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Crash Twinsanity
Année : 2004
Système : Playstation 2, Xbox
Développeur : Traveller's Tales Oxford
Éditeur : Vivendi Universal Games
Genre : Action / Plate-forme
Par Orbulon (17 août 2015)

La croyance populaire tend à considérer que la série Crash Bandicoot est morte en même temps que la première Playstation. C'est en effet à ce moment qu'elle fut abandonnée par ses géniteurs, les talentueux californiens de Naughty Dog, qui préférèrent s'occuper d'une toute nouvelle franchise (Jak & Daxter) pour marquer leur passage sur la nouvelle génération de consoles. D'autres studios se verront ainsi confier le juteux marsupial (réunis, les quatre jeux de Naughty Dog se sont vendus à près de 25 millions d'exemplaires) pour perpétuer ses aventures avec plus ou moins de succès. Ainsi, bien qu'il soit coutume de raconter que les diverses itérations de la licence durant les années 2000 soient toutes d'une médiocrité abyssale, une perle luit, timidement : c'est Crash Twinsanity.

Revenons tout d'abord sur cette phase de transition : les détenteurs historiques de la licence, les studios Universal Games, commandent un nouveau titre aux anglais de Traveller's Tales, studio expérimenté ayant à son actif des titres comme Mickey Mania et Sonic R. Ce premier Crash « nouvelle génération » sera intitulé La Vengeance de Cortex, et c'est malheureusement un jeu médiocre, une pâle resucée de ce qui faisait le charme des opus PS1. Terne, sans génie ni ambition, le jeu marquera pour une triste raison : ses temps de chargement colossaux.
Le glorieux passé de la licence aura cependant son effet : le jeu se vend très correctement, malgré les critiques mitigées. Universal donne donc à Traveller's Tales l'occasion de réaliser un projet plus ambitieux visant à remettre le marsupial sur le devant de la scène vidéoludique. Pour l'occasion, le studio voit les choses en grand. Ce jeu sera le premier signé par sa toute nouvelle division basée à Oxford. Hélas, trois fois hélas, le développement fut des plus chaotiques : les contraintes de temps et de budget, ainsi que le manque d'expérience globale du staff ont poussé à de nombreux - et drastiques - changements de direction : de « Crash Bandicoot Evolution », hybride entre plate-formes et RPG, il restera Crash Twinsanity, un projet nettement moins ambitieux.
Le jeu sera livré à Vivendi - qui a entre-temps racheté la branche jeux vidéo d'Universal - à temps pour noël 2004 ; mais en plus d'être amputé d'une très grande partie du contenu initialement prévu, Twinsanity jouit d'un manque de finition assez hallucinant. Résultat : des critiques pour le moins mitigées qui finissent par noyer le jeu au milieu des dizaines de platformers 3D de série B que la PS2 a accueillis. Et pourtant, à la manière d'un Kya: Dark Lineage, il compense ses gros défauts de finition par un fort capital sympathie, une ambiance délurée et de nombreuses fulgurances de gameplay.

Des concept-arts de l'éphémère projet « Crash Bandicoot Evolution ». Le jeu devait offrir un contenu bien plus conséquent que celui du produit final.
Crash devait être accompagné d'un alien qui devait notamment lui servir de grappin et de bouclier.

Le pitch du jeu tient en quelques lignes : le Dr. Neo Cortex, nemesis et par ailleurs créateur de Crash, est menacé par deux créatures supposément aviaires venues d'une autre dimension dont l'objectif est clair : détruire l'archipel où le créateur et sa créature vivent. Les deux se voient donc contraints à s'entraider en dépit de leur haine mutuelle pour sauver leurs peaux respectives...
Et, aussi surprenant que cela puisse paraître, cette trame qui semble sortie de l'imagination d'un enfant de six ans se révèle être redoutablement efficace, soutenue par des cinématiques décemment mises en scène et surtout vraiment bourrées d'humour. Car oui, l'humour est une composante prédominante dans Twinsanity, et l'écriture parvient à ne pas être d'une lourdeur écrasante - écueil ô combien récurrent dans les jeux du genre. Notamment, le personnage de Cortex - la véritable star de cet épisode - est ici délicieusement pathétique en savant névrosé et maniéré, intarissable source de situations toutes plus savoureuses les unes que les autres. Il suffit de voir ce savant ridicule négocier avec des pingouins - évidemment muets - en expliquant son manque de moyens financiers par l'échec commercial de La Vengeance de Cortex pour se convaincre que ce Twinsanity possède un charme unique, une véritable personnalité.

Le premier niveau n'est pas dépaysant.
Ces deux-là s'aiment. Profondément.

Outre cette plus grande place accordée à l'humour, Twinsanity se démarque de ses prédécesseurs au niveau de sa structure. La trilogie originelle est en effet surtout connue pour ses niveaux étriqués, des « couloirs » au level-design millimétré faisant fortement penser à des courses d'obstacles. Pour densifier les niveaux et éviter la monotonie, les développeurs ont placé dans chaque niveau un nombre fini de caisses fournies en bonus, et toutes les briser offrait au joueur une gemme, nécessaire pour débloquer des niveaux supplémentaires.

Eh bien, dans Twinsanity, grande première : ce n'est plus le cas !

Les premiers pas dans l'univers du jeu s'accompagnent en effet d'un doux sentiment de liberté : l'aventure débute sur une île servant de hub - le jeu en compte quatre - que l'on est libre d'explorer à sa guise en ayant contrôle de la caméra, révolution absolue dans la série ! Après tout, seules huit années sont passées depuis la sortie de Super Mario 64...
Finies les séries de couloirs totalement déconnectés entre eux, l'aventure que propose cet opus provoque un véritable sentiment de progression. Il faut ainsi dire adieu aux temps de chargement entre chaque zone, car ceux-ci ont aussi disparu : quel meilleur symbole de la volonté de faire bouger la série, après la longue minute qui séparait chaque stage de La Vengeance de Cortex ?

Alors certes, finie la clarté et la précision chirurgicale des opus PSone au profit de niveaux beaucoup plus amples mais toujours linéaires, à la manière de Rayman 2 ou plus récemment d'un Sly Raccoon. Les développeurs ont bien compris que ce n'est pas parce que les niveaux sont grands qu'il faut les peupler d'une palanquée d'items à collectionner, et l'ADN de la série reste clairement identifiable.
Ainsi, les seuls collectibles présents au sein de chacun des niveaux sont six gemmes, dont l'obtention constitue un challenge intéressant qui récompensent convenablement celui qui s'y adonne. Ces dernières débloquent en effet des concept-arts, des artworks ou même des storyboards de cinématiques. Et c'est là que l'on se rend compte du carnage que fut le développement du jeu : la majorité de ces documents bonus représentent des éléments totalement absents du produit « fini » !

Aku-Aku, le masque volant à la droite de Crash, agit comme un point de vie supplémentaire.
Quelques sympathiques effets de lumière.

Un aspect du jeu a cependant été conservé tout au long du développement : la présence de trois personnages jouables :

  • Crash Bandicoot, tout d'abord, est celui que l'on contrôle durant la grande majorité de l'aventure. Toujours accompagné de son attaque tourbillon qui le caractérise depuis ses débuts, le marsupial se manie comme dans les épisodes précédents, à l'exception de sa capacité à effectuer un double-saut dès le début de l'aventure. À l'occasion, Cortex se joindra à Crash... enfin, pas vraiment : c'est plutôt Crash qui s'empare de Cortex pour s'en servir d'appareil multitâche : maillet dévastateur (avec un crâne pareil, cela va de soi !) et possibilité de le jeter vers des endroits inaccessibles, souvent pour activer des interrupteurs.
  • Le Dr. Neo Cortex, s'il est le personnage autour duquel gravite le scénario, n'est jouable seul qu'a quelques reprises. Les séquences qui lui sont dédiées sont un peu moins axées sur la plateforme (il manque en effet terriblement d'agilité) au profit de l'utilisation intensive d'un pistolet laser.
  • Le troisième personnage que j'évoquais plus haut fait ici sa première apparition : Nina Cortex, nièce de Neo, survient très tard dans le jeu et un seul niveau - l'un des meilleurs - lui est consacré. C'est en effet un personnage très intéressant à jouer : dotée de bras bioniques qui peuvent s'étendre, elle peut notamment s'en servir comme des grappins qui apportent un changement de gameplay toujours bienvenu.
De gauche à droite : Nina, Cortex et Crash. Une belle équipe de bras cassés...
Le niveau de Nina s'achève par une mémorable poursuite par... un bus scolaire.

Alors, trois personnages pour trois fois plus de variété ? Eh bien, en réalité, si le jeu est certes très varié, le nombre de personnages n'en est pas forcément la raison principale. Car outre ses nombreuses phases de plateforme pure, certains niveaux de Twinsanty proposent des séquences mémorables permettant d'éviter que l'ennui ne pointe le bout de son nez.
Un petit éventail s'impose : par exemple, on a le droit à un passage vu de côté où l'objectif est de dégager un chemin pour un Cortex inarrêtable car poursuivi par un ours tandis que Crash est situé sur un autre plan. Un rare exemple de mission d'escorte ludiquement intéressante ! Dans le niveau précédent, quand Crash et Cortex se lancent dans une lutte digne d'un cartoon, les deux protagonistes forment une « boule » : comprenez que l'on a maintenant affaire à un Super Monkey Ball où l'on contrôlerait directement la sphère. Dernier exemple notable, où le pauvre Cortex se fait - une fois n'est pas coutume - humilier : durant certaines séquences, ce dernier va tout simplement servir de snowboard (!) au bandicoot !

La phase d'escorte, avec un Cortex poursuivi par un ours. L'essaim d'abeilles qui orne son crâne doit y être pour quelque chose.
C'est plus clair, maintenant ?

C'est donc à un jeu remarquablement varié que nous avons affaire, d'accord. Mais cela aurait été futile si Twinsanity était ampoulé, à la progression pénible et hâchée. Chanceux que nous sommes : la linéarité totalement assumée du jeu lui confèrent un rythme incroyable ; les situations délirantes et les surprises s'enchaînent tout en laissant exister des moments plus calmes permettant de respirer et donc au final d'apprécier davantage les nombreux moments de loufoquerie du jeu. Alors certes, un premier écueil majeur en découle : le jeu est vraiment court, avec seulement quatre hubs de trois longs niveaux chacun. Le boucler n'est donc qu'une affaire d'heures, mais le flow de l'aventure est si bon qu'il n'est pas douloureux d'y revenir.
Le remplissage est en effet aux abonnés absents, et les différentes séquences - malgré les changement de gameplay - sont plutôt homogènes en qualité. Une exception notable concerne les deux séquences de glisse que j'évoquais plus haut : aussi intéressantes soient-elles sur le papier, elles souffrent d'une maniabilité très discutable, et la récolte des six gemmes devient un véritable sacerdoce tant elles requièrent une précision que la maniabilité n'accorde pas. Pour comparer, elles sont presque aussi mauvaises que les séquences similaires de Sonic Adventure, c'est dire ! L'avantage du bandicoot sur le hérisson ? La musique qui l'accompagne, dans les deux cas excellente...

L'OST du jeu, en effet, est absolument phénoménale, réalisée dans son intégralité a cappella, ce dont on pourrait douter tant les imitations d'instruments sont convaincantes ! C'est un choix artistique fort et osé qui se révèle être en totale adéquation avec la plus grande place accordée à l'humour. Loin d'être un ostentatoire effet de style, la bande-son du jeu est fournie en compositions extrêmement catchy qui côtoient quelques reprises délirantes de morceaux classiques. On se retrouvera ainsi à pourchasser un ver en écoutant le Beau Danube Bleu ou à être pourchassé par un morse cuistot avec l'ouverture des Hébrides de Mendelssohn qui résonne derrière !
Signée par le groupe Spiralmouth, cette bande-son n'est ne contient peut-être pas que des merveilles de composition, mais demeure indubitablement atypique et mémorable, pour peu que l'on supporte l'a cappella...
L'aspect visuel du jeu n'est pas en reste et participe lui aussi au charme de l'aventure. Jamais impressionnant, certes, mais toujours agréable à l'œil. Les décors taillés à la serpe s'effacent derrière les textures colorées et le soin apporté aux animations. Il est aussi à noter que le jeu affiche en permanence un framerate à 60 FPS, ce qui est un luxe tout à fait agréable.

Les boss du jeu en imposent et sont très sympas à affronter.
Cortex se met à crier comme une fillette quand il n'a plus de munitions.

À ce stade de l'article, vous devez être en train de vous dire que ces paragraphes de dithyrambe doivent forcément cacher quelque chose. Dans le mille : ils ne sont là que pour mieux montrer les nombreux défauts qui ont enterré le jeu aux yeux de beaucoup.

Premièrement, si la maniabilité des séquence de glisse n'est pas terrible, celle des trois personnages est elle-même très perfectible. Passons outre les sempiternels problèmes de caméra qui faisaient encore tant de ravages au milieu des années 2000, le plus gros problème du jeu réside dans sa détection des collisions proprement calamiteuse. Il est courant de se faire toucher sans véritable raison, ce qui est d'autant plus gênant que se faire toucher une seule fois équivaut souvent à la perte d'une vie. Si l'on ajoute à cela un nombre de bugs assez sidérant, il apparaît qu'un bon coup de polish aurait été pour le moins salutaire.
Deuxièmement, le level-design, s'il sait se montrer occasionnellement brillant, prend un sérieux coup dans l'aile dans le quatrième et dernier monde du jeu. Excepté le tout dernier, les niveaux deviennent plus courts, moins inspirés et au final moins plaisants à parcourir que ceux qui précèdent d'autant que, graphiquement aussi, ce dernier monde déçoit énormément. Vide et terne, il contraste de façon impressionnante avec le reste du jeu, coloré et plein de petits détails. Si certains n'étaient pas convaincus, ce dernier quart d'un jeu pourtant très court est une preuve incontestable des problèmes de développement qu'a connus le jeu.
Un dernier détail agaçant : il n'y a aucun moyen de passer une partie des cinématiques (celles utilisant le moteur du jeu), ce qui signifie qu'à chaque mort, il faudra se retaper toutes celles qui se sont déclenchées depuis le dernier check-point. Cela peut sembler anecdotique, n'empêche que certains passages déjà tendus se révèlent encore davantage frustrants à cause de ce petit écueil, les points de passage étant souvent espacés plus que nécessaire.

Voilà ce qui arrive quand on pose la manette quelques instants.
Un passage parmi les plus agaçants du jeu.

Que retenir alors de ce Crash Twinsanity ? L'image d'un jeu de plates-formes « popcorn » pas très bien fini mais tout de même rudement plaisant à parcourir, réussissant avec un certain panache à renouveler la série dont il sera le dernier coup d'éclat. Il reste néanmoins un jeu tout-à-fait mineur pour lequel j'ai toutefois une grande affection, et il me semblait nécessaire de rendre justice aux qualités certaines de ce premier rejeton de Traveller's Tales Oxford.
Le studio enchaînera avec le développement de Super Monkey Ball Adventure, cuisant échec ludique qui signera leur arrêt de mort : le studio ferme ses portes en 2006... avec seulement deux jeux à son compteur.

Crash, lui, s'éteindra deux ans plus tard, après les échecs commerciaux de Crash of the Titans et de sa suite directe Mind Over Mutant, deux titres signés Radical Entertainment pour lesquels Crash et compagnie ont subi un redesign pour le moins controversé. Depuis 2008 donc, aucun nouvel épisode n'a vu le jour... Mais avec Activision détenteur de la licence, c'est peut-être pour le bien de tous.

Orbulon
(17 août 2015)
Sources, remerciements, liens supplémentaires :
L'intégralité des images - à l'exception de l'écran titre - est issue du site Crash Mania (http://www.grospixels.com/site/crashmania.net), ce qui explique la présence d'un logo en bas à droite de chacune d'entre elles.