Actualité de l'émulation [contenu fourni par Emu-France]
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Par MTF (18 juillet 2011)
Chaque art connaît cela : de la
Littérature à la peinture en passant par la sculpture ou même la musique, il existe certains chefs-d'œuvre
qui ne parviennent pas, de leur temps, à atteindre la renommée qu'ils auraient dû pourtant connaître.
Tôt ou tard cependant, on parvient à les découvrir, soit par accident, soit parce qu'un tel, qui a connu
plus de succès, les a amenés à la lumière du grand jour. On ne peut souvent que regretter que
ces artistes, qui parfois ont connu une fin misérable, n'aient pas eu droit au succès qu'ils méritaient ;
mais on ne peut que remercier que le temps les ait enfin amenés jusqu'à nous. La réaction de tous fut sans doute
alors l'incompréhension. Quel était ce « Ness », ce petit bonhomme au maillot rayé
jaune et bleu, aux culottes courtes, à la batte de base-ball et à la casquette à l'envers ? Perplexe,
on tente de se ressouvenir d'un jeu où il aurait pu apparaître. Mais bien que le « dossier »
consacré à la présentation des personnages nous en apprenne plus, ces noms et ces références
nous sont mystérieuses. Le personnage reviendra dans Super Smash Bros. Melee,
en 2002, accompagné d'autres figures tout aussi énigmatiques : ses compagnons, Paula, Jeff,
Poo, et un mystérieux petit bonhomme à la peau rose, « Mr. Saturn ». De l'art de raconter une histoireEarthbound est donc mieux
connu au Japon sous le nom de Mother 2. Il s'agit du deuxième épisode de la série des
Mother, qui compte à présent trois épisodes ; le premier épisode était sorti sur Famicom
en 1989, le troisième sur Game Boy Advance en 2006, tous trois issus de l'esprit agité de Shigesato
Itoi, dont je reparlerai plus en détail à la fin de cet article. Il reste en effet la tête pensante
de la série, et son nom est inéluctablement associé à ces jeux. Avant de parler plus en détail du jeu dans sa forme, je m'en vais ici consacrer un très large paragraphe au fond. Car les jeux Mother font partie de ces titres qui ne se jouent pas, mais qui se vivent : la narration est omniprésente mais, et c'est là le talent du créateur, n'est jamais imposée au joueur. À ce dernier de parler aux personnages, de lire les panneaux pour en connaître davantage : en ce sens l'histoire ne se fait jamais oppressante à la façon d'un Final Fantasy, pour continuer la comparaison, et surtout aucunement dirigiste. Même, le jeu affiche une liberté sans précédent, à tout moment l'on peut revenir sur ses pas jusqu'à notre point de départ, ne serait-ce que parce qu'il est possible, passé un certain stade de l'aventure, d'utiliser un pouvoir de téléportation. Et si le jeu, comme de bien entendu, adopte une certaine découpe chapitrée, cela se fait de façon si imperceptible, et si subtile, que l'on a réellement l'impression de suivre la progression de véritables êtres humains et non pas de pixels obéissant à un programme informatique quelconque. Mais ne mettons pas la charrue avant les bœufs : voici le résumé du prologue du jeu. Notre histoire se déroule en 199X,
dans la ville d'Onett, petite bourgade du pays d'Eagleland. C'est une ville de campagne qui peut rappeler
ces villages de l'Amérique des grandes plaines : quelques maisonnées, un hôtel, un hôpital,
une bibliothèque et une salle d'arcade où viennent se défouler les jeunes gens en mal d'aventure. Dans la tranquille banlieue au Nord, deux maisons se jouxtent. Ce sont des voisins et amis. Dans l'une, une famille et leurs
deux fils, Pokey et Picky, peut-être un peu chamailleurs et trouble-fêtes. Dans l'autre, une
famille et leurs deux enfants. Le père est absent pour un long voyage, et la mère veille, seule, sur leur fille
Trecy et leur fils, Ness. Tout est calme cette nuit-là, et sans doute ce dernier rêve-t-il
de chocolats et de bonbons sucrés. Soudain, un bruit terrible fracasse le ciel et ébranle le foyer. Ness bondit
hors de son lit en pyjama, consulte sa sœur qui est dans le même état de frayeur. Descendant quatre à
quatre les escaliers, sa mère est déjà levée et creuse une tranchée dans le salon. Earthbound peut se traduire par « terre-à-terre ».
Et à la lecture de ce prologue, je pense que vous conviendrez qu'il s'agit là d'une définition parfaitement
cohérente. Oubliez alors tous les poncifs des RPGs, les héros se levant harnachés pour le combat et maîtrisant
à six ans les épées d'une main plus assurée que les grands soldats. Oubliez les châteaux
médiévaux, les fées et les légendes parlant de cristaux scintillants guérissant de tous
les maux. Oubliez les dragons volants et les atlantides oubliées. Dans ce monde qui s'ouvre passée la porte
de votre demeure, vous ne trouverez que des hamburgers, des voitures, des cafés-concerts et des bureaux d'affaire.
Un téléphone suffira pour appeler vos proches, et non pas quelque sphère magique venue d'on ne sait où,
et si l'on reste trop longtemps au soleil, on peut attraper une insolation. Ce n'est pas, cependant, que les légendes
et la magie n'existent pas dans ce jeu ; mais ils étonnent même ceux qui les suivent et l'utilisent. De la terre à la terreComme Earthbound n'est pas
un roman ou un film, il nous faut pourtant bien se convaincre de parler, tôt ou tard, de ses aspects techniques et de
son gameplay ; passage nécessaire bien qu'un peu réducteur car, sur ce plan-là, le jeu
possède quelques imperfections qui ont pu lui nuire à son époque. Le premier contact avec le jeu est en effet
relativement rude ; après un écran-titre et une mystérieuse image montrant des vaisseaux spatiaux
détruisant une ville, séquence que l'on jurerait avoir déjà vue dans Plan 9 from Outer Space,
il est difficile, dans les premières secondes d'être parfaitement subjugué par les graphismes. Ceux-ci
peuvent même paraître relativement austères : les pixels, bien qu'expressifs, sont minuscules et la
vue choisie, légèrement de trois-quart, donne l'impression d'un monde déformé, oscillant entre
le rectangle et le carré. Earthbound est un monde droit, qui exacerbe même plus que de raison
son côté artificiel. Si cela est assurément un principe esthétique fort, une identité assumée,
je comprends que l'on puisse être de prime abord rebuté par l'enrobage du jeu. Ce fut même ma première
réaction, qui s'est traduite par un rejet initial. Si les zones d'exploration sont donc assez particulières, les choses se gâtent encore davantage lors des écrans de combat. La vue adoptée est celle d'un Dragon Quest, c'est-à-dire que l'on ne voit à l'écran que son adversaire tandis qu'en haut s'alignent les commandes sélectionnables et, en bas, les statistiques de nos héros. Pourquoi dis-je que ces écrans sont particuliers ? Deux raisons à cela : la musique, d'une part, oppressante et enjouée à la fois, psychédélique ; d'autre part, le décor des rencontres, qui est composé de formes de couleurs étranges et malsaines s'entremêlant sans fin. Elles furent composées en réalité grâce à des algorithmes mathématiques simplexes, des fractales et des exponentielles : mais même en affrontant un banal rat des champs, l'on a le sentiment d'être transporté dans un monde extra-sensible où notre raison est ébranlée, où tous nos sens sont mis à contribution. Je pense sincèrement que ces images peuvent donner des cauchemars. Restons un instant sur le système de
combat, car il cache plus de subtilités qu'on ne le croit. Avant la rencontre, déjà : les ennemis
apparaissent sur la carte (il n'y a donc jamais de rencontres aléatoires) et en fonction du contact opéré
avec eux, le combat peut soit être à notre avantage (en touchant son dos par exemple), équilibré
ou à notre désavantage, ce qui détermine le premier coup donné : nous, lui ou en fonction
des statistiques de vitesse de chacun. Ensuite, les ordres de combat sont relativement classiques, si ce n'est deux fonctions
très intéressantes : la première est une commande « Auto-Fight ». Particulièrement
utile pour faire du « leveling » face aux ennemis devenus trop faibles pour nous menacer, son activation
permet aux personnages d'enchaîner les coups sans notre intervention. Bien entendu, la commande est désactivable
à tout moment si jamais les choses tournent mal. L'autre nouveauté, que j'aurai aimé voir plus souvent
depuis, est l'« Auto-Win » qui se déclenche au moment de la rencontre avec l'adversaire. Si la
différence de niveau entre le joueur et l'ennemi est trop grande, le combat est considéré comme gagné
d'office ; l'on ramasse donc expérience et objets sans combattre, ce qui est bien pratique lorsqu'on explore d'anciennes
zones et qu'on souhaite ne pas se faire embêter par des ennemis qui nous auraient ralentis plus qu'inquiétés. Mais il reste une troisième particularité
unique lors des scènes de combat. Les points de vie et de magie, indiqués au bas de l'écran, sont inscrits
sur des façons de compteurs tournants, un peu comme des machines à sous ; pragmatiquement, cela signifie
qu'un dégât n'est pas encaissé immédiatement mais que la barre de vie décroît progressivement,
un chiffre après l'autre, jusqu'à se stabiliser une fois la soustraction achevée. Si jamais le coup a
été « mortel », le jeu vient nous le préciser. Mais, et c'est là l'idée
superbe, si le combat vient à s'achever avant que tous les dégâts aient été enregistrés,
le compteur s'arrête immédiatement de tourner. Cela n'a l'air de rien, mais cela fait tout : les ennemis
possédant, c'est là un poncif du genre, souvent une « dernière attaque », lancée
alors que leur vie est réduite à zéro, ne font alors que guère de mal, si ce n'est aux personnages
déjà mal en point. Vous comprendrez alors que tout a été
fait pour rendre les combats d'Earthbound intéressants au possible. Contrairement à d'autres
RPGs où les combats aléatoires peuvent devenir des plaies, des pertes de temps immondes, ce jeu-ci prend un
malin plaisir à effacer ces contraintes pour ne se concentrer que sur la stratégie : car il ne sert pratiquement
jamais à rien, dans ce jeu, de frapper sans queue ni tête. Sans la bonne stratégie, sans la bonne méthode,
tout combat est irrémédiablement voué à l'échec. En effet, le jeu paraîtra des plus difficiles pour celles et ceux qui voudront se contenter des attaques physiques ou
magiques de base. Il leur faudra gagner de nombreux niveaux très rapidement et même, rien n'est joué d'ordinaire.
C'est qu'en réalité, le jeu utilise, bien plus que tous les autres, les sorts de modifications d'états
et les boucliers de protection. Si l'une des règles des « clichés des RPGs » stipule que
ces sorts sont inutiles contre les petits ennemis, car une chiquenaude les tue, et contre les boss, car ne fonctionnant jamais,
elle ne s'applique pas ici ; et il faut considérer comme une stratégie à part entière le
fait d'endormir ou de paralyser un ennemi retors, d'augmenter ses statistiques d'attaque et de défense, quitte à
passer les premiers tours de combat à ces bagatelles. C'est la seule façon de progresser agréablement
dans le jeu. Raison et folieJe suis content de m'être débarrassé,
peut-être de façon un rien cavalière, des aspects les plus techniques du jeu ; il me fallait cependant
prévenir de ces quelques particularités qui peuvent décontenancer, voire surprendre. Revenons un instant
à l'ambiance générale du jeu. La portée polémique d'Earthbound est omniprésente, et surtout bien plus fine qu'une banale morale sur l'injustice d'une tyrannie ou qu'une condamnation de la pollution. Ce jeu prend même des airs de « jours des fous », ces fameuses célébrations médiévales où le bouffon devenait roi et où les paysans tiraient la charrette ; fêtes étranges où sous couvert de respiration sociale, de sas de décompression des indigents se révélait toute l'ineptie de la société et de la condition humaine. On me dira sans doute que je grossis le trait, que je tisse des liens là où il n'y en a aucun : mais je n'avais encore jamais vu, dans un jeu vidéo du reste, une réflexion aussi dense et pourtant aussi invisible, comme n'en ayant pas l'air, sur le monde et son fonctionnement. Cette réflexion de fond ne touche pas
uniquement le monde contemporain mais surtout, et c'est ce qui sera le plus visible de prime abord, le jeu vidéo et
le genre du jeu de rôle en particulier. Ses codes sont distordus et moqués : ainsi, l'on trouvera de temps
à autre des statues étranges en forme de crayon (pencil statue) qui bloquent des passages étroits. Un
personnage nous donnera le moyen de les outrepasser : un effaceur de crayon (pencil-eraser). Une fois appliqué
sur la statue, celle-ci disparaît « sans savoir exactement pourquoi » (For some reason). Mais
le passage le plus délicieux du jeu reste la création d'un individu étrange, prénommé « Dungeon-Man »
qui a pour métier de bâtir des donjons de RPGs. Parcourir l'un de ceux-ci, précisément, c'est véritablement
« voir » le mécanisme d'un concept de jeu vidéo ; chaque obstacle est agrémenté
d'un panneau nous expliquant le pourquoi du comment, que « les coffres les plus faciles à atteindre ont
souvent des objets décevants » ou que « sept fois sur dix, le joueur prendra le chemin de gauche
lorsqu'il est confronté à une intersection pour la première fois », et d'autres pépites
de ce genre. On pourrait croire alors, avec tout ce que
j'ai pu dire, que le jeu se joue intégralement sous l'angle de la parodie ou du sarcasme. Si c'est effectivement un
pendant nécessaire, il ne faudrait le réduire intégralement à cela ; puisque toute comédie
cache au plus profond d'elle un soupçon de tragédie, les deux genres se frôlant constamment (ne pleure-t-on
pas de tristesse et de rire ?), l'histoire d'Earthbound se fait également profondément poignante. Il est délicat
d'en parler sans en ôter la surprise : aussi ne dirais-je simplement qu'au cours de cette belle aventure, qui vous
tiendra en haleine des dizaines d'heures durant, vous découvrirez la méchanceté et le vice, la douleur
donnée par plaisir et la mesquinerie ; la mort d'amis proches, et la destruction d'un monde qui n'a pas mérité
son sort ; vous découvrirez les misères de pauvres hères que vous aiderez au fur et à mesure
de votre parcours, et qui aimeraient tant vous aider en retour mais ne peuvent que vous offrir leurs belles pensées ;
le bonheur reposant d'une fontaine d'eau chaude et la manipulation d'esprits naïfs.
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