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Ghost Trick: Phantom Detective
Année : 2010
Système : DS ...
Développeur : Capcom
Éditeur : Capcom
Genre : Aventure / Réflexion
Par MTF (30 août 2023)

Il y a ce proverbe italien, que j'aime bien : « à la fin de la partie, le Roi et le Pion retournent dans la même boîte ». C'est une belle façon de décrire ce qui nous attend toutes et tous, quelle que soit notre origine, nos passions, ce que nous avons fait ou voulons faire de notre vie. Comme l'on connaît ainsi notre fin, on ne peut qu'essayer de vivre sans trop de regrets ou de remords, et sans laisser derrière nous trop de tâches inachevées.
Mais... et si, après notre fatale destinée, notre esprit restait encore un peu sur terre, pour voir ce qu'il advenait de nos proches ? Et si certains ou certaines d'entre nous devenaient des fantômes, capables d'interagir, modestement mais significativement, avec notre monde, pour changer le sort ? Et si les esprits frappeurs étaient plus sympathiques qu'on ne le pensait ? Voici l'idée générale derrière Ghost Trick: Phantom Detective, jeu d'aventure extraordinaire et œuvre culte, hélas passée, en son temps, plutôt inaperçue.

Les fantômes prennent la forme de petites lumières bleutées, et évoluent dans un monde rouge sang, très oppressant...

La soirée commençait mal : je venais de mourir

Derrière Ghost Trick, sorti initialement sur Nintendo DS mais rapidement porté sur téléphone, on trouve la figure de Shu Takumi, créateur de la série des Phoenix Wright dont nous avions déjà parlé ici jadis. On va y retrouver dès lors certaines marottes d'écriture et de jeu, bien que transposées dans un tout autre décor : une découpe franche entre deux phases de gameplay, l'une d'enquête et l'autre de résolution, une écriture très agréable, très vivante et dynamique (y compris en français, malgré la regrettable présence de plusieurs coquilles et d'un texte qui aurait mérité relecture), une grande ingéniosité dans les situations de jeu et beaucoup, beaucoup, beaucoup de twists scénaristiques.
La différence fondamentale avec Phoenix Wright, c'est encore la place accordée au supernaturel. Plus ou moins marginale dans les jeux d'avocats, du moins, secondaire au regard de l'observation logique des faits et de la compréhension de la psyché des personnages, elle est dans Ghost Trick absolument centrale, et dans son principe, et dans son intrigue même.

On alterne entre phases de dialogue et phases d'action, dans une aventure continue.

Notre histoire commence dans une décharge en périphérie d'une mégalopole, en début de soirée. Un esprit se réveille, et aperçoit ce qu'il pense être son cadavre, celui d'un homme à la longue chevelure blonde et au costume rouge. Devant ce cadavre, il y a une jeune femme à l'imperméable jaune, semble-t-il désespérée, et tentant en vain de le ranimer. Ce fantôme, cependant, ne se souvient ni de son nom, ni du nom de la jeune femme, ni de ce qu'il faisait là, ce soir, dans cette décharge. Ce qu'il sait, c'est qu'il est un esprit ; et ce ne sera pas la seule surprise de la nuit.
Une lampe de chevet — oui — lui expliquera cependant ce qu'il en est. D'ores et déjà, il est bien mort ; ensuite, son existence spirituelle ne durera que jusqu'à l'aube, faute de quoi il cessera d'exister. En contrepartie, cette nouvelle existence lui octroie des pouvoirs nouveaux : il peut se déplacer de ligne téléphonique en ligne téléphonique et surtout posséder certains objets pour les manipuler petitement, comme ouvrir une poubelle, faire rouler un pneu ou augmenter la vitesse de rotation d'un ventilateur. En s'étirant sur une petite distance, il est aussi capable de progresser dans une zone, d'objet en objet, ce qui pourra lui être bien utile pour atteindre ses objectifs.

Les éléments bleus peuvent être possédés, et permettent ainsi de se déplacer dans le tableau. On se dirige avec l'écran tactile, et le second écran propose un gros plan de l'élément que l'on habite à ce moment-là, avec éventuellement l'action que l'on peut accomplir avec lui.

Mais le pouvoir le plus intéressant dont cet esprit dispose, c'est celui de pouvoir communiquer avec les personnes récemment décédées et de remonter jusqu'à quatre minutes avant leur mort dans l'espoir de changer leur destinée tragique. Hélas, il ne peut faire cela sur son propre corps ; mais il va pouvoir trouver à l'appliquer rapidement, puisque la jeune femme à l'imperméable jaune vient d'être assassinée à son tour par un tueur à gages à la peau bleuâtre, qui vient d'appeler ses commanditaires pour leur annoncer la réussite de sa mission. Comme cette femme est la seule susceptible d'offrir à notre esprit les réponses à ses questions, le voilà se diriger vers son corps pour espérer la sauver.
Une fois en contact avec le cadavre, nous pouvons dès lors échanger avec l'esprit de la jeune femme. Celle-ci se souvient, cette fois-ci, de son nom et de son métier : elle s'appelle Lynne, et elle est détective. En revanche, elle est incapable de dire pourquoi elle est venue dans la décharge ce soir-là, puisque c'est à l'invitation de l'esprit (enfin, quand il était encore en vie !), dont elle ignore hélas le nom, qu'elle est venue. Le mystère reste entier mais, promet-elle, si on la sauve, sans doute pourra-t-elle nous aider à y voir plus clair. Nous voilà alors remonter quatre minutes dans le passé, en espérant parvenir à sauver Lynne des griffes du barbouze...

Il y a beaucoup de drames dans le jeu... et nous n'avons que quatre minutes pour agir !

Ultima forsan

Le premier chapitre introductif de Ghost Trick est d'une efficacité déroutante, et nous présente quasiment toutes les options et tous les concepts que nous rencontrerons au long de notre partie. Le jeu se structure, effectivement, en trois grandes séquences de jeu : une première de discussion, où l'on échange avec les personnages et sélectionne occasionnellement une option de dialogue. Impossible d'échouer ici, l'histoire ne progressant qu'une fois que l'on a discuté avec tout le monde, et de tout. La seconde, c'est lorsque l'on dirige l'esprit, dont on apprendra rapidement le prénom, « Sissel », pour mener l'enquête sur notre passé et les raisons de notre mort. Là encore, impossible d'échouer : il s'agit de voyager d'objet en objet, d'emprunter les lignes téléphoniques parfois, et surtout d'espionner les conversations pour en savoir davantage sur notre identité.
La troisième, celle où nous revenons dans le temps, est en revanche plus complexe. D'ores et déjà, nous n'avons qu'un temps limité pour éviter la mort de la personne avec laquelle nous sommes rentrés en contact, ou du moins provoquer un événement retardant l'issue funeste, même si de quelques secondes. Il faut noter qu'il ne s'agit pas d'un décompte régulier : si, effectivement, on tarde un peu trop à agir, un premier message nous intimant à nous dépêcher apparaît. Mais, surtout, certaines actions aux conséquences immédiates demandent à agir prestement, indépendamment de cette limite de temps. Cette limite est donc plus élastique qu'il n'y paraît, mais force est de reconnaître qu'elle sait nous pressuriser comme il le faut.

Destin évité ! Mais cela ne veut pas nécessairement dire qu'on est tiré d'affaire... Les énigmes deviennent de plus en plus complexes, et autorisent de moins en moins l'erreur.

Cette phase de jeu est, du reste, la seule où nous pouvons effectivement échouer. Certaines destinées demandent, pour être changées, de faire preuve d'une grande ingéniosité, alors que d'autres exigent un sens aigü du timing. Il n'y aura pas pourtant de « Game Over » : si, effectivement, nous échouons à sauver ladite personne, on pourra toujours revenir au début de la séquence, ou du moins au dernier moment où le destin fut changé. On peut d'ailleurs faire de même avant l'échec annoncé, si jamais l'on voit que l'on a mal géré la situation.
Observer cependant la façon dont se déroule l'événement jusqu'à sa fin nous offre occasionnellement des indices, délivrés en discutant avec l'esprit du ou de la décédée, qui nous renseigne sur la marche à suivre. Cela est on ne peut plus bienvenu : certaines situations sont particulièrement compliquées à démêler et les possibilités d'action deviennent rapidement nombreuses, de même que les interactions potentielles. Certains tableaux, en mi ou fin d'aventure, sont mêmes plutôt compliqués : je pense notamment à ceux du parc ou, encore, à celui du bureau de la décharge, pour lesquels j'ai dû jadis consulter des solutions tant je ne parvenais pas à comprendre ce qu'il me fallait faire.

Observer attentivement les lieux, et comprendre les motivations des personnages, seront d'une grande aide pour notre aventure.

Ce sont cependant des exceptions notables et même Phoenix Wright, je le notais jadis, n'était pas exempt des mêmes imprécisions. La souplesse du système cependant, puisque chaque section chronométrée propose un, voire deux points de contrôle intermédiaire, puisque l'on peut toujours recommencer sans punition et que le jeu est très généreux en indices, évite les frustrations inutiles. On finit toujours par trouver ce qu'il nous faut faire, et tout au plus peut-on regretter certains préparatifs lambins quand on a compris ce qu'il fallait accomplir : j'ai regretté parfois qu'on ne nous propose pas d'accélérer certaines saynètes, qui peuvent devenir lourdingues quand on les revoit pour la énième fois.
On pourra également regretter la relative rigidité de l'aventure aux côtés de ces scènes d'urgence, puisqu'on ne peut rien faire d'autre que suivre le canevas prévu par les scénaristes : se rendre quelque part avant que cela ne soit nécessaire ne sert à rien comme les lieux sont vides, et il faut nécessairement épuiser tous les sujets de discussion avant de pouvoir progresser. C'est dommage, car le jeu aurait bénéficié de cette liberté, même si petitement, ne serait-ce que pour améliorer sa rejouabilité quasi nulle en l'état.

L'intrigue est segmentée en une grosse quinzaine de chapitres successifs. Il faudra nécessairement tout écouter, et tout voir, pour progresser.

Dance 'til you're dead

Ghost Trick a cependant trois magistraux atouts, qui font de sa première (et, pour beaucoup d'entre nous, sa seule) traversée un plaisir extraordinaire : ses graphismes, sa musique et surtout son scénario, qui sera l'une des raisons les plus importantes de parcourir ce qui n'est jamais qu'une « visual novel » magnifiée. Prenons les choses successivement, en commençant par sa patte graphique. Si le jeu propose toujours, notamment pour les phases de dialogue, des portraits dessinés à la façon des Phoenix Wright, il utilise pour tout le reste une 3D texturée façon « cel-shading » du meilleur effet, qui sied particulièrement bien à l'univers fantasque du jeu.
À cela, il faut ajouter l'extraordinaire animation du jeu, virevoltante et bondissante, chaque personnage ayant sa propre façon de se déplacer et communique extraordinairement bien ses émotions par son corps. De Lynne en train de dévorer un poulet à grands coups de fourchette à Cabanela et ses pirouettes gracieuses, c'est, de loin, ce que l'on retient du jeu et l'une de ses plus grandes réussites.

L'inspecteur Cabanela, que l'on voit ici, est animé avec un amour incroyable.

Musicalement, on doit les ambiances du jeu à Masakazu Sugimori et à Yasumasa Kitagawa, deux anciens de Capcom à qui l'on doit les morceaux emblématiques, bien que parfois jugés plutôt simples, de Phoenix Wright, mais ils ont aussi eu à travailler sur Mega Man ou sur Viewtiful Joe. Cet album, disons-le tout de go, est sans doute l'un des meilleurs de l'histoire du jeu vidéo à mon goût, rien que ça ! Alternant des pistes jazzy, et notamment de jazz fusion, et d'autres d'inspiration rock/pop, il s'agit d'une bande son géniale, qui sait être inquiétante, dynamique, mystérieuse quand il le faut, aux morceaux de bravoure nombreux.
Particulièrement, le thème de Missile, l'un des personnages les plus truculents du jeu, celui de Lynne ou de la prison, sont des merveilles de composition qui peuvent sans mal aucun se hisser, au moins, aux côtés des airs les plus connus des Mega Man ou des Street Fighter. Il m'est arrivé plus d'une fois de simplement faire tourner la bande originale le soir venu, après une dure journée de travail, et de me laisser porter par les compositions.

Le thème principal, que l'on entend régulièrement dans la partie.
Le thème du « Buffet Poulet », un restaurant dans lequel on reviendra périodiquement.

Enfin, disons quelques mots de l'intrigue sans, bien entendu, aller trop loin dans les révélations. Eh bien, même si je suis légèrement circonspect sur sa conclusion, ou du moins sur la façon de nous y conduire et de répondre aux ultimes questions laissées en suspens, force est de reconnaître que nous avons là un mystère tout de même très bien ficelé, aux multiples rebondissements et aux fausses pistes, qui nous demande à plusieurs reprises de recontextualiser ce que nous avons vu et ce que nous croyons être vrai, pour finalement s'achever en apothéose et d'une façon particulièrement satisfaisante.
Contrairement aux Phoenix Wright, qui nous faisaient souvent résoudre plusieurs petites affaires qui pouvaient culminer en une ultime, ici, toute l'intrigue est tendue vers ce mystère de l'identité de Sissel, et les raisons qui ont pu conduire Lynne à le rencontrer, nuitamment, dans une décharge isolée de la ville. L'intrigue se compliquera notablement, avec de mystérieux commanditaires étrangers, un détenu d'une prison spéciale où sont mises au secret des personnes mettant en péril la sécurité nationale, un parc que l'on veut raser... et une curieuse machine de Goldberg, ou de réaction en chaîne. Tout cela est évidement lié par un fil rouge, qu'il nous faudra découvrir progressivement : mais l'histoire sait aussi se faire très drôle et très touchante, poignante même par endroit, et on ne regrette pas une seule seconde de la petite vingtaine d'heures qu'il faut compter pour finir l'aventure.

Cette machine de Goldberg semble, au commencement, déconnectée du reste, et pourtant elle sera cruciale à l'intrigue. De même, ces mystérieux personnages que l'on voit au tout début de l'aventure verront leur identité n'être révelée qu'à la toute fin du jeu.

Je suis MISSILE, le meilleur des toutous !

Ghost Trick, malheureusement, a jadis complètement raté son public. Bien qu'il ait été encensé par la critique, et que la campagne marketing fut aussi bien faite que pour les Phoenix Wright qui furent un succès populaire notable aux États-Unis et en Europe (les publicités ne manquèrent d'ailleurs pas de mettre en avant la filiation entre les séries), les ventes furent plutôt lambines et même si on ne peut pas vraiment parler de flop, on a été plutôt loin du succès qu'on était en droit d'attendre.
À dire vrai, moi-même, je n'avais point acheté le jeu jadis, alors que j'étais typiquement son cœur de cible. Je le trouvais en occasion, bien plus tard, et j'étais incapable de me rappeler alors pourquoi je ne l'avais pas acheté auparavant. Il y avait peut-être un problème de timing : quand le jeu sortit en 2010, Capcom proposait une compilation des quatre premiers épisodes de Phoenix Wright (jusqu'à Apollo Justice) sur téléphone et sur WiiWare, le système de téléchargement de la Wii. Cela a pu être au détriment de Ghost Trick, un one-shot très bien fourbi certes, mais qui ne pouvait pas s'appuyer sur une licence particulière.

Missile, ce petit loulou de Poméranie, est de loin le personnage le plus truculent du jeu. C'est un exploit, comme le jeu est peuplé de sacrés numéros !

Le jeu devint cependant progressivement culte, et un groupe indéboulonnable de fanatiques ne cessait d'en parler, de le disséquer, de l'évoquer parmi les meilleurs jeux d'aventure de la console comme de l'histoire du jeu vidéo, et à raison : même si on ne peut jamais en être sûr, je parie volontiers que l'émulation et le piratage galopant de la Nintendo DS firent beaucoup pour la reconnaissance de Ghost Trick, et qu'il a dû tourner sur bien des cartouches « R4 » à l'époque.
Quelle surprise cela ne fût-il pas alors lorsqu'en 2023, plus de dix ans après la sortie du jeu, Capcom proposa sur les plates-formes de téléchargement contemporaines, sur Steam, Playstation, XBox et Switch, une version remastérisée du jeu ! C'était parfaitement inattendu et, aux côtés des ressorties des classiques comme Resident Evil 4, chaudement bienvenu.

La résolution améliorée de ce remake est une bénédiction, et le jeu est toujours aussi agréable à parcourir.

Cette nouvelle version est, disons-le, une extraordinaire réussite à tous les niveaux. Les graphismes ont été nettoyés et améliorés pour faire oublier la résolution riquiqui de l'originale, les musiques ont été reprises par les compositeurs originaux (mais l'on a toujours la possibilité de faire le jeu avec les versions premières), on débloque des artworks et la bande originale au fur et à mesure de notre partie. On peut jouer à la souris ou à la manette, de la même façon qu'on jouait jadis au stylet ou aux boutons, et le jeu reste tout aussi agréable. Seule, une fois encore, la version française éminemment perfectible aurait nécessité un coup de polish, mais il faudrait être fou pour bouder son plaisir.
Ghost Trick : Phantom Detective est, à mes yeux, un des grands chefs-d'œuvre du jeu d'aventure, voire du jeu vidéo dans l'absolu. Il est intéressant, plaisant à jouer, à entendre et à suivre, souvent décalé, toujours malin, on le déguste comme on le ferait d'un bon roman policier ou d'un bon film d'enquête, on y revient occasionnellement, avec le souvenir de sa chute, pour déceler les indices qu'on n'avait, à l'époque, pas su décrypter. Il a quelques menus défauts, une narration parfois moins réussie, une résolution de l'intrigue parfois un peu rapide, quelques enjeux obscurs : mais cela n'est rien aux côtés du plaisir qu'il procure et des larmes de joie, et celles de tristesse, que l'on verse tout au long de sa partie.

MTF
(30 août 2023)
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