Actualité de l'émulation [contenu fourni par Emu-France]
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Par Jean-Christian Verdez (25 février 2019)
Si les développeurs et éditeurs qui se sont essayés au point'n click sont nombreux, deux noms ont toujours éclipsé les autres : Sierra et LucasArts. Dès la fin des années 90, ces deux mastodontes se livrèrent une bataille sans merci, enchaînant des jeux tous aussi géniaux les uns que les autres pour le plus grand plaisir des utilisateurs (Monkey Island, Willy Beamish, Grim Fandango, Space Quest, Day of the Tentacle, Gabriel Knight... Que de hits !). Leur aura était telle que lorsque ces deux sociétés cessèrent de contribuer au jeu d'aventure à la fin des années 90, essentiellement pour des raisons financières, les Américains conclurent très vite à la mort du point'n click. Sierra et LucasArts mourant avec le genre qu'ils avaient créé et rendu célèbre, quelle conclusion romantique séduisante ! Tellement séduisante que le reste du monde adhéra vite à l'idée, quand bien même de nombreuses productions (essentiellement européennes) démontraient que le genre n'avait pas cessé d'exister. Après 1999, ces jeux n'eurent au mieux qu'un succès d'estime, victimes tantôt des barrières de la langue (pour complètement profiter du point'n click post-99, il est bon de parler français, anglais, allemand, hongrois, polonais, ukrainien, espagnol et italien), tantôt de la condescendance des médias envers un genre tombé en disgrâce. Désormais, plus de grand nom derrière lequel s'unir, plus de successeur indiscutable au titre de roi des point'n click... Et pourtant... ... Et pourtant les prétendants sont là. Discrètement, lentement, mais sûrement, ils s'imposent depuis les années 2000 comme les nouveaux princes du jeu d'aventure. Ainsi, Focus Home Interactive a mis en avant la plupart des jeux des espagnols de Péndulo Studios (notamment la série des Runaway), et des ukrainiens de Frogwares (la longue saga des Sherlock Holmes). En France, Anuman Interactive/Microïds publie de nombreux jeux d'aventure (les Still Life, les Syberia...). Chez l'Oncle Sam, Wadjet Eye Games enchaîne les petits bijoux, notamment l'excellente série des Blackwell... Et en Allemagne officie Daedalic Entertainment, développeur prolifique à qui l'on doit le jeu qui nous intéresse aujourd'hui : Edna Bricht Aus (ou, pour le reste du monde, Edna & Harvey : The Breakout). Fondé en 2007 à Hambourg par Carsten Fichtelmann et Jan Müller-Michaelis, Daedalic Entertainment commence par distribuer des softs étrangers en Allemagne. Citons par exemple Experience 112, et L'Île Noyée (encore des productions trop peu connues !). Mais très rapidement, l'idée de développer des licences inédites va devenir une évidence. Le premier projet interne de Daedalic, initialement un projet universitaire, est donc Edna & Harvey : The Breakout. Le jeu sort en juin 2008 en Allemagne, sur PC et Macintosh. À l'international, il faut attendre début 2011 pour s'y essayer. Une histoire de fousVous incarnez Edna Konrad, jeune fille qui se réveille, amnésique, dans une cellule capitonnée. Edna ne se souvient pas pourquoi elle est là ni depuis quand, mais elle sait que ce n'est pas sa place, car elle se sent parfaitement saine d'esprit. Même Harvey, son lapin en peluche bleu, est d'accord avec elle et ne cesse de lui dire ! Rapidement, Edna découvre deux choses importantes : d'une part, son père est mort, condamné après avoir assassiné quelqu'un il y a dix ans. D'autre part, son psychiatre le Docteur Marcel lui fait subir un traitement visant à effacer définitivement ses souvenirs. Pour la jeune femme, aucun doute : le Dr Marcel veut l'empêcher de retrouver la mémoire et lui donner une nouvelle personnalité, car elle sait sûrement quelque chose qui pourrait laver l'honneur de son père. Edna et Harvey sont d'accord : il est temps de rendre justice et de confondre le vil docteur. Mais pour ça, il faut s'évader de l'asile ! Dans votre quête de liberté, vous allez rencontrer des personnages pour le moins farfelus (dans un tel endroit, on s'en serait douté) : Un homme déguisé en abeille, un actionnaire ruiné obsédé par une conversation téléphonique fictive, un vieux fou persuadé que des dinosaures veulent le manger... Toute une brochette d'individus doux-dingues, jamais à cours de salive lorsqu'on les questionne sur de multiples sujets (à l'exception de Droggeljug, qui ne sait rien dire d'autre que "droggeljug"), et ayant eux aussi leurs problèmes. Pour vous échapper, l'entraide sera la clef. Et puis il y a Harvey, le lapin en peluche qui parle. Comme il l'admet lui-même, lucide, il n'est qu'une projection mentale d'Edna. Et son meilleur ami, évidemment. Le duo ne se sépare jamais, et l'adolescente demande régulièrement son avis à Harvey. Ça tombe bien car ce dernier n'est pas avare en conseils, bien que ce ne soit pas toujours très utile pour l'intrigue. On remarque aussi dans certaines suggestions du lapin bleu quelques penchants sadiques. Toutefois, il tient trop à Edna pour lui nuire en quoi que ce soit. Cette adorable peluche possède en outre un pouvoir spécial. À quelques reprises durant l'aventure, il va permettre à Edna de remonter dans ses souvenirs d'enfance afin d'en faire resurgir des moments importants pouvant l'aider dans sa mission. Pendant ces courtes phases, Harvey devient jouable. Il ne peut pas interagir physiquement avec quoi que ce soit, mais sa petite taille lui permet d'atteindre des lieux autrement inaccessibles. Il peut aussi lister les différents éléments présents dans la scène pour questionner Edna dessus, aidant ainsi cette dernière à comprendre certains faits. De retour dans le présent, Edna se souviendra à nouveau de choses utiles. Par exemple, elle se remémorera sa capacité à imiter la signature de n'importe qui ! L'histoire vous mènera, dans son tout dernier acte, à deux twists. Le premier, surprenant, plonge l'intrigue dans une atmosphère soudain sombre et réaliste, ce qui vous prépare au final. Le second, plus prévisible, n'en est pas moins pertinent et conclut un scénario très bien mené vers une fin douce-amère. Avec ce dernier acte qui amène l'héroïne à affronter certaines vérités tandis qu'elle touche au but qu'elle s'était fixé, les développeurs ajoutent une profondeur inattendue à l'histoire et montrent que leur jeu est loin d'être aussi superficiel qu'on aurait pu le croire a priori. Le respect des traditionsÉcrit, dirigé, dessiné, animé, et même partiellement programmé par Jan Müller-Michaelis, ce jeu a tout du projet personnel, du fantasme persistant, du rêve de gosse qu'on a soudain l'opportunité de concrétiser. Et même si le résultat n'est pas parfait, il respire la passion et l'amour envers la période "classique" du point'n click. D'ailleurs, la jaquette originale affiche fièrement un encart qui clame que le jeu est l'oeuvre "de gens qui aiment Monkey Island !" (Von den Leuten, die Monkey Island gut finden !). Bien que l'ambiance diffère, on retrouve effectivement le même état d'esprit en termes de progression. Même manière de rencontrer, connaître, puis aider les différents personnages, et détourner certains items de leur fonction première. Et si une grosse partie du scénario se déroule dans un seul lieu (l'asile), ce dernier est très grand et révèle progressivement ses secrets. Au total, ce sont près de 120 décors qui vous attendent. Pour ce qui est de l'interface, le jeu propose aussi une approche typique des premiers LucasArts, à savoir une liste de verbes. Ici il n'y en a que 4 (Regarder, Prendre, Parler, Utiliser), auxquels s'ajoute un inventaire. Le résultat est minimaliste mais parfaitement efficace. Du côté des défauts, on peut constater que les graphismes n'ont rien d'exceptionnels, et sont même parfois d'une simplicité assez maladroite. Les animations proposent le strict minimum (l'ensemble est plutôt statique), et il y a occasionnellement des petits soucis de perspective lorsque l'héroïne se déplace. De plus, l'architecture particulière des lieux vous obligera, au milieu de l'histoire, à faire de multiples allers-retours assez longs et lassants (surtout si l'on cherche quoi faire pour progresser). Bref, on est loin du degré de finition quasi-obsessionnel des jeux LucasArts, et le résultat peut parfois avoir un petit côté amateur. Mais que cela ne vous arrête pas, car l'intérêt d'Edna & Harvey n'est pas là. Dans ce jeu, Daedalic Entertainment privilégie les dialogues, et plus généralement l'histoire racontée. Côté dialogues, le résultat est impressionnant : habituellement dans un point'n click, lorsque vous tentez une action impossible sur tel objet ou individu, le protagoniste se contente de vous asséner un "Je ne peux pas faire ça" générique. Mais ici, tout a été personnalisé ! Edna et son lapin ont un avis sur quasiment tous les objets et toutes les associations possibles dans l'inventaire (et elles sont nombreuses !), tous les personnages, tous les lieux, tous les éléments cliquables dans les décors. Certains objets, comme le stylo, peuvent être testés partout... Et le plus fort, c'est que ça ne sert à rien dans l'intrigue, vous pouvez passer à côté de la plupart de ces descriptions bonus. Des lignes de dialogue optionnelles par centaines, juste pour le plaisir d'un trait d'esprit, ou tout simplement pour étoffer la psychologie des protagonistes. Les développeurs ironisent d'ailleurs sur ce choix en brisant furtivement le 4ème mur : Concernant l'histoire, et l'ambiance globale qui ressort de ce soft, les avis sur le net et dans les médias spécialisés sont partagés. La presse internationale est mitigée voire négative (l'agrégateur Metacritic sanctionne Edna & Harvey d'un 56/100), reprochant essentiellement un humour "pas drôle" et des énigmes illogiques. Pour l'anecdote, le jeu a même dû passer trois fois la certification de Steam avant d'être accepté sur cette plate-forme de téléchargement (quand on voit certains machins injouables de leur catalogue, on peut se dire que leur système qualité a atteint des sommets en termes de défaillance. Mais je m'égare)... À l'inverse, du côté des critiques allemandes, les récompenses pleuvent et les avis oscillent entre le "plutôt positif" et le "carrément dithyrambique" ! Alors, qui est dans le vrai ? Kalité AllemandeuhPour ce qui est des énigmes illogiques, selon moi, le jeu est très cohérent avec lui-même. Absurde, mais cohérent. L'important, c'est de ne pas jouer à Edna & Harvey en se jetant sur un walkthrough à la moindre hésitation, sous peine de passer effectivement à côté de la narration et de régulièrement faire des choses sans les comprendre... Car ce jeu récompense la curiosité. Les nombreux dialogues et réflexions de l'héroïne et de sa peluche constituent une aide précieuse qui permet au joueur de toujours deviner ce qu'il faut faire, pour peu de rester un minimum attentif. Quant à l'humour, je dirais qu'on touche du doigt ce qui était développé en introduction de cet article. Et si le vrai reproche récurrent à l'encontre des point'n click post-Sierra/LucasArts, c'était de ne pas avoir été développés par Sierra et LucasArts ? Car l'humour ici n'est pas moins bon, il est tout simplement différent de ce à quoi les Day of the Tentacle et autres Monkey Island nous ont habitués. Et c'est justement tout l'intérêt de jouer à un Daedalic plutôt qu'à un LucasArts ! L'objectif ici n'est pas de faire exploser le joueur de rire toutes les 2 minutes, et même si le gameplay s'inspire fortement de ses illustres ancêtres, ce n'est pas le cas de l'histoire racontée, plus sombre qu'il n'y paraît (on parle quand même d'une gamine captive depuis ses huit ans dans un asile, et dont on cherche à effacer la mémoire). Le but des développeurs n'est pas de refaire Day of the Tentacle. Et c'est, je pense, ce que beaucoup de critiques ont du mal à accepter depuis 20 ans : LucasArts et Sierra ne sont plus là, mais le point'n click leur a parfaitement survécu, et même si les nouveaux développeurs rendent souvent hommage à leurs pairs, ils essayent en même temps d'échapper à leur influence, à l'image d'Edna fuyant un Docteur Marcel qui ne cherche qu'à faire correspondre la personnalité de l'héroïne à des critères de sanité appartenant au passé. D'ailleurs, depuis The Breakout, Daedalic Entertainment se porte bien. Outre un deuxième épisode primé (Edna & Harvey : Harvey's New Eyes), la firme a développé plusieurs séries à succès et jeux autonomes. Citons par exemple les sagas Deponia, The Dark Eye et The Whispered World, qui ont largement confirmé la bonne santé du jeu d'aventure teuton, grâce à une narration toujours maîtrisée, et un degré de finition plus abouti... Mais ceci est une autre histoire. Un avis sur l'article ? Une expérience à partager ? 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