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The 11th Hour
Année : 1995
Système : Mac, Windows
Développeur : Trilobyte
Éditeur : Virgin Interactive
Genre : Aventure / Puzzle
[voir détails]

2. Les puzzles à l'ancienne

Le deuxième type de casse-tête reprend ce à quoi The 7th Guest nous avait habitués : dans chaque pièce du manoir se trouve un puzzle unique. Il peut s'agir de la variation d'un classique des problèmes d'échiquier (ex: inverser la position de cavaliers noirs et blancs), d'un jeu de taquin où les numéros sont remplacés par un dessin abstrait à reconstituer, d'un parcours à effectuer en sautant d'une case à une autre tout en tenant compte des symboles de chaque case qui interdisent certains mouvements, etc.

Les puzzles sont malheureusement dissociés de l'intrigue. Dans the 7th Guest, ils correspondaient à des épreuves que Stauf vous imposait tout comme il les avait imposées à ses invités. Chaque puzzle était précédé (et suivi une fois la solution trouvée) d'une cinématique narrant un événement ayant eu lieu à proximité du puzzle et parfois en rapport direct avec ledit puzzle (une porte, un lit, un gâteau...). Leur intégration à l'histoire et aux décors était généralement habile et convaincante. Dans The 11th Hour, rien de tout ça. Les puzzles n'ont qu'une seule fonction : une fois résolus, ils déverrouillent les objets cliquables de la salle où vous vous trouvez (objets qui, comme nous l'avons vu plus tôt, permettent de débloquer les cinématiques racontant l'histoire... Tant que vous n'avez pas résolu le puzzle situé dans telle ou telle pièce, vous ne pouvez donc interagir avec aucun objet de ladite pièce. On a alors deux jeux en un : un jeu de piste difficile, et des puzzles à la 7th Guest.

Intrinsèquement, les puzzles sont plutôt stimulants. Il y a une ou deux exceptions, dues non pas aux puzzles eux-même mais plutôt à leur mise en scène : parfois, les déplacements des items avec lesquels on peut interagir soooooonnnnt leeeeeeeennnnts. Par exemple, l'énigme du petit train (que l'on peut voir sur l'une des images ci-dessus) est très facile sur le papier mais va vous demander de longues et fastidieuses minutes pour être appliquées. Et lorsque ce phénomène de lenteur touche le puzzle le plus difficile et long du jeu (une énigme impliquant des meubles miniature à ranger), cela devient une véritable épreuve pour les nerfs. On en arrive presque à ne plus savoir ce que l'on cherchait à faire ! Mais hormis ces rares exceptions, les autres puzzles sont à peu près de la même trempe que ceux du premier opus. Ils ont donc un peu le même défaut d'imagination : la plupart s'inspirent plus ou moins fortement de casses-tête déjà croisés ailleurs. Plusieurs sont d'ailleurs des variantes, au demeurant intéressantes, de The 7th Guest, voire des variantes les uns des autres... Mais dans le contexte d'un soft proposant une série de puzzles en version numérique avec un bel habillage visuel et sonore, le résultat est très correct. En bref, si vous avez aimé The 7th Guest pour ses puzzles, vous apprécierez globalement ceux de The 11th Hour.

3. Les casse-tête en un contre un

A plusieurs reprises, l'un des indices vous fera cliquer sur un objet qui, au lieu de vous donner accès à l'indice pour l'objet suivant, déclenchera un puzzle. Mais contrairement à ceux décrits ci-dessus, il s'agit cette fois de jeux à deux, où vous affrontez Stauf. Ces puzzles spéciaux font office de fin de chapitre (il y en a 5 en tout). Dans The 7th Guest, un seul puzzle vous faisait affronter Stauf, celui du microscope. Bien des joueurs s'en souviennent encore, car il était très difficile (et c'est un euphémisme). Ici, rassurez-vous, l'IA est d'un niveau bien plus équilibré : suffisamment permissive pour vous permettre de gagner sans devenir fou, et suffisamment agressive pour rendre votre victoire pleinement satisfaisante. Vous allez affronter Stauf dans des variantes d'Attac, de Puissance 4, de Pente... L'absence d'originalité des challenges proposés est ici une bonne nouvelle, puisque cela permet de comprendre instinctivement et rapidement les règles, ce qui est toujours appréciable dans un mode versus. De plus, affronter une IA donne une dimension nouvelle au concept de résolution de puzzles propre à la série.

En gagnant, vous déverrouillez une longue cinématique qui reprend les petites séquences débloquées précédemment, mais cette fois en version longue et avec des scènes supplémentaires. L'idée de ce découpage est de commencer par distiller des indices sur l'histoire au fil d'un chapitre, afin de vous intriguer, puis de vous présenter la cinématique complète. Par exemple, si le jeu de piste ingame vous montrait quelqu'un transportant un cadavre dont l'identité n'était pas explicitée, la cinématique de fin de chapitre intercalera sûrement une scène où l'on assistera au meurtre, révélant ainsi le visage de la victime et les motivations de l'assassin... Mais en pratique, ces "teasers" n'apportent pas grand-chose. Ils n'ont pas de sens caché, ne contiennent aucun indice, sont trop succincts pour pousser le joueur à réfléchir sur l'histoire, bref ils ne sont que les extraits aléatoires de la cinématique qui vous attend à la fin de chaque chapitre. J'en arrive à penser que leur existence sert uniquement à justifier la chasse aux objets dont on parlait plus haut. Indépendamment de la qualité intrinsèque du scénario, déjà bancale (c.f. résumé page précédente), cette façon de raconter l'histoire ne fonctionne donc pas vraiment...

Verdict

On résout des puzzles, on suit un jeu de piste, et on regarde un film, le tout simultanément mais jamais comme un ensemble. Pris indépendamment, certains ingrédients sont satisfaisants, d'autres sauront être excusés par l'âge du jeu, et le résultat est sans doute moins mauvais que ne le suggèrent de nombreux avis expéditifs qu'on trouve sur la toile aujourd'hui. Mais soyons honnête, la sauce peine à prendre : Les puzzles sont un prétexte pour déverrouiller des objets cliquables, dont l'un devra être sélectionné en résolvant des charades tordues, afin de débloquer une cinématique racontant une histoire en flashback impliquant des lieux et personnages que le joueur/héros ne rencontrera jamais... Aucun des éléments ne parvient à se lier aux autres. On se prend même à rêver d'une option qui permettrait de résoudre tous les puzzles dans un premier temps (aspect ludique), pour ensuite s'occuper de toutes les devinettes imposées par Stauf afin de découvrir toutes les cinématiques (aspect scénaristique).

L'absence de symbiose entre les différents éléments rend la plupart des choix de game design très artificiels, car chacun des aspects interrompt les autres, les gâche. Pourquoi les objets sont-ils verrouillés tant qu'on n'a pas résolu le puzzle d'une salle ? Parce qu'il faut bien donner une raison d'être aux puzzles. (D'ailleurs ceux-ci sont nettement moins bien intégrés à leur environnement que dans The 7th Guest, et l'on a plutôt l'impression qu'un gamin a juste laissé traîner ses jouets dans toute la maison). Pourquoi les pièces du manoir, donc les puzzles, ne deviennent accessibles que progressivement ? Parce qu'il faut bien donner au joueur un sentiment de progression, même si l'histoire qu'on lui raconte s'est déroulée ailleurs et sans lui. Pourquoi le héros a-t-il reçu le PDA qui l'a mené ici ? On comprend que c'est Samantha qui cherche son aide (sa voix se fait entendre lorsque l'on réclame des indices pendant le jeu), mais dans ce cas, au lieu de se présenter clairement, pourquoi se contente-elle de montrer à Carl une vidéo de Robin, piégée dans la maison, appelant à l'aide (cf. cinématique d'introduction) ? Parce qu'il fallait bien introduire notre personnage (En passant, je n'ai toujours pas compris comment Samantha avait filmé cette fameuse vidéo, mais si l'on commence à énumérer les incohérences du scénario et les personnages fonction, cet article ne va jamais finir). Ce qu'on peut en retenir, c'est que notre personnage est inutile. Dans The 11th Hour, nous incarnons un spectateur, trop rarement concerné par les événements qui nous sont racontés...

D'ailleurs, le fait que le tournage des cinématiques ait été terminé si vite, alors que Devine (le programmeur) était encore accaparé par le jeu précédent de Trilobyte, laisse même penser que Landeros et Wheeler n'étaient pas là pour faire un jeu vidéo. Ils étaient surtout intéressés par l'idée de faire un film, agrémenté des beaux dessins en 3D pour justifier la sortie en CD-ROM d'une production un peu trop Z pour la télévision, tout en surfant sur le succès populaire de The 7th Guest. La partie interactive semble avoir été réfléchie a posteriori, presque comme une contrainte, d'où toutes les incohérences et problèmes cités plus haut... Comment le joueur pourrait-il alors se sentir concerné, entre une histoire qui ne concerne pas son avatar, et des éléments de gameplay intéressants mais qui ne fonctionnent pas ensemble ? Eh bien il n'y arrivera qu'en étant indulgent ou/et s'il adore résoudre des énigmes.
Et dire qu'il aurait suffi qu'un scénariste malin change 3 lignes du script pour virer notre personnage et nous faire jouer le rôle de la journaliste, au moment où elle se rend dans la maison. Tout aurait soudain eu du sens (a fortiori dans un jeu où absolument tous les personnages importants sont féminins) : notre présence au manoir serait logique, les flashbacks nous concerneraient, le jeu de piste serait stimulant, les puzzles et énigmes inventés par Stauf pour nous torturer psychologiquement deviendraient cohérents, cherchant à nous faire sombrer lors du choix final menant à l'un ou l'autre des trois dénouements possibles...

Verdict ? Sans osmose entre les différents éléments, on finit par n'être convaincu ni même réellement intéressé par aucune de ces approches qui cohabitent de force. A l'image des principaux développeurs du jeu qui ont travaillé sur un projet commun sans vraiment travailler ensemble, on se retrouve avec différents points de vue sur ce que peut apporter une oeuvre interactive, où aucun ne tient compte des autres... The 11th Hour est une oeuvre schizophrène, symbole parfait de l'implosion du studio Trilobyte qui a eu lieu tout au long du développement : un scénariste dont le travail est réécrit, un réalisateur qui prétend oeuvrer dans le média interactif alors qu'il n'y connaît rien, un programmeur qui ne sait plus où donner de la tête, un artiste graphique qui néglige le caractère ludique du jeu vidéo au profit des cinématiques. Et tout ce petit monde se retrouve persuadé de régner sur le monde vidéo-ludique parce que leur entreprise (et ce qu'elle embarque, notamment la technologie GROOVIE) fut un jour évaluée à $50.000.000 par de quelconques analystes de Wall Street...

A titre tout personnel, j'ai tout de même une certaine affection pour The 11th Hour. Peut-être ma vision est-elle brouillée par un peu de nostalgie, mais je n'arrive pas à considérer ce jeu comme réellement mauvais. J'aime notamment la plupart des puzzles proposés ainsi que le travail graphique effectué dessus. L'histoire n'est pas fabuleuse, mais pour quiconque ayant découvert le jeu à sa sortie, l'aspect très ambitieux de ce type de productions ludiques faisait toujours un certain effet. Et puis les musiques sont aussi réussies que dans le précédent opus, et renforcent l'atmosphère du jeu. (Cette fois, pas de CD audio intégré en bonus, mais un menu qui vous propose d'écouter quelques 8 morceaux de bonne qualité).
Plus globalement, le résultat objectivement mal fichu et incohérent a un petit quelque chose d'attendrissant car il est le résultat d'un développement qui s'est mal passé. On notera en outre la présence d'un making-of (ce qui est rarissime dans les jeux vidéos). Cette générosité me conforte d'ailleurs dans cette idée que le joueur est perçu comme le spectateur de l'oeuvre proposée, et pas comme un participant (inter)actif. De tels bonus sont typiques de ce que l'on trouve désormais dans les éditions DVD ou BluRay de différents films...

Échec au Roi

Aidé par de nombreuses pré-commandes, les ventes de 11th Hour sont intrinsèquement honnêtes, mais demeurent très décevantes au regard de la somme colossale investie pendant le développement. Virgin, qui croit toujours au potentiel de la franchise, co-finance malgré tout un troisième épisode, toujours à hauteur de $500.000. Ce nouvel opus se focalisera sur le rapport aux médias, posant la question (dixit le scénariste Matthew Costello) "Et si les jeux, les joueurs, et les médias, étaient contrôlés par un esprit du mal ?"... Avec de la chance, si chacun a su apprendre de ses erreurs, le résultat pourrait être grandiose...

Malheureusement en interne chez Trilobyte, l'ambiance ne s'arrange pas, et tous les projets en cours en subissent les conséquences. Par exemple, la 'simulation de management' Dog Eat Dog (que Disney était parvenu à revendre à Trilobyte) est mise au placard suite au départ brutal des membres de l'équipe chargée du projet, qui espèrent trouver ailleurs des conditions de travail plus clémentes. Les $800.000 investis ainsi que les nombreuses heures de vidéo déjà tournées passent à la trappe. Project DNA et CyberNet sombrent eux aussi dans l'oubli. De son côté, l'éditeur Virgin s'avoue vite consterné devant les premiers résultats du développement de The 7th Guest III, chapeauté par un Rob Landeros qui s'en désintéresse et préfère peaufiner 'son' projet, TLC, en lequel il croit beaucoup. Ce troisième opus est donc annulé sans aucune hésitation par Virgin, qui semble prendre conscience que Trilobyte s'auto-détruit... Au début de l'année 1996, de tous les projets mis en place lorsque Trylobyte se croyait au sommet, il n'en reste désormais plus que deux :

  • Le film interactif Tender Loving Care, un concept très intéressant mais qui est loin de faire l'unanimité au sein du studio à cause de son parti-pris adulte, et de la somme astronomique allouée pour son développement.
  • Clandestiny, un 7th-guest-like grand public, qui s'est fait très discret pendant l'évolution tumultueuse des relations entre les fondateurs du studio, mais qui, mine de rien, arrive petit à petit à terme...

Courant 1996, les relations entre Devine et Landeros sont au plus mal, au point que Devine décide d'imiter Landeros qui gère sa propre équipe interne pour développer TLC, et forme à son tour son équipe. Il va même jusqu'à s'installer dans un autre bâtiment et décide de se lancer dans un tout nouveau concept : Extreme Warfare. Il s'agira d'un jeu en 3D mettant en avant des combats de tanks, le tout orienté multi-joueurs en ligne.

Tender Loving Care d'un côté, Extreme Warfare de l'autre, deux visions opposées du jeu vidéo, chapeautés par deux créateurs qui ne s'entendent plus du tout, le tout dans une entreprise à court d'argent... C'est dans ce climat surréaliste que sort Clandestiny, mi-96. Ce troisième jeu de Trilobyte sera-t-il celui de la réconciliation ? Permettra-t-il au studio de se redresser et surpasser ces épreuves relationnelles ? Et, intrinsèquement, est-ce un bon jeu ? Vous saurez tout grâce à l'article dédié, disponible en cliquant juste ici !

Jean-Christian Verdez
(30 octobre 2017)
Sources, remerciements, liens supplémentaires :
L'écriture de l'évolution de Trilobyte a été grandement facilitée par la lecture d'un dossier très détaillé, résultat de plusieurs interviews, paru sur le site GameSpot.com en 1999 ou 2000. Malheureusement, cet article n'est plus disponible depuis au moins 2010, et je ne dois son utilisation comme source pour cet article que grâce à une copie de sauvegarde que j'avais faite il y a très très longtemps afin de le lire hors-ligne, et que j'ai ensuite conservée "juste au cas où".

Quelques liens supplémentaires :
- http://lostmediawiki.com/Dog_Eat_Dog_(cancelled_PC_adventure/simulation_game;_1992-1995) : Entrée du projet inachevé Dog Eat Dog, sur le site de lostmediawiki. Les deux screenshots de Dog Eat Dog utilisés plus tôt dans notre article proviennent de ce site.
- La couverture du magazine Tilt n°115 (juin 1993) vient du site http://www.abandonware-magazines.org
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