître, le vaisseau est cerclé par le sillage d'un électron, ce qui donne un aspect scientifiquement acceptable a l'élément le plus surréaliste du jeu.

Le saut en hyperespace.

Une mémoire bien remplie

Avec la gravitation et le saut en hyperespace intégrés, Spacewar arrive à la limite des capacités du PDP-1. Le jeu atteint une taille de 9 Ko, exige l'exécution d'une instruction toutes les 5 microsecondes et inclut des routines de sinus, de cosinus, de multiplication et de division. C'est pourquoi l'explosion d'un vaisseau touché, programmée à la dernière minute en une poignée de lignes de programmes, est plutôt décevante comparé au reste des éléments visuels du jeu : Un simple clignotement aléatoire de pixels dans un carré autour du vaisseau. Cela explique aussi que les torpilles ne soient pas affectées par la gravitation. Elles peuvent traverser l'étoile centrale, et même toucher le vaisseau qui les a lancées s'il a fait le tour de l'étoile entre temps.

L'explosion d'un vaisseau.

La première version complète du jeu est terminée en avril 1962. Par la suite, Russel, Graetz et Edwards vont travailler à une version présentable à la journée portes ouvertes du MIT. La gestion des scores est ajoutée, ainsi que des limites de points à atteindre permettant de gérer le temps passé par chaque personne essayant le jeu devant la machine. Un écran de taille maximum est monté sur le PDP-1 censé être utilisé pour la démonstration, en plus de l'écran d'origine, afin de permettre à une petite assemblée de personnes de regarder la partie se dérouler.

En mai 1962, un rassemblement DEC appelé DECUS (Digital Equipment Computer Users' Society) se tient pour la première fois à Bedford, Massachusetts, et J.M.Graetz y fait une conférence sur Spacewar intitulée Spacewar, Real-Time Capability of the PDP-1. Sa présence prouve que DEC prend très au sérieux le jeu en tant que démonstration de la puissance de sa machine, même s'il s'agit d'une application très éloignée de ce qu'elle est censée faire. On a là la toute premiere expérience en la matière, même si les grandes compagnies d'ordinateurs, à commencer par IBM, ne suivront jamais cet exemple par la suite (un tort qui leur à peut-être couté cher).

Démonstration en 2007 d'un PDP-1 restauré au Computer History Museum de Mountain View, Californie. L'ordinateur joue de la musique et lance Spacewar

L'après Spacewar

Après l'été 1962, les hackers à l'origine de Spacewar se séparent. Graetz est embauché par DEC, comme on aurait pu le prévoir, ainsi que Kotok, et Russell quitte le MIT pour l'université de Stanford. Dan Edwards restera au MIT encore quelques années avant de partir vers d'autres horizons, tout comme Peter Samson et Bob Saunders. Durant des années, cependant, Spacewar sera revu, corrigé et amélioré par d'autres hackers, que ce soit sur PDP-1 ou sur tous les autres mini-ordinateurs apparus par la suite. En 1969, sur un système PLATO, technologie de réseau reliant tous les ordinateurs du MIT et ceux des autres universités américaines, Rick Blomme en programmera une version jouable sur deux ordinateurs différents au sein du même réseau, local ou distant. Il s'agit du premier jeu online, ce qui met une fois de plus Spacewar au centre des grandes innovations qui ont fait l'histoire des jeux vidéo.

D'autre part, il suffit de jeter un œil aux photos d'écran de Spacewar pour constater l'étrange ressemblance du jeu avec des titres phares de la fin des années 70, comme Lunar Lander, Asteroids, Combat ou même Berzerk. Tous ces jeux doivent quelque chose à Russel, Graetz et leurs amis, que ce soit l'inertie des déplacements de vaisseaux, l'utilisation de constellations d'étoiles en fond d'écran, l'inspiration trouvée dans la littérature de science-fiction et tout simplement la volonté d'améliorer encore et encore un produit qui remplit pourtant déjà son office. Le PDP-1 sur lequel Spacewar a été créé s'est vu mis hors-fonction en 1975, et a fini ses jours dans un entrepôt de DEC à Northboro. Un PDP-1 similaire est exposé au musée DEC à Marlboro, Massachusetts, mais ce n'est pas le même.

Les boîtiers de commandes d'Alan Kotok et Bob Saunders ont été perdus.

Conclusion

Nolan Bushnell a découvert Spacewar à l'université de l'Utah, à la fin des années soixante, dans une des nombreuses versions dérivées qui ont circulé sur les réseaux de l'époque. Décidé à voler de ses propres ailes et à prospérer dans la fabrication de jeux vidéo payants à destination des bars (concept dont il est indiscutablement l'inventeur), il a commencé par s'en inspirer directement. Le résultat, Computer Space, n'a pas eu de succès commercial, et c'est en simplifiant à l'extrême les concepts qu'il avait en tête, et en se souvenant du jeu de tennis de l'Odyssey, console sortie à la même époque, qu'il a créé Pong et décroché le jackpot. L'anecdote, si elle nous prouve que le statut de pionnier absolu généralement accordé à Bushnell doit être reconsidéré, démontre aussi que Steve Russel et ses collaborateurs étaient un poil en avance sur leur temps. Si le grand public n'était pas prêt, dans les années 60 et 70, à s'intéresser à leur jeu en faisant preuve du même souci du détail, du même plaisir ressenti dans la maîtrise d'un jeu difficile à contrôler au premier abord, le triomphe obtenu plus tard par des jeux très proche de Spacewar prouve qu'il avaient vu juste.

Téléchargement : Il est possible de jouer à Spacewar au moyen de l'émulateur MESS, spécialisé dans les vieilles machines. En ce qui me concerne, je n'ai pu faire fonctionner Spacewar qu'avec la version DOS de MESS (sous DOS, taper mess pdp-1). Attention : 2e joueur obligatoire !!
Page officielle de MESS : http://mess.emuverse.com/main.php3

Laurent
(25 août 2001)
Sources, remerciements, liens supplémentaires :