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Dragon Quest IV, V, VI - La Trilogie Zénithienne
Année : 1992
Système : SNES ...
Développeur : Chunsoft
Éditeur : Enix
Genre : RPG / Aventure / Stratégie
[voir détails]

Dragon Quest V: Hand of the Heavenly Bride (Doragon Kuesuto Faibu: Tenku no Hanayome)
Super Famicom (1992) / Playstation 2 (2004) / Nintendo DS (2008) / Android, iOS (2015)

En terminant Dragon Quest V, je fus saisi d'une profonde mélancolie, et d'un profond regret. En effet, je m'en suis profondément voulu de ne pas avoir connu ce jeu plus tôt. Et autant le parcours de Dragon Quest III m'avait régénéré, m'avait revitalisé même dans mon amour du genre, autant le parcours de cet épisode m'a fait enrager d'être resté si longtemps dans l'ignorance. Pourquoi, à l'époque, Enix n'a-t-il pas envisagé une sortie, ne serait-ce qu'américaine, pour son premier épisode sur Super Famicom alors que Square exportait, et avec grands succès, ses œuvres ? Ce jeu, d'une importance monumentale, marmoréenne, et pour son histoire, et pour son gameplay, pour toutes ses dimensions, aurait pu redéfinir la définition même du jeu de rôle, voire du jeu vidéo dans sa totalité dans nos contrées européennes, si la barrière de la langue avait su à l'époque être franchie. Dragon Quest V mérite d'être donné aux côtés des grandes heures de son époque, des Final Fantasy VI, des Chrono Trigger, des Secret of Mana. Il y a eu, depuis, une réédition sur Nintendo DS certes ; mais aujourd'hui surtout, les fanatiques ont su intégralement traduire l'épisode original. On me dira que j'exagère, peut-être suis-je effectivement davantage dans l'hyperbole que la nuance : mais parcourir Dragon Quest V m'a fait le même effet que de découvrir un album perdu de Tintin ou une chanson inédite des Beatles.
Dragon Quest IV était le chant du cygne de la NES ; Dragon Quest V, pour Enix tout du moins, est le premier souffle de la Super Famicom. Certes, en 1992, la console avait déjà deux ans d'existence, Square avait déjà proposé un quatrième épisode de Final Fantasy, un cinquième arriverait en fin d'année ; et certes, Enix avait surtout marqué les esprits, deux ans auparavant, avec le magistral ActRaiser, titre à la croisée de l'action et de la gestion qui aura laissé une empreinte indébilible sur son époque. Mais Dragon Quest V a surtout subi les retards de l'épisode antécédent, qui l'aura repoussé indûment. Son développement s'en retrouva donc comme étiolé, commencé tôt, achevé plus tard. Le résultat final en pâtit au premier regard, notamment dans le domaine graphique : le jeu a des détours rugueux, mal finis, il ne fait honneur à la machine ni dans la qualité de ses sprites, ni dans son animation. Fort heureusement, il se rattrape magistralement partout ailleurs.

Le jeu débute par une assez belle introduction, qui se muera progressivera en tutoriel.

Les surprises commencent à peine la partie lancée. Le protagoniste, Héros qu'il nous faudra nommer, n'est alors qu'un enfant accompagnant son père, le valeureux guerrier Papas. Celui-ci l'entraîne dans une expédition tout d'abord mystérieuse, mais l'on comprendra rapidement qu'il s'agit là pour lui d'enquêter sur la disparition de sa femme, présumée morte. Il est cependant des étrangetés à la version officielle de l'histoire, qui demandent exploration ; et de fil en aiguille, on comprendra qu'effectivement, des choses inquiétantes se trament dans un monde souterrain, et que seules les armes zénithiennes pourront éviter un désastre prochain.
Je suis personnellement parfaitement admiratif des choix faits par les développeurs pour cet épisode, au regard particulièrement du précédent. Autant Dragon Quest II était une amplification, jadis, des prérogatives du tout premier jeu, autant Dragon Quest V prend le contre-pied parfait du précédent. Ce dernier était choral ? Dragon Quest V, bien que mettant l'équipe et la famille au cœur de son déroulement, déroule une histoire solipsiste, orientée quasi-exclusivement sur la figure de son héros que l'on suivra de l'enfance à l'âge adulte. Dragon Quest IV dissimulait dans l'ombre son grand méchant et ses motivations ? Elles seront ici rapidement explicites, même si quelques révélations nous attendront au tournant. Partant, et s'il est d'évidentes continuations entre les épisodes, Zénithia et la caravane notamment, les jeux d'opposition sont trop importants pour les croire adventices.

Entre révélations de faux-semblants et explorations de cavernes interdites, le jeu alterne entre innovation et tradition.

Ce qui a cependant fait rentrer ce titre dans l'histoire du jeu vidéo, ce ne sont ni ses oppositions, ni ses répétitions, mais bien ses inventions. Celles-ci sont de deux ordres. La première, la plus immédiate et la plus intéressante me concernant, c'est l'histoire du jeu. Comme je le précisais à l'instant, nous commençons l'aventure petiot, notre père Papas nous protégeant, combattant pour nous et nous laissant, heureusement, sans surveillance pour que l'on puisse défourailler nous-même quelques monstres, seul ou en compagnie de Bianca, notre seule amie d'enfance. Nous rencontrerons par la suite Henri, un prince orgueilleux qui se fera enlever par d'odieuses créatures. Sa rescousse cependant tournera court : Papas se fera tuer sous nos yeux, et le Héros, comme Henri, seront réduits en esclavage... pendant près de dix ans.
J'ai fait le jeu avec ma petite amie, comme j'en ai pris l'habitude depuis ma découverte de la saga, et nous sommes deux à vous le confirmer : les premiers moments de ce jeu, jusqu'à ce que le héros parvienne à se libérer de ses chaînes, sont d'une noirceur et d'une pesanteur que je n'avais jamais vraiment expérimentées dans un jeu de rôle. Même dans un jeu comme Chrono Trigger, qui présente un futur particulièrement désespéré, l'effet est distinct : quand on découvre l'apocalypse effectivement, on a déjà quelques victoires à notre actif et il ne fait nul doute que nous serons tôt ou tard victorieux. Dans Dragon Quest V en revanche, nous sommes encore en plein cœur de l'introduction. On a bien eu un ou deux succès, mais rien de notable et, surtout, rien de définitif au regard du sacrifice de Papas. Alors que les jeux de rôle nous avaient habitués à une montée en puissance, cet épisode se fait le récit de dépossessions successives. L'échappée du camp des esclaves et la reconquête de notre liberté fait ainsi l'effet d'une véritable bouffée d'air frais, et nous engage davantage encore dans l'intrigue : plus que jamais voulais-je continuer cette aventure, et j'enrageais quand je ne parvenais pas à libérer suffisamment de temps, le soir venu, pour poursuivre ma partie, comme je peux être parfois agacé de ne pas me replonger dans un roman haletant, ou suivre le dernier épisode de ma série télévisée favorite.

La mort de Papas est contée dans une phase de combat où on lit progressivement, dans les statuts, la souffrance qu'il endure. Quant au chapitre où nous sommes esclaves, il ne fait pas vraiment de compromis sur la cruauté de la chose...

Cette liberté nouvellement acquise est cependant de courte durée puisque rapidement, Henri qui était emprisonné avec nous rejoint son royaume et le trône qui lui revient légitimement de droit. Il se passe alors quelque chose d'inédit, une fois encore, pour la saga : Henri quitte notre équipe... définitivement. Nous nous retrouvons donc seul, dans une contrée hostile. Cela ne devrait pas nous faire peur, certes ; si ce n'est que les monstres alentours ont été équilibrés pour être combattus par une équipe d'au moins deux personnages. Effectivement, si vous tentez de faire cavalier seul, la progression sera des plus rudes. Où trouver cependant de l'aide ? Eh bien... chez les monstres eux-mêmes !
À partir de ce moment de l'aventure, certains monstres, après les avoir combattus, vous proposeront de rejoindre votre aréopage car impressionnés par votre force. Ils se comporteront comme de « véritables » héros, acquerront des points d'expérience, pourront être équipés diversement, apprendront de nouvelles compétences. Cela ne vous fait-il pas penser à quelque chose, à quelque chose de fameux qui aura, jusqu'à aujourd'hui encore, une popularité incomparable ? Eh oui : Dragon Quest V a « inventé » Pokémon, quatre ans avant sa sortie sur Game Boy et le raz-de-marée mondial que nous connaîtrons.

Drakee choisit de rejoindre votre équipe ! Il est cependant triste qu'on ne puisse pas embaucher tous les monstres, et jamais les boss... Mais ça aurait peut-être rendu l'aventure trop facile, héhé...

Je mettrai cependant un bémol ici, et calmerai mon enthousiasme. Bien que Dragon Quest V instaure les grandes lignes de ce que seront les « monstres de poche », cet aspect-là de son économie ne sera pas l'arc-boutant parfait de son identité. Comme dit à l'instant, il nous faudra nécessairement, au début du second tiers de la partie, traquer les monstres qui rejoindront notre équipe sous peine d'être dans l'incapacité de progresser, ou alors à très grande peine et en grindant inconsidérément. Arrivera cependant un moment, assez rapidement tout compte fait, ou nous pourrons reconstituer une équipe digne de ce nom, dans cet épisode de trois membres simultanément, sans passer par ce pis-aller ; plus tard enfin, et lorsqu'il sera temps d'explorer Nadiria et d'affronter le grand méchant appelé dans cet épisode « Nimzo », le jeu nous fournira une équipe complète de six personnages, de quoi se passer définitivement de la chose.
Si je n'ai pu qu'apprécier la bienveillance des développeurs, de ne pas ainsi imposer à tout prix cette innovation de jeu, force est de reconnaître qu'elle en devient comme une cote mal taillée. S'il est certes des créatures vraiment puissantes à capturer, qui permettent de développer des stratégies évoquant, sans le remplacer ou l'améliorer cependant, le système des classes de Dragon Quest III, on regrettera que leur obtention soit parfaitement aléatoire : en effet, il n'est rien que nous ne puissions particulièrement faire pour favoriser une capture, si ce n'est avoir un niveau suffisant et s'en remettre à la chance. Partant, et si ce n'est par curiosité, on gagnera davantage à augmenter les capacités des joueurs humains que nous contrôlerons plutôt que de perdre du temps à capturer des monstres dont peu, en réalité, seront véritablement utiles en fin de partie.

Capture ou pas, on appréciera une fois encore la grande variété des ennemis proposés, avec le retour bienvenu de certaines têtes d'affiches et, surtout, de décors dans les combats, décors que l'on n'avait pas vus, faute de puissance, depuis le tout premier épisode. De même, on peut à présent diriger tous nos héros comme nous le voulons, hourra !

L'idée a cependant fait du chemin comme nous le disions, mais plus encore : elle se rattache également particulièrement bien aux grandes thématiques de l'histoire du jeu. Si l'introduction était particulièrement culottée, il en ira de même de la suite de la partie puisqu'on nous demandera, arrivé un certain moment, de choisir une épouse ! Celle-ci finira par donner naissance à de faux-jumeaux puis, après une autre ellipse dont je tairai cette fois-ci la nature, ils rejoindront enfin votre équipe. J'ai ainsi pu m'amuser à terminer la partie en famille, si je puis dire, le Héros, nouvelle figure de Papas, menant au combat deux « monstres » qu'il aura élevés, sa fille et son fils. Chose amusante d'ailleurs, mais le véritable héros de cette aventure n'est pas le « Héros », mais sa progéniture : lui seul est capable d'équiper les armes zénithiennes dont l'obtention est, une nouvelle fois, nécessaire pour accéder à Nadiria, dans un dernier pied de nez aux conventions que la saga avait pourtant elle-même établies dans les épisodes précédents.
Ce qui distingue, de plus, cet épisode au regard des précédents en termes de narration, c'est la façon qu'il a à présent de temporiser son déroulement, de s'accorder le temps de la réflexion et de l'écriture, de développer des moments touchants tout au long de son parcours et non pas exclusivement dans son introduction, aussi longue fût-elle. Cette ambition se cristallise particulièrement dans le choix de l'épouse, puisqu'on nous demandera effectivement de déterminer qui, de telle ou telle femme, nous marierons. Ce choix, je le précise ici à ma grande déception, n'a pas d'influence sur la suite de l'aventure, tout au plus conditionne-t-il l'identité de la compagnonne qui nous suivra dans le dernier donjon, si nous l'incorporons dans l'équipe. Ce geste assure cependant que le choix que devra faire le joueur, ou la joueuse, est signifiant non en termes de jeu, mais plutôt en termes d'histoire ; et dans un genre où la liberté est surtout dirigée vers les combats et moins vers la conduite du propos, la chose est définitivement la bienvenue.

Vive la mariée ! Vive le marié ! Et quels charmants poupons que voilà ! Bien entendu, la représentation est assez simple, mais c'est l'enfance de l'art, pour ainsi dire...

Une fois ce panégyrique fait, qui d'ores et déjà catastérise Dragon Quest V dans la voie lactée des chefs d'œuvre du genre, il reste cependant des éléments qui me semblent importants de noter. Ils apparaissent certes comme des détails pour les fanatiques du jeu, mais je les considère comme des points de discussion cruciaux et ils expliquent, notamment, ce pourquoi je lui préfère Dragon Quest VI. Le plus important, du moins celui qui est le moins sujet à débat, c'est l'aspect graphique. Dragon Quest V est un jeu assez terne et triste par rapport aux standards auxquels nous avait habitués la Super Nintendo à ce stade-là de son histoire. Même en étant conciliant, et en considérant que oui, l'intelligence artificielle des ennemis, qui s'est considérablement améliorée, n'empêche pas de contrôler comme nous le souhaitons tous les personnages de son équipe, réduits cependant à trois ici ; même en considérant que l'on peut garder dans son écurie plusieurs dizaines de monstres distincts ; même en prenant en compte l'immensité de cet univers et de ses quêtes ; on ne peut qu'être déçu du résultat final.
Le monde s'avère en réalité des plus plats, et ne parvient pas à créer un sentiment particulier de relief. Notamment, les graphistes ont été particulièrement avares sur les effets de distorsions et de rotation pour lesquels la console était renommée, et les particules sont pour ainsi dire inexistantes ; quant aux animations, si les monstres commencent à en avoir quelques unes, elles restent bien trop timides pour être notables. À cela, je dois ajouter que pour la première fois de l'histoire de la série, le design d'Akira Toriyama, concernant les ennemis tout du moins, m'a laissé assez froid. Sans parler de « fausse note », le dessinateur étant d'un talent rare comme nous le savons, je l'ai trouvé moins inspiré, voire franchement déconcertant par endroit. Si le dessin du héros et des autres personnages humains est ainsi assez sympathique, j'ai eu plus de mal à apprécier les opposants. Peut-être que la console se prêtait mal à la retranscription du dessin de l'auteur, peut-être la direction artistique avait-elle évolué ; mais cela, ajouté aux imprécisions que je donnais précédemment, m'a empêché de préférer absolument cet épisode au regard du suivant.

Les saynètes sont mignonnes pourtant, mais j'ai du mal, tout personnellement, à prendre ces lieux pour autre chose que des décors de théâtre.

Je ne peux qu'être, une fois encore, des plus affirmatifs ici : toutes les critiques que je puis faire à ce jeu ne relèvent que du goût personnel, et ne sauraient être prises pour des errances, des défauts ou des scories. Ce sont davantage des directions particulières prises au long du développement et qui, me concernant, n'ont pas su me toucher. Mais aux côtés de l'incroyable richesse de l'histoire, de sa sagacité audacieuse, voire orgueilleuse ; aux côtés de ses perles de gameplay, de la liberté immense laissée au joueur, des nombreux rebondissements de son propos ; aux côtés de tout cela, dire que l'on n'apprécie pas le pourpre de la fourrure de cet ennemi, ou que l'on trouve que cette mécanique accessoire et inédite n'est pas aussi réussie que ce que fera un successeur spirituel quatre ans plus tard ; tout cela est bien dérisoire, même ridicule au regard des immenses qualités de cet épisode qui demeure le préféré de Yuji Horii, des dires des interviews que l'on peut trouver ci et là.
Rendez-vous cependant compte : si même ma petite personne, qui n'ai que moyennement apprécié le système de capture de monstres et qui trouve le design des ennemis peu inspiré, considère cet épisode comme l'un des miracles indépassables du J-RPG, imaginez un peu ce qu'il deviendra sous des mains plus charitables. Si vos réserves sont les mêmes que les miennes, la refonte sur DS gommera agréablement ces flottements ; dans le cas contraire, tendez la main. Et comme moi, je gage que vous serez parfaitement soufflé par ce chef d'œuvre invisible, et que vous regretterez également d'en avoir été aussi longtemps privé.

Les protagonistes, alors qu'ils sont bambins... Qu'est-ce qu'ils sont trognons !