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Grim Fandango
Année : 1998
Système : Windows
Développeur : LucasArts
Éditeur : LucasArts
Genre : Aventure / Réflexion
Par MTF (20 avril 2009)

Depuis plusieurs minutes à présent, j'attends dans un bureau froid et nu de toutes décorations, situé au sommet d'un imposant building dans une ville toute aussi impressionnante. De la fenêtre, je ne puis compter les gratte-ciels qui obscurcissent un ciel d'un bleu très clair, immaculé pourrait-on dire ; des pigeons blancs, si blancs qu'on les jurerait faits entièrement d'os, volent ci et là. Une manière de machine étrange, ordinateur à vapeur, affiche un sigle que je ne connais pas : DDM. Un curseur ocre clignotant semble attendre à ce que l'on tape une ligne de commande. Je porte un costume vert à rayures noires, un feutre gris et des souliers vernis. Je suçote une cigarette sans me souvenir de l'avoir allumée, mais le tabac n'a aucun goût. Sur un meuble, des petites figurines macabres, squelettes habillés en mariachi, semblent jouer une ode à mon cendrier de porcelaine.
Soudain, la porte s'ouvre. Un grand homme s'approche. Il est vêtu d'un long manteau noir, il fait bien une tête de plus que moi. Il porte une gigantesque faux dont il se sert comme canne. « Bonjour, monsieur MTF, me dit-il. Êtes-vous prêt pour la grande traversée ? ». Cela fait deux bonnes heures que je suis mort. Et je ne comprends fichtre rien à ce qui m'arrive.

Ma faux va vous conduire...

« Ne soyez pas étonné, monsieur MTF, dit le grand homme. Je suis votre ami. ». L'homme a un accent hispanique assez prononcé. Je m'aperçois à présent que son visage est d'une maigreur et d'une pâleur morbides. Brusquement, je me rends compte de ma méprise : ce n'est qu'un squelette. Et moi-même, en observant mes mains, je ne peux rien distinguer de plus que des phalanges. À vrai dire, je ressemble à ces calaveras mexicains, ces poupées représentant les morts que l'on brandit lors de la fête des morts... « Je suis votre agent de voyage. J'apprends le métier, ne m'en veuillez pas : mon prédécesseur a récemment été débauché, suite à une longue et pénible histoire... ». Mon interlocuteur s'installe sur l'ordinateur, et commence à pianoter. « Vous êtes ici au Département De la Mort, le DDM. Mon rôle est de vous aider à accomplir votre future traversée. ». Je m'interroge, quelle traversée ? Je veux juste rentrer chez moi, ou bien aller au paradis... « C'est impossible, monsieur MTF, vous êtes mort. Mais ne soyez pas triste, tout le monde ici est aussi mort que vous ! C'est pour cela que ce pays s'appelle le pays des morts, le huitième monde. « Voyez-vous, toutes les âmes, après être passées de vie à trépas, se retrouvent dans cet univers, et sont recueillies par nos services, afin d'étudier leur dossier. L'âme, en effet, doit voyager dans ce monde pendant quatre années afin de se purifier et atteindre, si tout se passe bien, le neuvième monde, le pays du repos éternel.
« Pourquoi dis-je "si tout se passe bien" ? Tout simplement car le trajet est long... et qu'il peut être très, très dangereux. C'est pour cela que vous avez besoin d'un agent de voyage : si vous avez mené une vie exemplaire, peut-être bénéficierez-vous d'un traitement de luxe. Que diriez-vous de traverser le pays des Morts dans une voiture de course ? Ou bien dans un paquebot, en première classe ? Ou encore, mais cela ne prévaut uniquement pour les âmes chanceuses qui ont eu une vie sublime, vous pourriez décrocher un billet pour le Neuf Express... notre train rapide, qui conduit les âmes à leur destination en quatre minutes au lieu de quatre années. Les élus sont peu nombreux mais, à vrai dire, nous en cherchons de plus en plus... il faut dire que je reçois une très bonne commission si j'arrive à placer un bon dossier. »

Le Lola, paquebot de luxe, et le Neuf Express

Pianotant de plus belle, je vois ma vie défiler sur son écran d'ordinateur : ma naissance, mes bonnes actions, les moins louables. Un compteur de « bons points » semble grandir sur le côté. Il continue à me haranguer pendant son travail.
« Tout ceci me rappelle l'histoire de mon prédécesseur, un certain Calavera, Manuel Calavera. Vous plairait-il de l'entendre ? Cela pourrait vous permettre de mieux saisir ce qui vous attendra... »

Manuel en tenue de travail... et en costume. Moins impressionnant, hein ?

Appelez-moi Manny

« Cela s'est passé il y a quelques années. À l'époque, je ne travaillais pas encore pour le DDM, mais les journaux ont fait leurs choux gras de cette histoire. Tout commence ici, dans ce même bureau. Manuel Calavera, dit Manny, était alors un des plus gros vendeurs du département. Ceux qui se retrouvent à travailler ici, des secrétaires aux agents, sont, en quelques sortes, "obligés" de servir dans une manière de travail communautaire... les autorités ont jugé bon de les éprouver autrement que par la grande traversée. Souvent, et c'est d'ailleurs mon cas, on ignore précisément la faute qui nous a conduit ici mais c'est là un supplice qu'il nous faut endurer. Manny, donc, était un brillant vendeur. Chaque semaine, il lui arrivait de vendre plusieurs billets pour le Neuf Express. Puis, progressivement, les choses se sont gâtées... un rival est apparu. Un certain Domino Hurley, un véritable golden boy, qui lui vola tous les bons clients, et cela sous le joyeux auspices de l'ancien chef du service, Don Copal, qui a disparu corps et bien par ailleurs.

Domino. Il s'entraîne, mais ce n'est qu'un tas d'os. À droite, Don Copal : vraie peau de vache.

« Il y a de cela quelques années, donc, tandis que Manny battait le pavé et qu'il vouait une haine sans bornes à son chef et à son rival, aidé, seulement, par une secrétaire compatissante, Eva, il usa de stratagèmes guère louables et vola une tête d'affiche à Domino. Une sainte, qui passa toute sa dure vie à faire du bénévolat. Mercedes Colomar, dit Méché. Quelle femme, soit dit en passant. Même sans peau, on ne pouvait rester indifférent. (Il accompagna cette remarque d'un sifflement aigu qui traduisait, je le présume, son excitation.) Seulement, il s'avéra que Manny fut incapable de lui trouver un ticket pour le Neuf Express, ticket auquel elle prétendait de droit par ailleurs. Et c'est à partir de là que les ennuis débutèrent. »

Méché est réellement... une femme bien sous tout rapport...

Change ton attitude !

« Cette histoire fut si prodigieuse que son écho résonna jusqu'à votre monde, ou devrais-je dire, votre ancien monde, monsieur MTF. Un certain Tim Schafer, créateur dans une agence de jeux vidéos du nom de Lucas Arts, en fit une aventure sur ordinateur, ce devait être en 1998, je présume. Ah ! Il n'eut guère de chance, en vérité. À l'époque, les choses se gâtaient pour le point'n click, même si, en l'occurrence, le jeu ne se jouait qu'au clavier. Le genre était vieillissant, le public s'en désintéressait. Seules les critiques reconnurent le jeu comme formidable. Mais ce ne fut pas suffisant.
« Pourtant, force est d'avouer qu'il avait tout pour plaire. Un excellent scénario, sur fond de film noir à la Casablanca ou Faucon Maltais, des dialogues prodigieux, des doublages exquis, des graphismes en trois dimensions d'un cachet incomparable, où l'on ne se perdait jamais. Des énigmes, peut-être, un rien tordues souvent... mais toujours très gratifiantes. Et une galerie de personnages incomparables.

Un ballon dirigeable de poche et Le Calavera Café. Très casablancesque, hein ?

« Manny, en effet, dans sa quête effrénée de vérité, dans sa quête pour découvrir pourquoi Méché n'avait pas droit à la moindre récompense sinon marcher, seule, dans ce dangereux monde, rencontra plusieurs hauts personnages : un ancien agent, reconverti en révolutionnaire, Salvador Limonès, un petit mafioso sans scrupules, Chinchilla Charly, ou encore un ermite un peu fou, Chepito. Il aura également à fréquenter ce que nous appelons des Démons : des créatures issues du pays des morts et conçues dans un unique but : groom, cuisiniers ou encore mécaniciens... il s'acoquinera d'ailleurs, pour une belle et longue amitié, avec un géant orange du nom de Glottis, mécano de génie, qui est capable de changer une brouette en kart à propulsion turbo et ce en deux coups de tournevis.
« Mais tous les êtres qui peuplent ce monde ne sont pas doués de conscience... araignées volantes, castors infernaux ou encore alligator géant, Manny sera aux prises avec bien d'autres dangers encore... fort heureusement, un véhicule superbe, le Bone Wagon, construit par Glottis, lui viendra en aide à de nombreuses reprises, quand bien même il ne l'aura pas souvent conduit... Ne vous avais-je pas dit que ce monde était dangereux ?

Glottis et son génial Bone Wagon. À droite, des castors démons enflammés... et un barrage fait de crânes humains.

« Et encore, s'il n'y avait que cela ! Vous êtes ici à El Alamoual, la plus grande de toutes les métropoles de ce monde. Mais l'âme qui désire atteindre le neuvième monde doit traverser bien des territoires pour espérer trouver le repos... la grande forêt pétrifiée, surveillée par des arbres centenaires, se trouve en abords de cette ville. Plus loin, une ville portuaire : Rubacava, où toutes les âmes finissent par arriver pour s'embarquer et traverser la Mer des Lamentations... et au loin, au-delà du bord du monde où l'eau finit par tomber dans un gouffre sans fin, les hautes montagnes et le gardien du paradis.
« Logiquement, Manny aurait dû, après avoir eu de charmantes commissions, obtenir de facto un billet pour le Neuf Express, et ainsi s'épargner tous ces tourments. Mais sa course pour retrouver Méché l'amena en vérité bien plus loin qu'il ne l'eut espéré... et à se reconvertir avec assez d'aisance, en réalité. Patron de casino, capitaine de paquebot ou apprenti-révolutionnaire, son voyage se déroula sur quatre années, chaque grand événement se déroulant, inéluctablement, lors de la fête des morts, chacune d'entre elles le rapprochant indubitablement de son objectif : la belle douce qui lui glissa des mains. »

Symbolisation de la traversée de l'âme dans le huitième monde, d'El Alamoual au paradis. (source)

Étrange... mais d'un symbolisme saisissant...

L'agent de voyage se leva de son ordinateur, et tira légèrement le rideau de sa fenêtre. « Vous savez, réussir ainsi à lever le voile sur la plus grande des affaires de corruption de ce monde ne fut pas chose aisée. Et Manny dut se résoudre à employer bien d'autres astuces que la force brute pour arriver à ses fins. Par le dialogue, surtout ; bon nombre de situations inextricables se démêlèrent en parlant avec les personnages, en leur soutirant des indices ou des objets, en leur demandant de rendre de menus services. Après, ce n'était qu'une question de logique... savoir utiliser le bon objet au bon moment, toujours de façon mécanique. Manny n'était pas, pourrait-on dire, un manuel, et ne savait pas combiner entre eux deux objets récupérés ; cela restreignait fortement ses choix, et orientait irrésistiblement la solution qu'il fallait trouver. Ainsi, moins un jeu d'aventure classique, votre ancien compagnon Tim Schafer a en réalité choisi de bâtir un jeu sur les indices, un peu comme Discworld Noir, si je ne m'abuse. En revanche, ce que Manny ne pouvait entendre mais que votre "ami" ne manqua pas de faire, ce fut d'accompagner ses pérégrinations de manières de pistes de jazz à la Benny Golson, composées par Peter McConnell. J'adore profondément ces musiques, superbement jazzy voire teintée de swing par moment. On se surprend toujours à les fredonner. Ah... mais je divague. »
J'avais écouté, saisi. Ce monde était visiblement très dangereux, et apparemment, la corruption était monnaie courante ici également. J'espérais m'en sortir entier. « Monsieur MTF, j'ai malheureusement une triste nouvelle à vous annoncer, me dit l'agent en se retournant et en me désignant d'une main inquisitrice. Je n'ai pu vous trouver le moindre arrangement, si ce n'est vous souhaiter une bonne marche... pas même une canne à vous offrir. Je ne peux que vous donner ces quelques conseils : méfiez-vous des pigeons, ils sont particulièrement coriaces. Éloignez-vous des fleurs... dans ce monde, elles sont synonymes de morts : être germé équivaut à mourir une seconde fois, et à ne jamais connaître le repos. Enfin, ne cherchez pas à récupérer illégalement un faux billet pour le Neuf Express : on ne peut tricher avec son destin. »

Dans ce jeu, tout le monde est aussi mort que vous ! À droite, un petit poème... « Que l'on ait des mois, que l'on ait des heures, on se retrouve ici, en parterre de fleurs... »

Les vivants continuent de me glacer les os...

Il m'accompagna jusqu'à la porte du bâtiment. Une musique agréable défilait dans les airs, une kermesse se donnait. Des ballons géants représentant des animaux flottaient dans les airs, retenus au sol par de grandes ficelles. Des orchestres improvisés jouaient des sérénades.

« J'apprécie beaucoup la fête des morts, seul jour de l'année où nous pouvons aller visiter nos familles, comme on le fait encore en Amérique Latine... personnellement, je n'ai personne à visiter, là-bas.
- Moi non plus, lui confiais-je.
- Vous savez, à chaque fête des morts, je repense à Manny Calavera. On ignore plus ou moins ce qu'il est advenu de lui, s'il a réussi réellement à retrouver Méché. Ce que l'on sait, c'est que le principal instigateur du trafic de billets, Hector LeMans, a été retrouvé germé de milliers de tulipes, ici même, à El Alamoual. Les autorités ont rapidement étouffé l'affaire... au fond de mes os, j'aime à croire que tout ceci eut une issue heureuse. Et, surtout, cela vous évite d'avoir à tout connaître ici et maintenant... peut-être qu'à l'avenir, lors de votre voyage, vous en apprendrez davantage. »

Il me posa sa main sur l'épaule, et me dit encore ces mots.

« Vous savez, il ne manqua presque rien à Grim Fandango. Peut-être sortir une ou deux années plus tôt, peut-être. Aujourd'hui, il paraît qu'il a encore beaucoup de fans... j'en suis un. » Il me montra une ruelle d'où je pouvais, selon ses dires, sortir de la ville. Je commençais malgré moi à m'éloigner, les orbites remplies d'images et de musiques, lorsque je me retournai brusquement, et lui demandai son nom.

« Moi ? Je m'appelle Toto. Toto Santos. Dans une autre vie, j'étais le meilleur tatoueur de toute la ville de Rubacava. »

Il rentra alors dans l'immense bâtiment du DDM en fredonnant une petite chanson. Le soleil était haut dans le ciel, les nuages rares. Au loin, il me semblait entendre, doucement, les remous de la Mer des Lamentations.

Le DDM... le jour où ils ont construit ça, Ils ont sucré toutes les primes. À droite, la fête des morts... là où tout commence, là où tout finit.
MTF
(20 avril 2009)
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