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Day of the Tentacle
Année : 1993
Système : Mac, Windows ...
Développeur : Lucas Arts
Éditeur : Lucas Arts
Genre : Aventure / Point'n click
Par MTF (27 juin 2016)

Il est toujours difficile de comprendre comment naissent les légendes. Pourquoi ce livre, cet album, ce film, devient le préféré de son public et non un autre ? C'est là une question légitime, et il n'y a pas de réponses toutes faites. Souvent, l'on reconnaît les « classiques » sans savoir exactement comment, l'ensemble devenant plus grand que la somme des parties. Dans la galaxie des jeux d'aventure Lucas Arts, Day of the Tentacle est de ceux-là. Cette suite à Maniac Mansion jouit effectivement d'une aura aussi forte que les premiers Monkey Island, alors qu'il me semble que les autres jeux de la compagnie, les Indiana Jones, les Zak McKracken, les Full Throttle ont moins droit de cité. Pour certains, les raisons sont toutes trouvées : Grim Fandango est connu, car dernier représentant d'une certaine époque ; et Maniac Mansion, en tant qu'initiateur du système SCUMM, est présent dans toutes les historiographies.
Si l'on peut toujours croire que Day of the Tentacle (DOTT) capitalise sur cette immense paternité, je ne peux m'empêcher de penser qu'il y a là autre chose : preuve s'il en est, il fait partie des jeux qui bénéficièrent, en 2016, d'une version « Remastered », avec des graphismes améliorés, alors que son aïeul n'aura jamais eu droit à cet honneur, comme quoi... Par ailleurs, cet article évoquera ces deux versions du jeu, tout en tâchant de répondre à l'énigme que nous avons posée ci-haut.

Est-ce la distribution ? Les personnages ? Le vert du Tentacule ? Où est la clé ?

Dans l'histoire de la compagnie, Day of the Tentacle, réalisé sous l'égide de Tim Schafer, marque un certain tournant technologique. Il s'agit chronologiquement du dernier jeu de la compagnie à utiliser une interface semi-textuelle, les suivants ou les contemporains, comme Sam & Max Hit the Road (1993) ou Full Throttle (1995), épureront les commandes pour se dispenser de ces verbes multiples, le curseur de la souris évoluant en fonction de la situation. En contrepartie, l'aire de jeu s'affichera alors sur l'intégralité de l'écran et non pas, comme ici encore, sur sa moitié supérieure.
Pour la technique encore, DOTT sortit en deux versions : en disquettes tout d'abord, en CD-Rom ensuite, et il fut le tout premier jeu de la compagnie à proposer un doublage intégral en anglais. Pour l'anecdote, Ginny Schafer, la sœur de Tim, participa au casting inaugural et décrocha un rôle mais son frère lui demanda de se retirer, pour ne pas risquer quelques accusations malsaines. La version CD, disons-le immédiatement, est exceptionnelle ne serait-ce que pour ces voix, et on la rajoutera sans doute à la liste des raisons qui ont fait du jeu un classique. Tous les acteurs sont incroyablement justes et ils n'ont pas démérité : du vibrant de Bernard à la folie de la famille Edison, on ne peut se résigner à passer les dialogues tant on s'amuse à les entendre.

Le jeu ne manque pas de citer les anciens succès comme les nouveaux, comme le poulet en caoutchouc de Monkey Island ou Max.

Un peu d'histoire : DOTT se place directement à la suite de Maniac Mansion. Plus précisément, un seul personnage jouable de ce premier jeu reviendra ici : Bernard, le nerd que le joueur pouvait incarner précédemment avec ses amis. Le Tentacule Vert du manoir Edison, que l'on avait aidé jadis à dégoter un contrat avec une maison de disques, vient l'avertir que Fred Edison, le savant fou, est pris d'une folie meurtrière et veut tuer le Tentacule Pourpre, son... frère ? copain ? clone ? Passons.
Accompagné de ses deux amis, Hoagie le rockeur et Laverne l'étudiante excentrique, Bernard retourne au manoir libérer la pauvrette. Ce qu'il ignorait en revanche, c'est que si Fred avait pris des mesures aussi coercitives, c'est que Pourpre avait bu un liquide toxique se déversant dans une rivière. Ce poison lui avait donné des idées de domination mondiale... et des bras. Parce que. Voyant l'étendue des dégâts, Fred Edison a alors une idée de fou génie : revenir dans le passé pour arrêter l'écoulement toxique et éviter cette odieuse situation.

« You shouldn't drink that... It must be bad for you. - But I feel like I could... take on the world! »

Malheureusement et comme on peut s'en douter, un problème technique vient entraver ce plan... hmmm... « parfait », et les Chron-o-John, les cabinets de toilette qui expédiaient nos héros vers la veille du sinistre, se dérèglent lors du voyage. Bernard revient certes au temps présent, mais Hoagie est propulsé deux cents ans dans le passé, à la rencontre des pères fondateurs de la nation américaine, tandis que Laverne échoit deux cents ans dans le futur, dans un monde à présent entièrement contrôlé par les Tentacules, Pourpre ayant finalement réussi à mener son projet à bien et à réduire les êtres humains en esclavage.
Il va alors falloir à chacun revenir dans le temps présent pour faire une nouvelle tentative, mais chaque héros aura son propre et immense problème à régler : pour Hoagie, il lui faudra trouver une source d'énergie pour faire marcher la machine ; pour Laverne, se déguiser en Tentacule et trouver une rallonge pour alimenter sa cabine ; pour Bernard enfin, récupérer un diamant pur qui stabilisera le processus temporel et évitera tout futur dérapage.

Le Chron-o-John à gauche, tandis qu'Hoagie, à droite, rencontre John Hancock, Thomas Jefferson et George Washington.

C'est donc sur ce canevas abracadabrantesque que nous serons amenés à diriger nos pas un ou deux, mais bien trois personnages simultanément pour résoudre de nombreuses énigmes. Je reste un peu sur celles-ci : si nous sommes bien dans un jeu Lucas Arts, c'est-à-dire qu'il n'y a aucune situation bloquante et qu'il n'y a aucune mort d'aucune sorte - les derniers reliquats de Sierra ayant été effacés depuis Maniac Mansion -, les énigmes sont souvent logiques pour peu, cependant, que l'on soit bercé d'une certaine culture américaine.
Effectivement, certains moments peuvent paraître obscurs pour un joueur européen, notamment dans le chapitre d'Hoagie : il faudra alors bien comprendre que Benjamin Franklin a été très intéressé par l'électricité, et que George Washington est connu pour son honnêteté - il avoua de lui-même avoir abattu un cerisier dans sa prime jeunesse - et pour avoir un dentier en bois. Si ces éléments seront rappelés dans les nombreux dialogues du jeu, je le précise néanmoins car plus que d'autres, DOTT est fermement ancré dans son pays de production.

Autre exemple d'énigme à l'esprit particulier : pour faire pleuvoir, et donc faire venir les éclairs, il faut laver le carrosse... Car c'est connu, il suffit de laver sa voiture pour qu'il se mette à pleuvoir... n'est-ce pas ?

Cela n'était pas foncièrement prévisible : tandis que Monkey Island construisait un univers plus ou moins fantastique et qu'Indiana Jones, pourtant universitaire à Berkeley, voyageait à travers le monde et puisait son inspiration dans les mythes mondiaux, DOTT est peut-être ce que l'on peut avoir de plus proche de la sitcom dans le monde vidéoludique. Savez-vous, il y a toujours un épisode, qui dans les Simpsons, qui dans Saved By the Bell (Sauvé par le Gong), qui ailleurs, qui nous raconte Thanksgiving et nous replonge dans l'histoire des USA, ou alors qui prend place dans le futur et imagine le devenir des personnages. DOTT est un peu de ça, avec sa distribution déjantée et ses jeux constants avec la culture populaire américaine.
On aura alors ainsi droit à des références à l'IRS (le fisc américain) et aux émissions de télé-achats ; à la création amateure du drapeau américain, ou encore aux concours de beauté façon Little Miss Sunshine. Mais si l'on doit parler série, son air cartoon, évidemment, doit nous faire penser aux Animaniacs, qui débutèrent en 1993 de même, et plus généralement aux Looney Tunes.

Dans le futur, les Tentacules ont réduit les êtres humains à l'état d'animaux de compagnie... Eh, les croquettes sont pas mal !

Le design général du jeu n'est pas sans aller dans cette direction : tous les décors, audacieux quand on les voit à présent avec leurs lignes brisées et leurs polygones complexes, ont été dessinés en gardant cet esprit en tête. Dave Grossman, qui fut à l'origine de la majorité des concept arts, avoua s'être inspiré de certains dessins animés de Chuck Jones qui versèrent dans cet impressionnisme étrange, et la filiation se fait effectivement évidente quand on y songe.
La musique, de même, renvoie aux Looney Tunes : il y a ce sautillant, ce primesautier que l'on connaît bien entendu et les démarches des personnages, toutes en caractère, nous font volontiers croire que l'on a là des cousins éloignés de Bugs Bunny et de Daffy Duck. Malgré le pixellisé de la version originale, nous ne sommes pas loin de ces rêves de « dessin animé interactif » et c'est joie de voir les animations, joie de se déplacer dans les environnements : Bernard se cogne la tête, Hoagie fait glisser sa graisse et Laverne... est elle-même, tout simplement, tant elle emprunte parfois à ces acteurs du cinéma muet qui amusent rien qu'en traversant la rue.

Laverne a une démarche... bizarre. À droite, les frères Edison, artistes amateurs.

Je pense alors que c'est là le secret du succès de DOTT. Il est loin d'être la plus difficile des aventures de Lucas Arts, malgré le parcours des trois époques : il y a finalement peu de lieux à visiter par personnage, et même si la résolution de toutes les chaînes de problèmes exige de récupérer et d'échanger des objets présents dans toutes les ères, on finit rapidement par trouver la solution tant les actions sont limitées. Qu'on ne s'y trompe, les énigmes sont inventives : mais elles restent malgré tout assez logiques et même si nous sommes bloqués, on pourra toujours essayer méthodiquement tout ce qui nous chante jusqu'à trouver la solution.
Mais aux côtés de cela, la réalisation est particulièrement excellente : j'ai parlé du design, des voix et de l'animation, mais il me faut rajouter évidemment l'écriture. Il y a là comme un flux ininterrompu de bons mots, de calembours, d'exquises répliques qui nous fait épuiser tous les arbres de dialogues, pourtant nombreux, et décrire tous les environnements et tous les objets, encore et encore. Il ne s'agit pas tant de trouver là la solution à un problème, même si, occasionnellement, cela pourra servir ; mais bien de profiter plus encore du talent des auteurs.

Cela n'est pas alors un hasard si le jeu bénéficia d'une version Remastered. Cette dernière a joui du même traitement que Monkey Island: Special Edition. Tous les décors ont été retravaillés en haute définition, le doublage original a été nettoyé et les musiques détonnent plus que jamais. Deux ajouts majeurs sont à noter : d'une part, l'interface SCUMM peut être remplacée par une série d'icônes, ce qui permet de profiter de l'intégralité des écrans pour plus de confort. D'autre part et surtout, surtout, chaque scène est l'occasion d'entendre les commentaires de Tim Schafer, Dave Grossman, Peter Chan (graphismes) et Peter McConnell (musiques). Ces commentaires sont une source inépuisable d'anecdotes et de réflexions sur l'épisode, au point que l'on en vient à regretter l'absence d'un véritable documentaire détaillant toutes les étapes de la production et même, soyons fous, de Lucas Arts en général.
Mais même sans évoquer cette nouvelle version, le jeu original demeure particulièrement plaisant et excitant. Il a comme une immense sincérité en lui, mais sans y paraître : aux côtés de projets qui en imposent davantage, ou qui paraissent bigger than life, Day of the Tentacle a comme une bonhomie bien à lui et, peut-être, c'est ce qui a pu contribuer à sa légende. Il n'a rien inventé de fondamental, il n'a pas créé une saga nombreuse qui aujourd'hui encore se poursuit ni ne laisse en plan une vaste énigme qui enflamme encore les imaginations.

La version originale, puis le remake. Certes, on aurait pu espérer de nouveaux dessins plutôt qu'un lissage, mais le rendu demeure très agréable.

Mais par sa distribution incroyable, son écriture au cordeau et son animation sans faille, DOTT reste, jusqu'à ce jour, l'un des plus grands jeux d'aventure de son temps comme dans l'absolu. On y reviendra alors souvent avec grand plaisir, on s'extasiera de son imagination : et on songera au cousin Ted, qui restera à jamais notre Edison favori.

Ted... Notre Edison favori. Même s'il n'est qu'une momie. Enfin, surtout si c'est une momie.
MTF
(27 juin 2016)
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