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Toonstruck
Année : 1996
Système : DOS
Développeur : Burst Studio
Éditeur : Virgin Interactive
Genre : Aventure / Point'n click
Par MTF (16 juin 2019)

Il est des concepts, dans le monde du jeu vidéo, qui éveillent immédiatement les soupçons tant l'histoire a prouvé qu'ils étaient, généralement, assez mal menés. Notamment, on sait que le transfuge de personnalités du cinéma, nommément dans les adaptations de longs-métrages, donne généralement des jeux médiocres, rarement des choses dignes d'intérêt bien que les contre-exemples, comme souvent, existent. De même, les jeux se fondant sur une innovation technique finissent quasiment toujours par vieillir malheureusement et leur relecture, des années plus tard, se fait compliquée. Et puis, il y a Toonstruck.
Toonstruck est, à bien des niveaux, une déception ; mais il est également, et bizarrement, un jeu qui mérite le détour. Il est, surtout, une belle occasion manquée que des fans, encore aujourd'hui, veulent voir réalisée à son plein potentiel.

Le jeu alterne univers coloré et épopée plus sombre, pour un rendu unique en son genre.

Considéré aujourd'hui comme un cult classic, ce jeu d'aventure de type point'n click, dans la belle lignée de ce que les années 80 et 90 faisaient de mieux, a un concept particulièrement intéressant. Drew Blank (Marc Blanc en français), campé par Christopher Lloyd, est un dessinateur professionnel qui a connu un beau succès avec un dessin animé mettant en scène de jolis petits lapins, le Fluffy Fluffy Bun Bun Show (que l'on pourrait traduire par « les lapinous trop trop mignons », mais qui a été adapté en français sous le nom de Dorothée Show, en référence à l'émission jeunesse de TF1), dans une sorte de référence aux Bisounours. Le patron du studio, Sam Schmaltz (interprété par Ben Stein), lui ordonne un jour de créer de nouveaux lapins pour la série, et lui laisse une journée pour ce faire.
Bien que peu ravi de cette décision, notamment car elle repousse d'autant plus la mise en lumière de sa propre création, Flux Wildly (Flux Radieux), il se met immédiatement, et douloureusement, au travail. La nuit tombe, et voilà Drew, tandis qu'il s'endormait sur sa planche à dessin, être aspiré par l'écran de sa télévision et téléporté dans l'univers coloré et débilitant de Fluffy Bun Bun. Là, il découvrira qu'un mystérieux tyran, le Comte Nefarious, a inventé une machine transmutant le monde inoffensif des lapins en version démoniaque de ce dernier, compromettant la paix de cet univers. Le roi Hugh (Hilarius en français) de Cutopia demande alors à Drew, miraculeusement accompagné de Flux, de l'aider à rétablir l'ordre dans son royaume.

On ne présente plus Christopher Lloyd, alors que Ben Stein est surtout connu pour des seconds rôles assez importants. L'exubérance du premier se marie étonnamment bien au ton monocorde du second.

De prime abord, l'on pourrait rapprocher Toonstruck d'une sorte de Who Framed Roger Rabbit? (Qui veut la peau de Roger Rabbit ?). Le concept premier, tel qu'on le peut voir sur les images de l'article, consiste à mélanger prises de vue réelles et cinéma d'animation et à les faire interagir de différentes façons. Si les jeux d'aventure en Full Motion Video (FMV), à l'instar de Gabriel Knight II ou de Phantasmagoria étaient coutumiers du fait, Toonstruck est sans doute l'un des seuls à assumer jusqu'au bout des ongles sa direction en faisant en sorte que tous les objets utilisés et tous les lieux traversés par Drew Blank soient dessinés et imaginaires au regard, ne serait-ce, que de ces autres exemples dans lesquels le décor incorporait quelques accessoires pour faciliter le jeu des acteurs.
Bien évidemment, Christopher Lloyd, indépendamment de son réel talent, est habitué du fait, puisqu'il avait campé le Judge Doom (« Juge DeMort » en français) dans Roger Rabbit et s'était dès lors habitué à jouer d'une façon plus abstraite encore que de coutume. Par endroit, la chose est même bluffante : il faut le voir mettre une queue de billard imaginaire dans sa veste ou brandir un maillet démesurément grand pour que l'illusion, l'espace d'un instant, soit totale.

L'incrustation de Christopher Lloyd est très bien faite. La relative rigidité des phases de jeu est largement compensée par le très grand nombre de cinématiques, qui dynamisent beaucoup l'ensemble.

L'animation n'est pas en reste, quand bien même sentirait-on, par endroit, que les dessinateurs ont été pris par le temps. Le jeu, initialement bien plus long que le résultat final, avait déjà été retardé de deux années et Virgin Interactive, l'éditeur, accéléra malheureusement les choses. On doit l'animation à Burst Studio, qui se distinguera ensuite notamment par son travail sur la série des Command and Conquer, entre autres. Le style emprunte tant aux dessins animés Disney qu'à Don Bluth ou aux Looney Tunes, dans un mélange détonnant rappelant tantôt Le Secret de NIMH, tantôt les aventures de Bugs Bunny, tantôt Bambi, et il est miracle de voir ces personnages hauts en couleur basculer d'un esprit à l'autre, parfois en un clignement de cil.
Il est également tout appréciable que chaque personnage que l'on rencontrera, des principaux aux seconds couteaux, soient interprétés par de grands noms du doublage tant, d'ailleurs, en version originale anglaise que dans l'excellente version française. On aura ainsi le grand plaisir, outre Christopher Lloyd, d'apprécier le jeu comique de Tress MacNeille pour Fluffy Bun Bun (l'actrice a d'ailleurs interprété un autre lapin rose, Babs Bunny, dans les Tiny Toons quelques années auparavant), Jeff Bennett, Dan Castellaneta (voix originale d'Homer Simpson) ou encore le délicieux Tim Curry dans le rôle du Comte Nefarious. En français, outre l'attendu Pierre Hatet, hélas récemment décédé, comme voix de Christopher Lloyd, on entendra avec plaisir Richard Darbois (voix de Harrison Ford ou encore du personnage de Biff Tannen dans les Retour vers le Futur), Micheline Dax, Daniel Beretta, Danièle Hazan, j'en passe et des meilleurs. Nul doute, quand bien même ne connaîtriez-vous point ces noms, que vous connaissez pourtant leurs timbres tant ces acteurs et actrices sont des célébrités dans leur art. Toonstruck étant, du reste, un jeu particulièrement bavard, cet environnement sonore est sans doute aucun le point fort du jeu.

Le jeu mélange les styles, ce qui n'est pas toujours très heureux : il est notamment surprenant de voir occasionnellement du sang dans ces séquences animées. L'humour noir du jeu est ainsi trop faiblement présent pour faire partie de cet univers, bien que l'effort soit appréciable.

Il est cependant triste que le reste de l'aventure ne soit pas à l'avenant ; mais ce n'est pas tant ici des défauts que de l'inaccompli, les développeurs ayant été, comme je le précisais plus haut, pris par le temps. On sait, de leur bouche même, que le résultat final ne compose jamais qu'une moitié du scénario prévu initialement, et bien des scènes tournées n'échoiront point dans le jeu. Le rythme de l'aventure est aussi des plus étranges, avec une première partie assez longue et ouverte et une seconde, se déroulant en huis-clos dans une forteresse, qui a des goûts étranges d'épilogue délayé. Quant à l'intrigue elle-même, elle est rapidement expédiée et laisse beaucoup de choses sous silence. La conclusion est notamment très décevante par sa brièveté, et tandis que l'on attendait des chemins de traverse entre la vie réelle de Drew et son rêve animé, les parallèles ne sont jamais construits, comme en une sorte d'acte manqué alors que tous les éléments initiaux étaient introduits.
Partant, il est ici bien des idées proposées mais non réalisées, ou alors trop timidement pour être notables. Ne serait-ce, l'on fera une grande partie de l'aventure avec Flux, que l'on pourra occasionnellement envoyer au front pour résoudre des énigmes, à la façon de la dynamique d'un Sam & Max. Malheureusement, on ne se servira de ce mécanisme qu'à trois seules occasions dans le jeu, l'acolyte étant même absent tout au long du second acte. Partant, il n'est guère là que pour donner la réplique et même si on ne peut qu'apprécier l'écriture et les bons mots, le jeu laisse un goût déplaisant d'inachevé dans la bouche.

La zone de voyage rapide, qui permet de visiter facilement les trois zones présentées à droite, laisse espérer une aventure plus longue qu'elle ne sera réellemment.

Il était, de même, une grande idée qui ne sera hélas proposée qu'une seule fois. À un moment donné de l'aventure, le Comte Nefarious parvient à transmuter une grange de Cutopia, la transformant alors d'avatar d'un film Disney en donjon sado-masochiste. Cela permet de profiter d'une sorte d'univers parallèle, à la fois familier et étrange, un peu à la façon dont A Link to the Past alternait ses mondes. Le concept est magistral, et à défaut d'être nouveau, puisque Dark Seed, quatre ans auparavant, exploitait déjà cette idée, il aurait permis de diversifier l'expérience s'il avait été reproduit quelques fois. Pareillement, il faudra occasionnellement échapper à des sbires en se dissimulant dans les décors sous peine d'être enfermé dans un cachot, comme il fallait parfois le faire dans Maniac Mansion, mais cette idée, comme les autres, restera hélas lettre morte.
De même, on ne peut s'empêcher de sentir que le monde offert est bien, bien plus étroit qu'initialement prévu tant les sentiers que l'on ne peut parcourir et les bâtiments clos parsèment notre progression. Le jeu, bon an, mal an, ne proposera jamais que quatre grandes zones, Cutopia, le monde inspiré de Disney, Zanydu, renvoyant aux Looney Tunes, Malevoland et la forteresse de Nefarious enfin. Et si certaines zones sont riches en détails, d'autres font bizarrement factices et artificielles, à notre grand regret.

Les deux versions de la grange, façon Disney et façon « film d'animation pour adulte ». Une excellente surprise, hélas unique dans le jeu.

Les énigmes elles-mêmes soufflent le chaud et le froid, entre ingéniosité et impossibilité, difficulté et tranquillité. Il est, d'ores et déjà, un esprit cartoon attendu, proche de ce que l'on a dans Day of the Tentacle par exemple, et on ne sera donc guère surpris d'utiliser une souris avec un éléphant ou de donner du bondissant à une peluche grâce à des pois sauteurs. Et puis, de l'autre côté, il y a la quête du « cutifier » qui est inaccessible à quiconque n'ayant pas une solide connaissance de la langue anglaise.
Le premier objectif du jeu est de créer une machine capable d'inverser les effets du rayon transmutant du Comte Nefarious. Celle-ci est composée de douze objets disparates, comme du sucre, un tissu rayé ou une aiguille : et il faut trouver douze objets contraires pour construire la machine salvatrice. Cependant, ces associations se fondent sur une logique particulière, en appelant à des expressions populaires anglaises. Ainsi, le contraire de l'aiguille (needle) est une quille (pin) ; l'opposé d'un cœur (heart) est une sole meunière (sole, homonyme de soul, « l'âme »), et ainsi de suite. J'ai beau être à présent un locuteur assuré en anglais, je n'ai su faire autrement que de consulter une solution en ligne pour comprendre ces associations tant elles m'étaient inaccessibles.

Le plan que l'on devra suivre dans la première partie du jeu. Les écrans surchargés alternent avec des zones plus vides, ce qui donne un mélange déroutant et une impression d'inachevé tenace.

Le jeu, également, multiplie les séquences fastidieuses, à l'instar de ce téléphone demandant à rentrer des couleurs pour composer un numéro, ou de cette porte en forme de tête de clown qui demande de reproduire une très, très longue séquence d'actions pour être ouverte. Le jeu exige également de faire plusieurs aller-retours, n'offrant l'option de naviguer plus rapidement entre les différentes zones du jeu qu'assez tardivement, et ne la propose d'ailleurs que suite à une énigme facultative, qu'il est facile d'ignorer. La paresse est enfin poussée à son comble lorsque le jeu vous donne, après avoir résolu une seule énigme, trois objets importants à la suite, sans qu'on ait eu vraiment l'impression de les mériter.
On ne peut s'empêcher, une fois encore, de voir tout cela comme des pis-allers, comme des indices d'une aventure bien plus grande, hélas fauchée par un développement qui s'étirait trop aux goûts des éditeurs. On ne peut, du reste, qu'être dubitatif quant à ce choix, puisqu'en 1996, les jeux d'aventure de cet ordre faisaient déjà partie du passé : il aurait peut-être été plus sage de mener la chose convenablement à son terme. Quitte à ne pas rencontrer de succès, il aurait été intelligent de proposer le meilleur produit possible plutôt que de se précipiter vers un échec annoncé, et de viser ne serait-ce qu'une victoire à la Pyrrhus pour les générations futures.

L'ouverture de la tête de clown est fastidieuse en diable. À droite, on peut voir au sol un demi-cercle qui laisse croire que le placard pivote pour mener à une autre zone : il n'y aura pourtant rien de tel dans le jeu, ce qui semble être la trace d'une quête non-incluse dans le produit fini.

Malgré, néanmoins, l'immense déception que peut représenter ce jeu, il est du génie qui sourd de tout cela. Voir Christopher Lloyd cabotiner en diable avec des personnages animés, au parler haut et à l'humour acide, est un plaisir réel ; et si la partie purement ludique est réduite à sa portion congrue, ce qui reste compose une sorte de long-métrage charmant qui ne trahit pas ses premières promesses.
Depuis quelques années, l'ancienne équipe de développement, ainsi qu'une brigade de fanatiques, cherche à redorer le blason de Toonstruck, ce nouveau projet prenant tantôt la forme d'une version haute-définition du jeu, tantôt la forme d'une séquelle. Le jeu étant proposé depuis 2015 en téléchargement sur Steam et GOG, il a su se faire connaître d'une nouvelle génération de joueurs et a depuis gagné une réputation certaine. On ne saurait évidemment prévoir ce qu'il adviendra de Toonstruck, mais quoi qu'il en soit, il mérite le coup d'œil, pour toutes ses qualités et tous ses défauts, comme une sorte de pastille temporelle d'une époque à présent révolue.

Certaines énigmes sont particulièrement complexes mais, heureusement, l'écriture et le jeu d'acteur valent largement le détour.
MTF
(16 juin 2019)
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