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L'Enlèvement
Année : 1985
Système : Apple II
Développeur : C.I.L.
Éditeur : C.I.L.
Genre : Aventure
Par Jean-Christian Verdez (29 novembre 2010)

En jouant à des jeux d'aventure aujourd'hui, nous avons parfois tendance à oublier un phénomène qui peut occasionner quelques difficultés de compréhension : la langue utilisée. Bien qu'on puisse déplorer quelques exceptions récentes notables comme les Tales of Monkey Island, Deathspank, ou encore Sam & Max, les productions modernes bénéficient généralement d'une localisation dans la langue de Molière. Mais durant les années 80, les traductions étaient très rares. D'un côté, pour nous autres alors jeunes bambins, cela pouvait constituer une façon stimulante de s'initier à l'anglais avant même que cela fasse partie du programme scolaire officiel. Mais d'un autre côté cela pouvait aussi être une source de frustration. Ainsi lorsque des jeux français (et par la même occasion en français) ont commencé à fleurir sur les ordinateurs 8bits, ce fut un argument supplémentaire pour y prêter une attention particulière.

L'Apple II avait notamment pour lui un ténor du jeu d'aventure graphique made in France, Froggy Software (Même les Pommes de Terre ont des Yeux, La Java du Privé, Le Mur de Berlin va Sauter...), dont la création en 1984 fit office sur notre territoire d'excellente alternative aux productions américaines très présentes de Sierra entre autres... Mais Froggy n'a pas été seul à officier sur l'ordinateur à la pomme, loin de là. D'autres sociétés à l'existence plus éphémère (beaucoup n'ont produit qu'un ou deux jeux) ont, c'est le cas de le dire, tenté l'aventure. C'est notamment vrai pour Compagnie Informatique Ludique (C.I.L), dont la postérité ne retiendra que deux softs : La Bête du Gévaudan (jeu d'aventure aussi célèbre pour sa qualité que pour sa protection anti-copie sur laquelle bien des hackers se sont cassés les dents), et un autre soft moins connu et que nous allons dépoussiérer aujourd'hui, L'enlèvement.

Tandis qu'elle fait les boutiques sur la plus célèbre avenue de France, une jeune femme se dirige, inconsciente du danger, en direction d'une voiture à l'arrêt dont les occupants s'apprêtent à l'enlever... Arrivée à hauteur du véhicule, la jeune demoiselle y est happée de force. Aussitôt, la voiture démarre et disparaît... L'histoire ira alimenter la rubrique fais-divers des journaux habituels, d'autant que la victime de ce rapt n'est pas n'importe qui...

Après une brève cinématique où l'on assiste au kidnapping d'une certaine Gwendoline Kadok tandis qu'elle fait des achats sur les Champs Élysées, une coupure de presse provenant du célèbre quotidien France Voir apparaît à l'écran pour nous résumer en quelques lignes le scénario (minimaliste) de l'aventure dans laquelle vous vous apprêtez à plonger. Car bien entendu le détective Michael Alan chargé de résoudre cette affaire d'enlèvement, c'est vous ! L'histoire débute dans votre bureau de New York, où un homme d'affaires à la solde de Mr. Kadok est venu vous demander de retrouver Gwendoline, enlevée en plein Paris il y a désormais deux jours. Pour couvrir vos premiers frais, il vous a remis un chèque de 5000$.

Vous resterez peu de temps à New York. Les préparatifs de l'enquête font un peu office de didacticiel.

On retrouve l'interface traditionnelle des Fictions Interactives Graphiques qui eurent leur heure de gloire dans les années 80 avant l'avènement du Point'n Click : une image fixe, vue d'ensemble subjective du lieu où vous vous trouvez, et en dessous une description succincte de la situation suivie d'une invitation à taper des instructions. La forme des commandes doit, sauf exception, se constituer d'un verbe et d'un complément, tels que "OUVRIR TIROIR" ou "PRENDRE CHEQUE"... En réalité, les interprètes syntaxiques de ce style de jeux sont généralement assez limités. Ici le programme se contente d'analyser les quatre premières lettres des mots. Ainsi la commande "PREN CHEQ" vous permettra de récupérer les 5.000$ qui trainent sur votre bureau, au même titre que "PRENDROHDBLD CHEQLJSLDFG". Les mots à employer sont suffisamment bien choisis pour qu'on ne se rende pas compte de l'astuce, et en contre-partie cela permet non seulement d'être plus permissif sur l'orthographe et l'emploi ou non de verbes à l'infinitif, mais aussi d'avoir plus de mémoire disponible pour permettre un enrichissement du nombre d'expressions reconnues.

Car le fait est que déterminer les dialogues à employer a toujours été une sorte de jeu dans le jeu pour ce type de production; Et sur ce point, L'enlèvement est réussi puisque le vocabulaire s'avère plutôt étendu et son utilisation est naturelle (par exemple, pour quitter l'immeuble où l'aventure commence, on pourra aussi bien 'appeler l'ascenseur' ou 'appuyer sur le bouton'. De même vous pourrez voir, regarder, ou encore examiner un objet. Autant de synonymes qui évitent la frustration de ne pas trouver "le bon mot").

Aucun doute, le détective Alan est bien arrivé à Paris !

En outre, si vous appuyez sur la touche 'Return' sans entrer de commande, l'image disparait et vous permet non seulement de relire les dernières instructions que vous avez tapées, mais offre aussi et surtout en haut de l'écran un résumé des directions possibles (nord, sud, haut, bas, etc.) et des objets visibles. De plus, en tapant INVENTAIRE, le programme vous listera tous les objets déjà en votre possession. Le nombre d'objets transportable étant limité, vous pourrez éventuellement les déposer si besoin. Il est d'ailleurs fortement conseillé de ne pas tenter de prendre l'avion avec votre revolver : vous seriez aussitôt arrêté, provoquant la fin de l'histoire.

A ce sujet, et comme beaucoup de ses concurrents contemporains, l'Enlèvement est un jeu difficile garni d'un certain nombre de pièges pas toujours évidents à anticiper. Quelques exemples : en déposant votre chèque à la banque, n'oubliez pas que l'aventure va se dérouler principalement à Paris, et qu'il vous faudra des francs plutôt que des dollars. De même, comme dit plus haut, oubliez votre pistolet qui ne vous attirera que des ennuis (après tout on est dans un jeu d'aventure, pas dans un FPS). De mémoire, les pièges les plus vicieux ont surtout lieu dans la maison finale, où est retenue la riche demoiselle en détresse. J'ai notamment souvenir d'avoir à l'époque ouvert une porte dans la cave, de m'être retrouvé dans les égouts, et là un courant d'air a refermé la porte derrière moi ! Obligé d'errer dans un labyrinthe d'écrans plus ou moins semblables, jusqu'à trouver une échelle pour sortir. Et encore, les développeurs ont été gentils car il y a une issue; ce genre de jeu n'hésite parfois pas à vous balancer dans des dédales dont il est totalement impossible de sortir, ne laissant d'autre choix que de recommencer. D'autres épreuves sont à résoudre en temps limité; en réalité il n'y a pas vraiment de chronomètre, mais vous ne pourrez taper qu'un certain nombre de commandes avant qu'une action précise ne se déclenche automatiquement (un personnage temporairement distrait qui finit par revenir, une fuite de gaz à contenir avant qu'elle ne devienne mortelle...)

Néanmoins, cette sensation d'avancer pas à pas, aujourd'hui impensable dans les productions modernes où l'on ne fait jamais deux fois la même chose, fait partie intégrante du genre. Cela contribue même grandement à cet ineffable sentiment de satisfaction que le joueur ressent lorsqu'un nouvel écran inédit apparait devant ses yeux émerveillés. Rétrospectivement, des jeux plus faciles, moins "injustes" lors de certains choix du joueurs, auraient semblé anecdotiques, trop aisément finis et oubliés, et surtout beaucoup trop courts : le jeu, lors d'une partie "optimale", se termine en tapant une centaine d'instructions au total. Si en l'état cela en fait un jeu à la durée de vie très acceptable, il faut bien se dire que théoriquement, avec la solution sur les genoux et en entrant les instructions les unes après les autres sans perdre de temps, on pourrait boucler l'aventure en une petite dizaine de minutes seulement.

En fait, il n'y a qu'un seul moment où l'Enlèvement se révèle vraiment méchant : au tout début de l'aventure, alors que vous êtes encore dans votre bureau (cf. screenshot plus haut), les lieux vous incitent naturellement à ouvrir armoires et tiroirs pour regarder et éventuellement récupérer ce qui s'y trouve, à prendre le chèque, et même à tenter d'interagir avec différents objets inutiles mais qu'on associe souvent au métier de détective, comme le chapeau et la bouteille de whisky. Mais lorsque vous fouillez la corbeille, ça ne donne rien... Pourtant, si vous POUSSEZ la corbeille, vous trouvez une clé juste derrière ! Ce passe-partout est un objet déterminant pour résoudre l'aventure, et il ne sert que très tard dans l'histoire, à un moment où revenir dans son bureau à New York est bien la dernière chose à laquelle on pense (même si on peut techniquement le faire)... C'est le seul passage véritablement injuste du jeu, et pour tout dire il m'aura tenu en échec un bon bout de temps à l'époque, je n'avais d'ailleurs trouvé la solution que par hasard en testant un peu tout et n'importe quoi pour faire apparaître des messages rigolos éventuellement cachés par les développeurs (une autre coutume dans les jeux textuels).

A plusieurs reprises, on risque ainsi se retrouver sans trop savoir quoi faire. C'est une caractéristique récurrente dans ce style de jeu où une seule action oubliée, ou à laquelle on n'a pas pensé, finit par vous coincer (les point'n click n'ont d'ailleurs jamais vraiment réussi à rectifier la situation, sinon en diminuant toujours un peu plus la difficulté). On ne peut d'ailleurs pas réellement parler de défaut vu que c'est aussi au joueur de savoir observer et faire marcher ses cellules grises. En contrepartie le jeu se doit de n'être pas trop injuste en exigeant des actions trop tordues ou illogiques. Sur ce point, l'Enlèvement reste globalement une réussite. Juste histoire de chipoter; le seul léger point faible scénaristique se produit éventuellement lorsqu'à un moment donné, vous pouvez trouver une photo à moitié déchirée qui fait office d'indice entre un cadavre découvert durant votre enquête et un barman suspect. Or cette photo est probablement plus dure à dénicher que le bar en question, ce qui fait qu'au bout du compte beaucoup de joueurs ont terminé l'aventure sans même connaître son existence, et ont donc exploré le bar puis la maison finale sans réelle justification scénaristique (les solutions publiées à l'époque par Hebdogiciel et Tilt n'évoquaient d'ailleurs pas du tout la photo)...

Hormis ce passage, l'aventure est finement amenée et on se laisse très volontiers prendre au jeu de cette enquête policière agréable à suivre, et finalement plus efficace que d'autres jeux qui compensent souvent leur manque de logique par une dose d'humour. En outre, n'oubliez pas que vous pouvez enregistrer votre progression à n'importe quel moment. Langue française oblige, la sauvegarde et le chargement s'effectuent en tapant les commandes respectives "SAUVER JEU" et "RAPPELER JEU" (vous pouvez ensuite mémoriser jusqu'à 4 parties différentes).

Au final, l'Enlèvement est un digne représentant de cette étape majeure de transition qui s'est déroulée durant la première moitié des années 80, entre les Fictions Interactives purement textuelles, et les point'n clic qui s'affranchiront totalement du clavier au profit de la souris (puis de la manette). Graphiquement réussi, pourvu d'une ambiance convaincante et d'une intrigue qui fonctionne bien, voilà donc un jeu d'aventure "à l'ancienne" vraiment très sympa, particulièrement si vous recherchez des jeux tout en français sur Apple II, et que vous connaissez déjà toutes les productions Froggy Software par coeur. Dommage d'ailleurs que C.I.L n'ait développé que si peu de jeux, car L'Enlèvement était, pour une première production, une réussite. C.I.L transformera même l'essai quelques mois plus tard, avec La Bête du Gévaudan (un jeu sur lequel nous ne serons pas sans revenir dans cette colonne)...

Jean-Christian Verdez
(29 novembre 2010)
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