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Eroge : Les jeux érotiques japonais
Un petit tour d'horizon d'un genre un peu en marge de la production classique et pour des raisons évidentes. De quoi compléter sa culture personnelle!

L'explosion des années 90

Mais revenons un peu en arrière, si vous le voulez bien. Dans les années 80, il n'existait pas de classification juridique pour les jeux interdits aux moins de 18 ans, cela restait un marché de niche et, je me répète, la plupart des possesseurs d'ordinateurs étaient des adultes. Cela a été la cause de certaines dérives avec la sortie de jeux au contenu particulièrement... problématique. De plus, il n'y avait parfois même pas la fameuse censure de type « mosaïque » désormais bien connue ! C'est à partir de 1989 que les choses vont changer, avec la sinistre affaire mettant en cause Tsutomu Miyazaki, un jeune Tokyoïte qui avait tué et dépecé plusieurs fillettes. Quand la police a perquisitionné chez lui, caméras de télévision à l'appui, on a trouvé de nombreux mangas, anime, et cassettes porno. Le mot « otaku » a alors inondé les médias (le terme existait depuis 1982 mais il n'avait pas encore un sens vraiment négatif), et beaucoup de gens ont fait l'association malheureuse entre les otakus et les malades psychopathes comme Tsutomu Miyazaki. Cette triste affaire a porté un rude coup à l'industrie de l'animation, du porno, et donc par ricochet aux eroge.
Une autre affaire, moins douloureuse, a eu lieu en 1991, où un collégien volait des eroge en magasin. C'est à cette occasion que le grand public a découvert l'existence de ce type de jeux, la plupart des gens ne savaient même pas que cela existait ! La Japan PC Soft Association décide en 1991 d'imposer un autocollant sur les titres destinés à un public adulte. Un an plus tard est fondé le Comité d'éthique des fabricants de software. Celui-ci décide entre autres de limiter le nombre de logiciels avec un contenu par trop extrême même si, dans la pratique, certains titres passeront entre les mailles du filet. Plus globalement, le début des années 90 a aussi connu un durcissement de la loi sur la pornographie (pas tant dans le contenu que sur la diffusion).

Revenons en 92, où le jeu Otogirisô de Chun Soft sur Super Famicom inaugure le concept du « multi-scenario multi-ending », à savoir que l'histoire et la fin peuvent radicalement changer selon les choix effectués en cours de partie. Bien qu'il ne s'agisse pas d'un eroge, le principe aura un très grand retentissement sur le genre. Kawarazakike no ichizoku, sorti en 93, sera le premier eroge d'aventure de type multi-scénario (avec pas moins de 19 fins différentes !). Suivront des hits comme Desire (C’s Ware, 94) ou Yu-No (en 96, dernier jeu sorti sous DOS apparemment, ensuite ce sera exclusivement Windows), qui bénéficieront eux aussi d'une version Saturn.
Et forcément, les différentes évolutions en matière de graphisme et de son (dont les voix, les titres étant de plus en plus souvent doublés) vont vraiment considérablement enrichir les eroge. Parallèlement, le nombre d'utilisateurs de PC augmente de plus en plus, et donc fatalement le nombre de joueurs potentiels. On peut dire que c'est au début des années 90 que les eroge ont quitté le domaine des jeux avant tout centrés sur le sexe pour se tourner vers celui des jeux à scénario, souvent couplé à une histoire d'amour. Bien entendu, les jeux avec des scènes de viol ou des monstres à tentacules ne manquent pas, mais de nombreux softs accordent une place primordiale a l'histoire et au sentiment amoureux. La qualité graphique fait également un bon en avant, moins sur le plan des capacités techniques que du design.

Otogirisô.
Kawarazakike no ichizoku.

Une trilogie de jeux de l'éditeur Leaf est souvent citée comme tournant majeur. Tout d'abord, Shizuku et sa suite Kizuato en 1996, qui reprennent le concept du visual novel en mode multi-scénario, où on incarne un simple lycéen mais en proie à des événements surnaturels, ce qui était plutôt rare jusque là. C'est vraiment du roman interactif, sans doute plus proche du livre que du jeu vidéo. Tous deux jouissent d'une excellente critique quant à l'histoire, et à une époque où Internet n'est pas encore démocratisé, le bouche à oreille fonctionne bien. Le troisième par contre, To Heart qui sort en 97, prend le parti de la simple love comedy. Il sera adapté en version tous publics sur différentes machines comme la Playstation (100 000 exemplaires vendus rien que pour cette version), et surtout sera adapté en série animée, là encore dégagée de tous ses aspects sexuels, ce qui va devenir assez fréquent. On se doute alors que la popularité de la licence va exploser, car touchant désormais le grand public.
Jusque là, il arrivait que certains eroge à succès soient effectivement adaptés en dessin animé, mais uniquement en vidéo pour un public adulte (c'est d'ailleurs souvent plus salé que dans les softs). To Heart marque un changement dans le sens où le scénario du jeu, ou au pire la qualité des personnages, est tellement bon qu'on peut se permettre de se passer des scènes X pour en faire une œuvre tous publics. Je pense que l'exemple le plus célèbre est Fate Stay Night, dont je suis sûr qu'un certain nombre de fans ignorent carrément qu'il s'agit d'un eroge à la base !

Shizuku.
Kizuato.
To Heart (PC).
To Heart (Plasytation).

To Heart donnera naissance chez d'autres éditeurs à des titres similaires comme One (Tactics, 98), Kanon (Key, 99), et Air (Key, 2000). Tous ces titres, que je trouve graphiquement immondes personnellement, auront profondément marqué la culture otaku, même en-dehors des eroge. Ces jeux sont parfois qualifiés de nakige (naku veut dire « pleurer », il s'agit donc de jeux au contenu parfois très émouvant). Le succès sera tel que les différents épisodes seront eux aussi adaptés sur console. Comme on le voit, le coté sexuel passe souvent complètement à la trappe. Plus globalement, comparé à la décennie précédente, les scènes X prennent nettement moins d'importance en proportion du reste du jeu (rassurez-vous, on trouve toujours de très nombreux titres où on en a pour son argent). On parlera par ailleurs désormais de girl game pour designer cette catégorie spécifique de jeux, lorsqu'elle est sans contenu sexuel. J'insiste bien la-dessus : un girl game n'a pas de scènes X, à l'instar de la série des Tokimeki Memorial.

Kanon.
Air.

La fin des années 90 va également voir apparaître une nouvelle catégorie de joueurs... ou plutôt de joueuses. Jusque là en effet, la grosse majorité des consommateurs de eroge était de sexe masculin, même si j'ai connu une fille qui y jouait à l'occasion. Ceci mis à part, il y a un petit boom des jeux X destinés à un public féminin, ce qui n'existait pas auparavant. On peut les séparer en deux Catégories : les Boys Love game, et les onna-muke game, littéralement « jeux pour femmes adultes ».
Tout d'abord, les Boys Love game, soit l'équivalent du yaoi, c'est-à-dire d'œuvres mettant en scène des garçons homosexuels. Attention : le yaoi est dessiné et écrit par et pour des femmes hétéros (ou bi au pire). Imaginez une histoire d'amour hétéro classique, mais où les deux protagonistes sont des hommes. Le yaoi ne cherche absolument pas à représenter une homosexualité réelle : à l'instar des eroge, avant tout destinés à un public masculin hétéro, les BLG proposent de même de l'ultra-soft au hard le plus pervers. Là aussi, on trouve quelques adaptations édulcorées sur console.
Le genre est apparu au milieu des années 90, mais contrairement aux eroge hétéro, il ne semble pas y avoir eu de titres vraiment marquants, pas dans le sens où il n'y aurait pas d'excellents titres, mais dans celui où aucun n'a eu une réelle importance dans l'histoire du genre, même si je m'y connais très mal. On compte beaucoup moins d'éditeurs que pour les eroge (c'est normal, le marché est à la fois moindre et plus récent). On retiendra surtout Alice Blue, fondé en 2000, et qui est une branche de Alice Soft, spécialisé en eroge masculins.

Gakuen Heaven.
Motsureta necktie ha saijôkai de koi o suru.

Deuxième catégorie : les onna-muke game. Attention à ne pas les confondre avec les otome game, même s'ils y ressemblent. Certains onna-muke sont bien des otome, mais la majorité des otome sont tout public, puisqu'ils se rapprochent d'une simulation de drague, mais inversée : dans un eroge standard il faut draguer, alors que dans un otome il faut se laisser draguer et faire son choix parmi plein de beaux jeunes prétendants. La série des Angelique, qui existe depuis 1994, est l'archétype même des otome game.
Cette fois, le contenu est hétérosexuel, mais reste toujours essentiellement de type jeu d'aventure. C'est généralement beaucoup plus doux que les eroge (alors que les BLG peuvent être extrêmement hard), y compris dans l'aspect graphique. J'ai bien dit « généralement » ! J'ai vu une scène de type plan à trois notamment... Il s'agit de la catégorie de jeux pour adultes la moins représentée, mais cela semble être la seule à avoir pris de l'essor. Alors qu'en 2007, lors de la première version de ce dossier, je n'avais trouvé que quelques titres, tous du même éditeur (Mirai), surtout connu pour la série des Hoshi no ôjo et qui a fermé en 2013 après avoir édité une quinzaine de titres, de nouvelles recherches pour cette mise à jour m'ont amené à découvrir au moins trois nouveaux studios spécialisés : Kalmia8, A'S Rising et Pil-Vamp, qui a ouvert en 2015 et est apparemment toujours actif, mais ils n'ont sorti que trois titres à l'heure actuelle. On en trouve même sur smartphone désormais !

Mashô megane.
Ai ha nikushimi ni yoku nite iru.
Yume o mô ichido.

Les sommets, puis la chute des années 2000

C'est en 2002 que le pic sera atteint pour le marché. C'est aussi à cette période qu'on trouvera dans le commerce le plus grand nombre de revues spécialisées. J'ai recensé quinze titres dans l'histoire de la presse vidéoludique japonaise, BLG exceptés (car il a bien existé aussi au moins une ou deux revues dédiées, comme Game Piasu, disparu en 2006), mais en 2021 c'est vraiment la Bérézina.
La plupart ont débuté leur parution au milieu ou à la fin des années 90, et aujourd'hui en 2021, il n'en existe plus qu'une seule encore éditée, en l'occurrence BugBug, qui existe depuis 1992. Toutes les autres ont dû mettre la clé sous la porte. Alors bien sûr, l'industrie de la presse vidéoludique dans son ensemble se porte mal, mais pour les magazines console, cela n'atteint quand même pas un tel niveau.

Le début des années 2000 a vu l'explosion du merchandising des eroge, qui touche désormais le grand public : CD, émissions de radio, jeux de cartes, adaptations en DA, ou sur console en version édulcorée, sont devenues légion. Les jeux amateurs ne sont pas en reste, dont le célèbre Tsukihime du groupe Type-Moon, vendu en convention à plus de 100 000 exemplaires, et qui sera ensuite récupéré dans le circuit commercial traditionnel, dont une adaptation en anime. Elf va adapter des romans pour en faire des jeux, et également sortir des remake (Word Worth, Shangrlia, Dragon Knight 4) et commencer à proposer de vieux titres en téléchargement comme Dôkyûsei. Leur principal rival, Alice Soft, publie Lance 6 en 2004, RPG qui bénéficie d'une bonne critique (la série continue de nos jours, ils en sont au moins au dixième épisode), et ils se lancent dans les rééditions à petit budget (les eroge ont toujours été chers, mais là on passe à 2800 yen, soit une vingtaine d'euros, ce qui est plus que raisonnable). J'en parlais un peu plus haut, mais c'est également en 2002-2003 que sortent les premiers jeux à contenu hétéro pour un public féminin.
Hélas, le chiffre d'affaires généré par les eroge va baisser de moitié entre 2002 et 2011, même s'il représente tout de même encore approximativement – si je convertis – 140 millions d'euros, pour ensuite relativement se stabiliser. Entre 2005 et 2016, soit en une décennie, le nombre de titres édités annuellement passe de 900 à 750, puis à 500 de nos jours, et les ventes globales chutent de 4,8 millions à 1,70 millions d'exemplaires, soit une diminution des deux-tiers ! Désormais, un eroge est considéré comme un hit lorsqu'il parvient à se vendre à 10 000 exemplaires... Qu'est-ce qui peut expliquer un tel phénomène ? Pour comprendre cela, il faut remonter en arrière.

Avant l'avènement du CD-ROM, j'en ai déjà parlé, cela ne revenait pas bien cher de réaliser un jeu X. Une équipe réduite de deux-trois personnes était souvent la norme. Mais la technologie évolue, tout comme le contenu des eroge. On a vu que le concept du jeu multi-scénario avait profondément modifié le genre, il faut donc désormais écrire des histoires très, très longues et prendre en compte les différents embranchements possibles, ce qui n'est pas forcément à la portée du premier venu, même s'il est bon écrivain. Mais c'est surtout du côté technique que vient le problème. Désormais, les jeux doivent être intégralement doublés, il faut donc engager (et payer) des comédiens professionnels, qui d'ailleurs refusent souvent d'être crédités au générique (on peut le comprendre), ou alors prennent un pseudonyme. Il faut aussi fabriquer des cinématiques en dessin animé de qualité pro, composer des génériques, sans compter la promotion et la distribution du jeu, ou encore le merchandising. Une micro-entreprise, qui représentait la norme dans le milieu, ne peut tout simplement pas s'offrir un tel luxe, et encore moins tout produire en interne.
Un autre aspect qui va porter un rude coup à l'industrie est la démocratisation d'Internet et le téléchargement illégal. Autant pouvoir jouer à un jeu console de manière pirate nécessite un minimum de connaissances techniques, autant pour un jeu PC il suffit de l'installer, et le tour est joué. Autour des années 2010 apparaissent des plates-formes de téléchargement légal comme DMM R18 online game (devenu depuis Fanza Games, le site vend des films X classiques également) qui, à l'instar de Steam, proposent de nombreuses promotions et permettent d'avoir accès à une foule de jeux pour adultes pour une somme modique. Par ailleurs, la plupart des joueurs de l'époque, qui sont souvent au moins cinquantenaires aujourd'hui, ont lâché l'affaire, et les plus jeunes ne veulent pas claquer 10000 yen dans un eroge comme dans les années 90, une époque qu'ils n'ont pas connue où le prix des jeux vidéo (en général) était bien plus élevé qu'aujourd'hui.

Les magasins spécialisés, ou les rayons spécialisés au sein de boutiques traditionnelles, ont pour la plupart disparu eux aussi. Celui qui visitait Akihabara dans les années 90 comprendra aisément de quoi je parle. Désormais, la plupart des achats en physique se font sur le Net via des sites comme Amazon ou autres. Par conséquence, de nombreux studios ferment les uns après les autres. Leaf, qui avait connu un énorme succès à la fin des années 90, sort son ultime jeu en 2011. Shilk's ferme en 2014, Elf en 2015 (mais leurs titres se retrouvent sur Fanza Games). Alice Soft est toujours là par contre. Pour les éditeurs toujours actifs, qui sont tout de même encore assez nombreux, les versions dématérialisées coûtent facile 20% moins cher... En 2017, un même jeu se vendait à peu près autant en version physique que dématérialisée, je suppose que cela ne s'est pas arrangé depuis. Enfin, de nombreux titres des années 90 sont disponibles de nos jours, dans des versions refaites pour tourner sur un Windows récent.
Aujourd'hui, il sort en moyenne une quarantaine de titres par mois, ce qui reste relativement important et le joueur continue à bénéficier d'un minimum de choix, mais cela fait quand même presque moitié moins en dix ans. On est revenu au niveau de la fin des années 80, en fait ! Je comptabilise à peu près 80 titres édités en 1990, 300 en 95, et sur une période 1999-2005 cela tournait autour de 800 par an. Ce chiffre a donc été divisé par deux.

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