Actualité de l'émulation [contenu fourni par Emu-France]
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Par Simbabbad (11 avril 2023) Jeff Minter est une légende du jeu vidéo dont la vision (en deux mots, l'arcade hallucinatoire) est restée admirablement constante depuis 1982, mais la fin du petit monde des micro-ordinateurs 8-bit et 16-bit lui fut rude – entre le triomphe de Tempest 2000 en 1994 et le coup de génie marketing de Polybius en 2016, les désillusions l'ont éloigné des principaux réseaux de distribution : l'excellent accueil de Tempest 2000 fut étranglé par le cinglant échec de l'Atari Jaguar, puis Atari crut pertinent de trahir Minter en chargeant High Voltage Software de réaliser un portage du jeu sur PlayStation avec la consigne de le modifier juste assez pour ne pas verser de royalties au développeur ; six ans plus tard, il travaillerait néanmoins de nouveau avec Atari pour sortir l'hypnotique Tempest 3000 sur le lecteur multimédia Nuon au tournant de l'an 2000, mais la machine allait s'avérer encore plus confidentielle que la Jaguar (neuf jeux) ; le développeur allait ensuite être présent en 2007 sur la populaire Xbox 360 lors de l'avènement de la vente de jeux par téléchargement sur consoles, mais Space Giraffe (qu'il considère encore comme son meilleur jeu) n'a pas été bien reçu (trop décalé, pas assez lisible) et Minter n'a donc pas profité du spectaculaire décollage du jeu indépendant lors de ces années-là (alors qu'il en est un pionnier) ; et enfin, son accord avec Sony pour sortir TxK sur Vita en 2014 fut stoppé net par une plainte d'Atari contre lui, le jeu étant clairement une suite de Tempest 2000 dont la compagnie détenait juridiquement les droits... Bref : frustré par les contrats, les trahisons, les déceptions et les délais, Jeff Minter s'est réfugié au début des années 2010 sur iOS (le service des portables Apple) pour retrouver la logique des vieux micro-ordinateurs et laisser libre cours à ses expérimentations, sans avoir de compte à rendre à quiconque et sans dépendre de la popularité d'un système. Au début de cette période, il a aussi développé pour PC et publié sur Steam un portage de Space Giraffe (2008), ainsi que l'étrange Gridrunner Revolution (2009) dont je vais maintenant parler ici : placé à un pivot dans la carrière du développeur, le jeu est peut-être une expérience encore plus bizarre que Space Giraffe – il s'agit en effet d'un jeu de tir sans bouton de tir, où perdre une vie n'est pas forcément grave (en tout cas moins que rater la collecte d'un mouton), et où l'on doit idéalement très peu bouger son vaisseau ! C'est un bon jeu à scores, beaucoup plus accessible et relaxant qu'il n'en a l'air, mais c'est surtout son dédain pour les conventions qui le rend fascinant... Originellement, Gridrunner est un des premiers jeux de Jeff Minter et son premier gros succès : sorti sur Commodore VIC-20 en 1982 puis porté sur Commodore 64, ZX Spectrum et Atari 8-bit, le jeu copie sans gêne (comme souvent chez Llamasoft) les bases d'un classique de l'arcade, en l'occurrence Centipede : on y déplaçait en effet un vaisseau dans la moitié inférieure d'une grille recouvrant l'aire de jeu, l'objectif étant de tirer sur les vagues descendantes et successives de gros mille-pattes dont les segments pouvaient être détruits indépendamment, cette menace étant secondée par celle de mines, de bombes, et d'un redoutable duo de tourelles patrouillant inlassablement les bords gauche et inférieur de la grille. Conscient de ses racines, Gridrunner Revolution propose d'ailleurs l'option de rejouer au Gridrunner original en version VIC-20 ou Commodore 64 (cf. image ci-dessous) mais cette fois à la souris, à l'instar de Centipede et ses contrôles au trackball ! Gridrunner Revolution se joue lui aussi à la souris, comme avant lui Super Gridrunner puis Gridrunner++, puis comme quatre ans plus tard Gridrunner iOS allait se jouer sur écran tactile, mais ça n'est pas sa seule innovation par rapport au jeu original... Ici, on joue toujours un vaisseau spatial dans une aire rectangulaire fixe à l'écran (pas de scrolling) où l'on doit attaquer des sortes de mille-pattes (ressemblant désormais à des animaux marins) qui surgissent des bords de l'écran, et on doit toujours détruire un certain nombre de mille-pattes avant de pouvoir passer au niveau suivant, mais le jeu est parsemé d'innovations déconcertantes, difficiles à expliquer. La première différence que l'on remarque par rapport au jeu Commodore est que l'action n'est plus du tout verrouillée sur la grille d'arrière-plan, qui n'est plus qu'une simple décoration affichée occasionnellement : les mille-pattes peuvent venir de n'importe où selon n'importe quel angle, et de même, notre vaisseau peut comme on l'a dit être déplacé avec précision à la souris (on a l'option de jouer à la manette, mais oubliez ça) et surtout viser à 360° en pivotant (cf. le "Revolution" du titre) grâce aux boutons droite et gauche de la souris – la seule autre commande concerne le choix du vaisseau à la molette (dont je parlerai plus bas), notre tir est automatique et constant. Le clavier peut être utilisé pour remplacer les deux boutons ou la molette. Nous en arrivons maintenant à l'élément central de Gridrunner Revolution : vers le milieu de l'écran se trouve un (tout petit) soleil, qui tire régulièrement des balles selon des trajectoires plus ou moins complexes, et qui est parfois protégé par des faisceaux laser radiaux (cf. ci-dessus). Il faut absolument neutraliser ce soleil : on peut heureusement intercepter ses balles avec nos tirs, et lui tirer dessus fait grossir en son centre une icône représentant une tête de taureau étoilée – si l'on cesse d'attaquer le soleil, l'icône réduit, on doit continuer de la faire grossir jusqu'à ce qu'elle explose afin de "tuer" le soleil et ainsi arrêter ses tirs (dans les modes les plus faciles) ou atténuer leur agressivité (dans les plus durs). "Tuer" le soleil permet d'avoir moins de balles à l'écran mais accroît aussi brutalement le multiplicateur de score – on avoisinera d'un coup les x20, et le multiplicateur n'aura alors plus de limite maximale. Après avoir explosé, le soleil devient un trou noir courbant la trajectoire des balles amies et ennemies dans sa direction (les objets comme notre vaisseau ou les ennemis ne sont pas affectés). En se positionnant très soigneusement, on pourra élaborer grâce à ce puits de gravité des schémas compliqués avec nos tirs, qui partiront en spirales ou en courbes tarabiscotées jusqu'à inonder tout l'écran de projectiles ! Ces schémas nous permettront bien sûr de neutraliser plus aisément les mille-pattes, les balles ennemies et les autres ennemis du jeu (car il y en a), mais cela augmentera aussi une jauge de boost (en haut à gauche) qui jouera le rôle de second multiplicateur pouvant améliorer drastiquement notre score. Dans les modes de difficulté supérieurs, deux autres puits de gravité peuvent interférer, un second trou noir et un trou blanc (inoffensifs) qui se déplaceront à l'écran comme le soleil, et qui bien entendu compliqueront la recherche du boost idéal. Détail important : les puits de gravité cessent de se déplacer lors des attaques du soleil, et surtout, ils restent définitivement immobiles après l'explosion de celui-ci, il vaut donc mieux essayer de "tuer" le soleil dans une configuration très favorable au boost. Cette mécanique est la mécanique majeure de Gridrunner Revolution et la colonne vertébrale de toute l'expérience : augmenter le boost est une tâche à la fois ludique et artistique, correspondant parfaitement aux deux facettes de la vision de Jeff Minter... Sur le plan artistique, il faut se souvenir que Jeff Minter a longtemps été reconnu pour ses visualiseurs de musique : déjà dans les années 1980, il codait des light synthesizers interactifs sur ordinateurs 8-bit (Psychedelia en 1984, Colourspace en 1985), et a sorti l'exhaustif Trip-a-Tron sur ordinateurs 16-bit en 1988. Ses programmes allaient se synchroniser avec la musique à partir de Virtual Light Machine sur Atari Jaguar en 1994 – Minter est ainsi devenu un concurrent de Winamp, qui référençait directement Llamasoft avec son slogan "it really whips the llama's ass" ! En 2005, son visualiseur Neon était intégré par défaut à la Xbox 360, et allait par la suite être utilisé dans Space Giraffe puis Gridrunner Revolution : le jeu profite donc d'une riche expérience pour synchroniser nos actions et nos performances avec des effets psychédéliques très réussis – en cherchant à augmenter notre boost, on cherchera aussi à rendre le jeu plus chatoyant et plus hypnotique, et cette symbiose est très agréable... Évidemment, tout cela procure un sentiment de griserie et de surpuissance, mais nous ne sommes pas intouchable pour autant : il faudra dans un premier temps "tuer" le soleil malgré son agressivité, puis dans les modes les plus durs le soleil mort continuera de projeter des balles encombrant le centre de l'écran, et bien entendu les ennemis et leurs projectiles continueront de surgir quant à eux depuis les bords de l'écran, nous prenant ainsi en tenaille alors que l'on devra toujours faire attention à ne rater aucun mouton (souvenez-vous, il suffit d'un seul mouton raté pour réinitialiser le multiplicateur) – c'est dans ces conditions, avec des variations de types ennemis, de points d'entrée, de mouvement des divers puits de gravité, que l'on devra trouver le meilleur endroit, le meilleur angle et le meilleur vaisseau pour maximiser notre boost. Car comme je l'ai brièvement évoqué plus haut, on peut aussi choisir son vaisseau : on commence une partie avec trois vaisseaux (la jauge ships en haut à droite compte les vaisseaux de secours, donc deux au départ), mais ce ne sont pas les mêmes, chaque "vie" correspond en effet à un vaisseau unique, avec une apparence différente et des tirs multiples différents, chaque tir possédant sa propre vélocité (les tirs rapides sont naturellement moins influencés par les puits de gravité, il faudra en tenir compte) ! Trois vaisseaux, ça n'est pas grand-chose, mais la première dizaine de fois que l'on "tue" un soleil, il expulse un nouveau vaisseau comme bonus, qu'il faudra évidemment récupérer (ensuite, ça sera un simple bonus de score). Tous les vaisseaux sont des clins d'œil à des classiques du jeu vidéo (dont les vaisseaux de Moon Cresta et Yars' Revenge) ou à de précédents jeux Llamasoft (le vaisseau utilisé par défaut est tiré de Super Gridrunner, mais on peut aussi collecter ceux de Gridrunner, de Voidrunner, de Tempest 2000 et de Iridis Alpha) ou des références plus originales, comme l'Enterprise de Star Trek (peut-être une allusion à l'adaptation arcade de 1982) ou la busy bee de l'Atari ST (le fameux pointeur d'attente, qui est par ailleurs le pointeur de l'interface de Gridrunner Revolution) ! Certains vaisseaux seront plus ou moins appropriés selon les circonstances : pour attaquer le soleil, il vaut mieux des tirs frontaux resserrés et rapides avec juste assez de feu latéral pour intercepter les balles, mais pour augmenter le boost, des tirs plus lents et plus larges sont préférables puisqu'ils se courbent plus facilement sous l'effet de la gravité et couvrent plus de terrain... on devra expérimenter et tirer parti de ses observations pour faire les bons choix et jouer de la molette aux moments opportuns : le vaisseau de Tempest 2000 est par exemple très efficace pour augmenter le boost, mais attention, un vaisseau perdu l'est pour de bon et il devra alors être remplacé par un autre... à moins de réussir un sheepie save ! En effet, comme le bullet hell que l'on peut infliger à nos ennemis est surpuissant, les forces adverses peuvent elles aussi devenir extraordinairement nombreuses et agressives pour compenser, et dans les modes et les niveaux les plus difficiles, il n'est pas rare de perdre soudain un vaisseau au milieu du chaos. La première fois que l'on découvre tous ces concepts, on peut les trouver alambiqués ou confus, mais après les avoir intégrés puis mis en pratique, ils semblent étonnamment naturels voire évidents, comme c'est souvent le cas avec les jeux signés Jeff Minter. En fait, j'ai déjà expliqué ici l'essentiel de Gridrunner Revolution, il ne nous reste plus que quelques détails à examiner... Ainsi, en ce qui concerne les quatre obstacles du jeu qui ne sont pas le soleil :
On le voit, le jeu propose peu d'éléments distincts, mais ils peuvent eux-mêmes varier considérablement d'un niveau à l'autre : les schémas d'attaque du soleil changent beaucoup avec notamment divers comportements de balles (certaines nous pourchassent) ; les déplacements des puits de gravité suivent des logiques uniques (oscillations, rotations) ; les mille-pattes peuvent être plus ou moins gros, plus ou moins rapides, plus ou moins longs et plus ou moins agressifs ; les murs peuvent ébaucher différentes formes qui posent différents problèmes ; l'action peut aller plus ou moins vite ; etc. et sur la forme, les décors d'arrière-plan et les effets de Neon sont nettement remaniés d'un niveau à l'autre. Autre facteur de variété : les différents modes de difficulté. Gridrunner Revolution en compte quatre, nommés selon des intensités de curry croissantes : Korma, Madras, Vindaloo et Phaal. Ils se débloquent l'un après l'autre et vont par paires, les deux premiers modes d'un côté et les deux derniers de l'autre partagent les mêmes décors et réglages de Neon pour chaque niveau et le même comportement du soleil après neutralisation :
Les 10 niveaux supplémentaires apportés par un nouveau mode de difficulté se débloquent au fil de notre progression dans chacun des modes inférieurs, et lorsqu'un mode de difficulté est totalement battu pour la première fois, un nouveau vaisseau et un nouveau mode de jeu alternatif sont disponibles. Comme c'est souvent le cas dans les jeux Llamasoft, on peut choisir de rejouer directement à n'importe quel niveau de n'importe quel mode, et notre meilleur score pour chaque niveau sera alors mémorisé individuellement : la jauge to-best en haut à gauche nous informe en cours de partie des points qu'il reste à gagner pour battre le meilleur score d'un niveau (lorsque c'est fait, on en est informé par un bruit de sirène). De la même façon, si l'on choisit de démarrer une partie après le premier niveau, les meilleurs scores cumulés de tous les niveaux précédents seront ajoutés à notre score après avoir battu le niveau sélectionné : cela fluidifie beaucoup la rejouabilité du jeu, on est ainsi libre de jouer des parties courtes sur de petites sections, et le moindre progrès sera sauvegardé. Avant de conclure, récapitulons la démarche à suivre dans chaque niveau :
On le voit, idéalement il faut rester assez statique, mais en pratique on sera souvent obligé de se défendre et se déplacer : j'ai écrit plus haut qu'ici, viser, esquiver et se positionner par rapport au level design n'étaient pas des mécaniques majeures, mais on devra parfois attaquer directement les ennemis, esquiver leurs menaces, et tenir compte des murs laser – il vaut cependant mieux le faire en gardant un boost élevé et en conservant ainsi la puissance de feu de notre bullet hell, tant pour notre sécurité que pour le score. En plus du jeu principal et ses quatre modes de difficulté, on peut comme déjà mentionné jouer au Gridrunner original sur VIC-20 ou Commodore 64, ainsi qu'à un mode où l'on vise avec le pointeur de la souris et avance en cliquant (à mon avis peu agréable) et un mode d'endurance où l'on dispose d'un unique vaisseau à choisir soigneusement au premier niveau. Ils sont tous à débloquer. Vous l'aurez compris : Gridrunner Revolution est un très bon jeu, beau, original, à la nervosité "arcade", au système de scoring motivant et intéressant, à la difficulté au choix nonchalante (Korma et Madras) ou redoutable (Vindaloo et Phaal), qui se prête très bien à être rejoué encore et encore pour le plaisir ou dans un esprit compétitif, et qui de surcroît est... lisible ! Le jeu est par ailleurs significatif lorsqu'on le replace dans la carrière de Jeff Minter : on retrouve ici bien entendu les fondamentaux de Llamasoft, la base "arcade" et l'intention d'entrecroiser l'hyper-concentration ludique et la transe visuelle hypnotique, mais plus précisément et de façon moins typique, on y trouve un gros intérêt pour le gameplay radial et des mécaniques de scoring presque détachées des impératifs de survie, comme dans Space Giraffe ou Akka Arrh (2023) – dit clairement, on peut très bien survivre dans ces jeux tout en réalisant un score minable, "scorer" y est une action intentionnelle et facultative, voire un risque. Au départ, Gridrunner Revolution devait sortir sur Xbox 360, une version a même été envoyée à Microsoft pour approbation, mais Llamasoft n'a obtenu aucune réponse. Le jeu a donc été repensé pour sortir sur PC en attendant une éventuelle sortie sur console, mais celle-ci n'a jamais eu lieu. Le jeu a reçu un très bon accueil dans la presse, mais n'a pas fait beaucoup de vagues auprès des joueurs PC de l'époque – en fait, il aura au bout du compte laissé moins de traces que Space Giraffe malgré sa meilleure presse... C'est après cette nouvelle mésaventure que Llamasoft s'est cantonné à des sorties sur iOS pendant un temps. Le jeu a proposé un accès à des tableaux de scores en ligne à condition de disposer d'un profil sur le site de Llamasoft, mais cette option a ensuite été suspendue. Même s'il a été conçu pour un ratio 4/3, le jeu s'adapte à de nombreuses résolutions d'écran (dont le 16/9). S'il a été négligé par Microsoft et aura été noyé au milieu des clones de Geometry Wars : Retro Evolved, Gridrunner Revolution mérite beaucoup plus d'attention qu'il n'en a eu, tant pour le plaisir qu'il procure que pour ses expérimentations, que l'on s'intéresse ou non au travail de Jeff Minter. Simbabbad (11 avril 2023) Sources, remerciements, liens supplémentaires : Cet article a été publié initialement sur le blog de Simbabbad, à cette adresse. Envie de réagir ? Cliquez ici pour accéder au forum |