Actualité de l'émulation [contenu fourni par Emu-France]
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Par Tama (26 août 2018) C’est à la fin de l’an de grâce 1994 qu’arrivent la Playstation et la Saturn dans les salons japonais, les bras remplis de promesses et de prouesses techniques. La première va être de démocratiser le jeu en 3D polygonale sur les consoles de salon (elle existait avant, certes). C’est aussi à cette époque que l’on va assister à un véritable défilé de jeux tous plus étranges les uns que les autres. En effet, les développeurs ont entre leurs mains une technologie qui repoussent les limites de ce qu’ils pouvaient faire. Passé donc les premiers morts, parmi lesquels compteront ceux qui n’ont pas eu les reins assez solides pour supporter le coût de développement (une réalité que nous, joueurs ravis, avons un peu trop tendance à oublier), les studios vont se livrer à l’exercice rigolo du "lançons des trucs sur les murs et voyons ce qui colle !". Car en termes de 3D sur consoles, tout le monde ou presque part sur la même ligne de départ, les bases de design en 2D ne servent plus à grand-chose, bref, il faut ré-apprendre. Parmi eux va se glisser un nouveau venu, From Software, qui fait ses premières armes dès le lancement de la console de Sony, avec le premier épisode d’une série appelée King’s Field, sorti deux semaines à peine après la console. En 2018, nous connaissons bien From Software, et beaucoup de fans connaissent King’s Field comme étant le père spirituel de la série des Souls, du même développeur. Et je pense que la majorité des joueurs européens en ont entendu parler en 2011 avec la sortie de Dark Souls, ce qui est bien normal car nous n’avons eu cette série sur nos consoles PAL qu’en pointillés. Seulement voilà, dans tous les concerts de louanges et d’analyses (bien méritées) autour de Dark Souls, on cite souvent King’s Field, mais uniquement pour son lien de parenté. Bien rares sont les impressions de joueurs détaillées et pertinentes, qui ne s’arrêtent pas à un avis expéditif et lapidaire au bout de quelques minutes de jeu. Je pense que la série, comme toute série, comme tout jeu, mérite d’être abordée et reconnue en elle-même et pas uniquement mentionnée en note de bas de page. Surtout quand, et c’est le cas ici, il y a autant de choses à dire sur elle. Car From Software, pour son premier essai, va se lancer dans un sous-genre du jeu d’aventure, le dungeon crawler. Les habitués du jeu sur PC ne seront pas surpris, biberonnés qu’ils sont par Dungeon Master et ses descendants, mais là, on parle d’un dungeon crawler... sur consoles de salon. Et là, les cas se font bien plus rares ! La firme a bien étudié les classiques, notamment ce cher Ultima Underworld, mais aussi noté les différences fondamentales entre un gameplay console et PC : ainsi, les mécaniques de pointage de curseur sont bien moins efficaces manette en main, ce qui présenterait un sacré handicap dans un genre où la réactivité est de mise. C’est pour ça que King’s Field va adopter un approche simplifiée et hybride, mêlant le RPG avec le jeu d’action, voire le FPS... Le joueur incarne Sir John Alfred Forrester, fils de Hauster Forrester, chef de la garde royale du royaume de Verdite. Le royaume doit une grande partie de sa prospérité au sanctuaire érigé en plein milieu de la forêt de Verdite, un lieu sacré connu pour avoir abrité un être de légende si puissant qu’il aurait mis fin à une guerre à lui tout seul. Les architectes ont donc bâti le cimetière royal autour de ce sanctuaire, tirant parti de la puissance des artefacts qui y reposeraient... Seulement voilà, le Roi de Verdite, rongé par l’avidité, décide de mener des expéditions afin de ramener les artefacts à la surface, dans le but avoué d’augmenter ses richesses. Le drame étant que la première escouade ne revint jamais. Ni la seconde, ni les suivantes. John, alors en apprentissage dans une ville voisine, apprend que son propre père Hauster a fait partie de la dernière équipe portée disparue. Ni une ni deux, il plie bagage et s’engage dans une nouvelle escouade afin d’explorer le cimetière royal, où il se retrouve très vite seul, sans aucun espoir de retour en arrière... Le jeu se présente donc comme un jeu d’aventure en 3D temps réel à la première personne. La touche Rond sert de touche d’action, elle interagit avec les décors et les personnages, et confirme les choix. La Croix sert à annuler et au retour arrière dans le Menu ; le Triangle est dédié aux attaques physiques, le Carré à la Magie. Les quatre touches latérales de la manette, ainsi que la croix directionnelle, vont servir à vous mouvoir : avant pour avancer, Arrière pour reculer, Gauche et Droite pour vous tourner, L1 et R1 pour faire des pas chassés, et L2 et R2 pour lever et baisser le regard. Le but principal est de s’aventurer dans les cinq étages qui constituent le cimetière et de résoudre le mystère des disparitions. Il est désormais coutumier d’affirmer que la première heure de jeu est cruciale, en ce qu’elle est considérée comme représentative de ce que le jeu va proposer. Même si je la nuancerais, l’expérience m’a montré que c’est tout à fait vrai si on prend cette affirmation dans son sens le plus général : en termes de feeling manette en main, d’ambiance, de style de jeu, il est tout à fait possible de se figurer à quel type d’expérience on va avoir affaire – même si ça ne nous dit pas si on va aimer, par contre! Et à ce jeu là, King’s Field est... eh bien, particulier, dirons-nous. Il envoie très vite une tonne de messages inquiétants, voire contradictoires ! Pêle-mêle, le jeu est lent, pas beau mais avec une esthétique captivante, il ne dit presque rien, il y a du bruit partout... Il est difficile de décortiquer les éléments qui font de ce premier contact un tel chaud et froid. Le joueur doit tout d’abord s’acclimater avec la maniabilité de John, qui est en effet particulièrement lent dans tout ce qu’il fait, que ce soit frapper, se déplacer ou tourner sur place. De plus, il s’apercevra très vite, certainement en frappant dans le vide, qu’au moins une de ses barres se vide et se remplit : il s’agit de son endurance. Chaque frappe, et chaque usage de magie (qui a aussi sa barre dédiée) fera usage de la totalité de l’endurance. Pour que chaque attaque soit optimale, il faut frapper quand ces barres sont remplies, ce qui conduit à un rythme de combat assez lent ! Un rythme qui se conjugue à une avancée presque angoissante. L’impression d’avancer au ralenti va ainsi de pair avec un espace étriqué, fait de couloirs étroits et biscornus...et à des graphismes d’une mocheté si prononcée qu’elle en devient fascinante. Nous sommes en 1994, avoir de la 3D temps réel texturée sur console de salon relève de l’exploit en soi ; mais à l’écran, c’est juste très laid. Mais voilà, je ne saurais dire à quel point mon affection pour ce que j’appelle la 3D flanby (appellation d’origine contrôlée) joue dans mon appréciation, mais cette combinaison laideur-lenteur-confinement marche ici à merveille. Il m’est difficile de savoir avec certitude si cet effet était activement recherché dans ce premier épisode, mais le tout se fond dans une incroyable cohérence. Plusieurs éléments permettent de le constater, comme le fait qu’aucun ennemi n’est plus rapide que John, malgré sa marche arthritique! Mais c’est surtout que de la laideur apparente ne fait que ressortir une atmosphère pesante, presque claustrophobe, où les repères habituels n’ont plus cours : car King’s Field va s’appliquer à prendre à rebours l’abécédaire du genre pour mieux déboussoler un public trop rôdé à écumer des donjons. On pourrait passer des pages et des pages à énumérer les clichés, facilités et autres petites habitudes que les développeurs et joueurs ont fini par accepter comme étant des codes, faisant office de balises de sécurité pour ce qui est du jeu d’aventure. Le premier acquis qui vole en éclats va être celui du lieu rassurant : un jeu d’exploration a toujours des endroits surs, dans lesquels on ne risque rien. Cela se traduit par la présence de boutiques et de points de sauvegarde, avec une musique apaisée... mais ici, rien de tout ça, ou presque. Le cimetière royal est, comme son nom l’indique, un lieu de repos pour les morts, situé près d’un site magique, ratissé de long en large par des soldats jusqu’à très récemment. Rien à voir avec une villa, donc. Dans King’s Field, les témoins habituels pour reposer le joueur sont absents : les points de sauvegarde peuvent tout à fait se trouver dans des recoins obscurs, gardés par plusieurs ennemis affamés, les rares vendeurs partis en vadrouille pour trouver de la matière première (logique, quand on y pense). Jamais la musique ne changera à la vue d’une fontaine de régénération. Non pas que de tels lieux n’existent pas dans King’s Field, mais même quand vous en atteindrez un, vous n’aurez jamais l’impression que c’en est un ! Le son est ici une donnée qui joue à plein : comme la spatialisation sonore de l’époque était impossible à réaliser correctement, difficile de dire d’où vient tel son. C’est une partie intégrante de l’ambiance du jeu que d’entendre des squelettes se cogner les os tout près de vous, sans savoir d’où ils vont sortir, et surtout sans savoir qu’ils sont derrière un mur et que vous ne risquez rien ! Là encore j’ai des doutes quant au caractère volontaire, est-ce un hasard dû aux limitations techniques, ou une sublimation desdites limites ? Toujours est-il que ça marche du tonnerre. Mais ce n’est pas qu’une question d’ambiance, car King’s Field s’attaque en profondeur à la donnée principale des jeux d’aventure, et des RPG en particulier : le gain de puissance par le cumul. Dans le jeu vidéo, la victoire se conjugue le plus souvent par l’accumulation. Plus de vie, plus de défense, plus d’armes plus puissantes, plus de sorts, des tirs plus rapides, etc. C’est une généralité, pure conséquence de nos sociétés modernes fondées sur le progrès, que l’on retrouve naturellement dans les jeux d’aventure, mais le RPG a ceci de particulier qu’il amène le chiffre sur le devant de la scène. On voit les dégâts subis et infligés, les statistiques de notre avatar sont clairement visibles, ce qui nous amène à faire du micro-management afin d’optimiser notre équipement, notre croissance, notre progression. King’s Field propose lui aussi tout ça. On a bien un niveau, des statistiques en Force, Défense, Magie, dans divers éléments. Seulement voilà, si tout ceci est vérifiable dans l’écran de statut, le chiffre reste désespérément muet. Jamais on ne saura combien on a fait de dégâts avec cette superbe hallebarde fraîchement ramassée, on ne pourra que compter le nombre de coups qu’il a fallu pour terrasser ce fichu squelette, et combien de temps on doit attendre avant que la barre d’endurance ne se remplisse. Les esprits chagrins pourraient penser à de la dissimulation d’informations... même si ce n’est pas faux, je pense que ça participe à faire du gameplay de King’s Field une affaire charnelle. On ressent le mouvement plus qu’on ne le compte, les joutes ont un air de danse macabre qui fait penser à Dungeon Master ou Eye of the Beholder, une valse maladroite au début, qui devient de plus en plus furieuse, rapide et expéditive à mesure que les danseurs gagnent en assurance et en violence. Il n’y a pas de raccourci, pas de solution facile pour contourner le problème : pour savoir combattre... il faut combattre. Sentir la lourdeur de l’arme, regarder son ennemi, écouter les signaux trahissant un coup porté. Cela contribue à mon sens à ramener le joueur "dans le jeu", à ne pas le laisser se cacher derrière sa manette et ses menus de gestion. Puisque l’on parle de gestion, un point amusant est celui de l’argent. Il y a donc bien des vendeurs dans le cimetière royal, et leurs rayonnages sont forts attractifs... seulement, ils sont chers, très chers, plusieurs centaines de pièces pour la moindre pièce d’équipement ! Et comme les ennemis lâchent leurs pièces d’or par grappes de 1 ou 2 pièces, on comprend qu’il y a anguille sous roche. Le joueur peureux va farmer les ennemis pendant des heures pour se mettre en (fausse) sécurité derrière un tas d’or, des objets de soin et un équipement flamboyant. Le joueur rusé, lui, va comprendre assez vite que le jeu, derrière sa radinerie apparente, le pousse à adopter un certain type de comportement. Et en effet, une vérité apparaît bien vite : tout ce qui peut être acheté peut être trouvé gratuitement ! Cela saute aux yeux vers la fin du jeu, où on regarde son trésor personnel en constatant, perplexe, qu’on y a jamais touché... L’argent est le plus utile au début, quand on n’en a pas ; mais quand on finit par en avoir, on s’aperçoit qu’il ne sert à rien car on a déjà tout ce qu'on voulait. C’est un fait qui se vérifie dans tous les épisodes de la série : l’argent est une couche de sécurité illusoire. Tout aussi vaine est la montée en niveau. Comme le jeu est en japonais et que vous y jouerez en émulation pour la plupart d’entre vous, il y a fort à parier qu’un onglet de Gamefaqs sera ouvert en permanence pendant vos sessions de jeu. Oh, aucun mal à cela ! Et comme vous allez vous en rendre compte, beaucoup vous conseilleront de monter jusqu’au niveau 50 minimum afin de débloquer l’accès à un certain type de magie prétendument surpuissante, avec guide de grinding à la clé. Conception typiquement américaine du RPG où les joueurs réagissent à la vue du chiffre tels des chiens de Pavlov : "comment grinder au level 99 ?" est la première question qu’ils se posent avant toute chose, sans même se demander si ils ont vraiment besoin de le faire. Sans vantardise aucune, j’ai battu le jeu au niveau 24, en ne prêtant jamais la moindre attention au niveau de John. La seule chose qui m’intéressait était mon arme, mes magies, si j’avais assez d’objets de soin, et comment bouger contre tel ou tel ennemi. Le jeu, par son contournement des règles implicites, encourage le joueur à se débarrasser du superflu, à se concentrer sur l’essentiel. Il y a beaucoup d’indices, notamment le prix prohibitif des magasins, qui poussent le joueur à se questionner sur le style de jeu et de progression nécessaire. Ce n’est qu’en apprivoisant le jeu que l’on se rend compte de l’inutilité de se cacher derrière les statistiques et l’équipement comme derrière un rempart : King’s Field a une base de game-design si bien pensée qu’on peut y aller avec le strict minimum, tant que l’on se montre patient et astucieux. Ainsi, la conquête typique d’un étage se marque par deux étapes : la première consiste à cartographier les lieux le mieux possible, à repérer où sont les ennemis les plus forts et les plus faibles, ainsi que les lieux sûrs. La seconde sera de prendre possession des lieux, de faire danser l’adversité et de s’approprier tous les objets, ceux nécessaires à la progression comme ceux qui peuvent nous faciliter la tâche. Et entre ces deux étapes, il y a une telle marge de progression que l’on peut sentir l’expérience de jeu changer à vue d’œil. C’est une sensation vraiment impressionnante. Ceci dit, même si j’adhère à la plupart de ses parti-pris, ce premier opus à tout de l’épisode brouillon, et on peut lui faire des reproches assez objectifs. Sa courbe de difficulté est assez mal fichue, par exemple. Quand on attaque un nouvel étage, on se retrouve systématiquement en désavantage car les ennemis tapent subitement plus fort et plus rapidement, mais il suffit de s’aventurer un peu pour gagner en confiance et glaner quelques pièces d’équipement ou de magie qui vont faciliter la tâche, au point de rouler sur toute adversité au moment de boucler l'étage en question. Une difficulté qui aurait pu marcher si certaines armes précises n’étaient pas trop puissantes... et si le tout dernier étage ne gâchait pas tout ! On parlait de l’importance de la première heure, on devrait aussi parler de la dernière, de la capacité à mettre un point final élégant à un jeu, qualité que très peu de jeux possèdent. Et King’s Field se prend les pieds dans le tapis avec des ennemis surpuissants qui frappent à travers les murs et respawnent en dépit du bon sens. De plus, les limitations techniques dont on parlait plus haut marchent en faveur du jeu, du moins la plupart du temps. Car on a vite fait de constater que malgré la lenteur du personnage, aucun ennemi n’est plus rapide que nous et que leur zone d’agression est très, très réduite. On peut facilement exploiter cette faille de l’IA pour les tuer sans prendre le moindre risque. Cela égratigne la tentative de rendre l’atmosphère pesante, les combats dangereux. King’s Field a tout d’une première tentative : il manque de finition, il est bancal, mais avec un charme indéniable et une réelle volonté de proposer autre chose. Il m’a accroché sans que je m’en rende compte, et ce fut une expérience courte mais intense. Il faut juste lui donner sa chance, ne pas se laisser repousser par un premier contact assez rude, et accepter de le laisser nous façonner à sa manière. Un exercice qui peut paraître vexant pour les joueurs les plus aguerris, mais à coup sûr le jeu en vaut la chandelle ! Un coup d’essai qui peut sembler en demi-teinte, mais qui ne manque pas de panache, et qui confortera From Software à continuer... sans pour autant se reposer sur leurs lauriers. PS : Voici la page Angelfire dédiée au jeu : www.angelfire.com/ca6/martinstudio/kfjp.html . Elle contient les cartes complètes de tous les niveaux, pour tous les épisodes ! De quoi éviter quelques crises de nerfs aux moins patients d’entre vous, quand vous arriverez au 4e étage... Un avis sur l'article ? Une expérience à partager ? Cliquez ici pour réagir sur le forum (15 réactions) |