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Noctropolis
Année : 1995
Système : DOS ...
Développeur : Flashpoint Productions
Éditeur : Electronic Arts
Genre : Aventure / Point'n click
Par Jean-Christian Verdez (23 septembre 2024)

Depuis les premières consoles et micro-ordinateurs, le jeu vidéo n'a jamais cessé de s'inspirer d'autres médias, notamment de la bande-dessinée. La plupart du temps, cela consiste à réemployer une licence populaire dans des jeux classiques (plateformes, beat'em up...), comme c'est le cas avec Les Schtroumpfs (1982), M'enfin! (1986), North & South (1989), Astérix & Obélix (1995) et bien d'autres... Certaines adaptations se veulent plus fidèles, notamment via une approche plus narrative par le biais du jeu d'aventure. Citons Nikopol (2008), Batman: The Telltale Series (2016), ou Blacksad: Under the Skin (2019)...

Et puis de temps en temps, c'est la bande-dessinée en tant que média qui est mise en valeur. On peut alors trouver des effets à base de phylactères et de cases qui s'enchaînent ou se superposent, comme dans The Caped Crusader (1988) et Liberated (2020). Comment ne pas citer aussi Comic Jumper ~ The Adventures of Captain Smiley (2008) et Comix Zone (1995), dans lesquels les décors sont littéralement formés par une BD dont on voit alors à l'écran tous les codes (bord des cases, onomatopées, etc.). Hommages ultimes au neuvième art, ces deux derniers vont jusqu'à développer un scénario directement lié à la bande-dessinée.

Le jeu qui nous intéresse cette semaine est à mi-chemin entre toutes ces productions. Tout en adoptant une structure plus classique du jeu d'aventure, il rend lui aussi hommage à la bande-dessinée en tant qu'outil narratif, en nous plongeant au coeur de l'univers sombre d'un comic book de supers-héros. Enfilez votre masque et votre cape, les habitants de Noctropolis ont besoin de vous !

C'est un travail pour... Darksheer !

L'histoire vous place dans la peau de Peter Grey, fan de comics et gérant de la librairie "Ex Libris". Pour Peter, tout va mal. Les clients se font rares, les factures s'accumulent, et sa femme est partie avec son meilleur ami, laissant derrière elle une demande de divorce. Cerise sur le gâteau, la publication de la BD préférée de Peter, "Darksheer" parue chez Cygnus Publishing, est sur le point d'être annulée. Darksheer est un super-héros à la Batman : dépourvu de supers-pouvoirs, il compte sur son intelligence et sa détermination pour venir à bout des criminels. Il est aidé en cela par sa partenaire Stiletto, une ancienne méchante repentie. Ensemble, ils protègent Noctropolis, ville dans laquelle il fait toujours nuit à cause d'un nuage de cendres permanent apparu des années plus tôt suite à une catastrophe volcanique.

Un jour, vous recevez un étrange paquet expédié par Cygnus Publising. À l'intérieur se trouvent une pièce d'argent, une pièce d'or, et un numéro inédit de Darksheer dans lequel les cinq plus grands criminels de Noctropolis s'évadent et font leur grand retour, libérés par un mystérieux individu se faisant appeler Flux...

Alors que vous manipulez la pièce d'argent, vous vous retrouvez brutalement téléporté dans un monde alternatif, en plein coeur de la ville de Noctropolis ! Cherchant dans un premier temps à comprendre ce qui s'est passé et comment revenir dans votre réalité, vous ne tardez pas à faire la rencontre des super-vilains. Stiletto vous sauve d'ailleurs in extremis d'une mort certaine. Une fois en sécurité, elle explique que Darksheer a quitté Noctropolis il y a des semaines (conformément à la fin du dernier numéro de son comic book dans la réalité), et avec ses cinq anciens ennemis qui resurgissent, la ville n'a jamais été autant en danger. Vous décidez alors de devenir le nouveau Darksheer.

Des graphismes très stylisés, avec des angles de vue souvent audacieux !

Ce n'est pas la première fois que les jeux vidéos nous font le coup du "monsieur tout-le-monde aspiré dans un univers fictif/virtuel", mais même si la formule est vieille comme le monde (citons Alice au Pays des Merveilles pour la littérature et Tron pour le cinéma), elle demeure indéniablement efficace et peut servir de point de départ à des styles ludiques si inventifs et différents les uns des autres que les développeurs auraient tort de ne pas en profiter (au hasard : Toonstruck, Comix Zone, Kabuki Quantum Fighter, Weird Dreams...)

Dans Noctropolis, bien que tous les décors soient dessinés dans un style graphique très marqué, les personnages sont en revanche interprétés par des acteurs de chair et d'os qui ont ensuite été "convertis" en sprites 2D, comme ce fut assez souvent la mode à l'époque de la sortie du jeu, de Mortal Kombat à Gabriel Knight 2 en passant par Pit Fighter. Les cinématiques sont quant à elles tournées sur fond vert. Mais elles ne sont pas en plein écran, elles sont incorporées en surimpression, comme s'il s'agissait d'une case de bande-dessinée. Même remarque pour les descriptions et dialogues à choix multiples. Même si Noctropolis se joue essentiellement comme un jeu d'aventure en point'n click traditionnel, cette mise en scène lui confère un look comic book original.

Le jeu se révèle aussi beaucoup plus narratif que la moyenne des productions qui lui sont contemporaines. Ici, un texte commente régulièrement vos actions ou leurs conséquences à la troisième personne, à l'image d'un narrateur anonyme dans une bande-dessinée. Cela confère aussi à Noctropolis une ambiance un peu old school, qui rappellera les Fictions Interactives 8-bit, qu'on trouvait par exemple sur Apple II (Le Casse, L'Enlèvement, et tant d'autres...). L'interface n'est pas en reste : un clic fait apparaitre une sorte de pyramide vue de dessus, avec plusieurs options sélectionnables sur ses faces. Vous pouvez alors choisir l'action à effectuer parmi plusieurs verbes (Regarder, Ouvrir, Parler, Prendre, Aller à, etc.) puis cliquer sur l'objet ou le personnage avec lequel vous essayez d'interagir. Ce système rappellera la fameuse interface SCUMM conçue par LucasArts pour ses jeux d'aventure, en beaucoup plus stylisée.

Autre déclaration d'amour aux comic books, lorsque vous lisez le dernier numéro officiel de Darksheer au début de l'histoire, vous le faites sous la forme d'une vraie BD à feuilleter ! Même chose lorsque, quelques minutes plus tard, une mystérieuse messagère vous livre un paquet contenant un numéro inédit ainsi que la fameuse pièce d'argent qui vous propulse à Noctropolis. Certaines éditions du jeu contiennent d'ailleurs les comics véritablement imprimés. Quant aux versions PC trouvables de nos jour en dématérialisé, elle sont fournies avec un fichier au format PDF. L'idée d'inclure des comics au sein de l'intrigue est excellente, et vu que les deux que l'on peut lire arrivent très tôt dans le jeu, on s'attend presque naturellement à en trouver d'autres, voire pourquoi pas à collectionner des pages lors d'une sorte de quête optionnelle. Malheureusement, il n'y a que ces deux numéros à lire. Ce n'est évidemment pas grave, mais c'est tout de même dommage. Pour ma part j'aurais beaucoup aimé lire quelques planches des précédentes aventures de Darksheer et Stiletto, ou/et les origin stories des méchants.

Ces derniers sont au nombre de cinq :

  • La Succube est l'une des plus dangereuses ennemies de Darksheer. Démone qui a pris possession du corps de Soeur Mercer, elle est capable de lancer des sorts de séduction, elle peut aussi pratiquer la télékinésie, et donner vie à une gargouille. Elle hait par dessus-tout le Père Desmond, notamment pour sa capacité à pratiquer des exorcismes.
  • Tophat est une sorte de magicienne sadique. De son véritable nom Cynthia Burrows, elle a toujours été fascinée par la magie. Elle semble en outre avoir un compte personnel à régler avec Stiletto (même si on n'en saura jamais plus).
  • Le Maître Macabre n'est rien de moins qu'un chirurgien fou, spécialisé dans la torture et les amputations. Lorsqu'il capturera Stiletto, il faudra faire preuve de beaucoup de talent pour la libérer et prendre le dessus !
  • Enfant, Bill Dawson était victime de cauchemars très fréquents, même éveillé. Admis en hôpital psychiatrique, le traitement (qui ressemblait plus à de la torture) en a fait un monstre psychotique difforme qui se fait appeler Drealmer, capable de s'introduire dans les rêves des gens. Son rôle dans le jeu, bien que mémorable, est assez secondaire.
  • Mainverte (Greenthumb en VO), anciennement connu sous le nom de Dr. Horace Bartholomew, est un scientifique mutant qui a perdu l'esprit. Son rôle dans le jeu est assez minime. Il fait penser à une sorte de mixage entre Swamp Thing et Poison Ivy.

Quant à Flux, l'esprit diabolique derrière l'évasion des cinq, on ne sait pas grand-chose sur lui. Il faudra attendre la fin du jeu pour en apprendre plus... La ville de Noctropolis compte aussi d'autres super-vilains, mais ces derniers n'apparaissent que dans les comic books lisibles au début de l'aventure (signe que l'univers de Darksheer est vaste et que le jeu ne nous en dévoile qu'une partie).

Dans le jeu, vous n'affrontez véritablement que deux méchants sur les cinq. Les autres vous tendent des pièges desquels il faudra se sortir, mais vous n'aurez pas la satisfaction de les neutraliser. En fait, et même si l'histoire se suffit à elle-même, je pense qu'une suite à Noctropolis était envisagée par les développeurs, comme le sous-entend d'ailleurs la fin du jeu totalement ouverte à d'autres aventures. Mais point de Noctropolis 2 à l'horizon. Certains personnages resteront donc sous-exploités...

Epilogue

Noctropolis se révèle être un vrai petit bijou méconnu. En soi, il n'est pas forcément plus fantastique que d'autres jeux d'aventure ou/et d'autres logiciels mettant en valeur des super-héros. Ce qui le rend si attachant, c'est que son univers est à la fois foisonnant ET original. On trouve pléthore de jeux estampillés "Batman" qui sont très réussis, aussi bien du côté aventure (The Enemy Within), Plateformes/Action (Adventures of Batman & Robin), beat'em up (Batman Returns), et ne parlons même pas de la mémorable série des Arkham ! Mais tous ces jeux reposent sur un univers créé, peaufiné, et réinventé le long de dizaines d'années ! Noctropolis donne le même sentiment de monde foisonnant d'idées et de personnages fascinants, mais en étant créé de toutes pièces pour le jeu. Certes, on pourra toujours pointer du doigt une inspiration ou ressemblance avec certains comic books déjà existant (je n'ai pas cité Batman par hasard). Néanmoins Noctropolis n'a rien d'une pâle copie ou d'une parodie, et ce jeu est l'adaptation réussie d'une bande-dessinée certes fictive, mais que l'on adorerait lire et suivre chaque semaine !

Noctropolis est donc un bon jeu d'aventure, avec une histoire bien écrite et prenante, des personnages travaillés, et à la mise-en-scène originale soutenue par des graphismes dessinés très convaincants. On aurait aimé que l'aventure se poursuive et donne une ou plusieurs suites, car il y avait beaucoup de matière pour ça ! Il faudra malheureusement se contenter de cet unique épisode. Mais inutile de bouder son plaisir, mieux vaut un seul jeu réussi que toute une série nulle ! Et puis qui sait, peut-être qu'un jour, Darksheer reviendra...

Jean-Christian Verdez
(23 septembre 2024)