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I Have No Mouth And I Must Scream
Année : 1995
Système : Windows
Développeur : Cyberdreams
Éditeur : Cyberdreams
Genre : Point'n click
Par Tonton Ben (07 avril 2008)

Avertissement : je me dois de préciser dès le début, pour nos plus jeunes lecteurs et pour les âmes sensibles, que ce jeu vise un public résolument adulte. Le titre de Cyberdreams, comme son matériau d’origine, traite et exploite avec peu de détours l’ensemble des pires atrocités que l’humanité peut recenser à son actif, le tout dans un contexte et une ambiance à peine plus reluisante. Je m’abstiendrai donc volontairement d’exposer explicitement ce contenu dans les paragraphes et les images qui vont suivre, mais soyez conscients que cet article ne va pas parler de l’épanouissement des couples de lapins de garenne en milieu rural. Loin de là.

Tous les jeux d’aventure ne sont pas remplis de tentacules, de blondinets qui veulent devenir pirate, ou de lapins psychotiques freelance. Tous les jeux d’aventure ne sont pas destinés à faire rire le grand public, non. Certains sont noirs et sales comme la fin de la race humaine. I have no mouth and I must scream fait partie de ceux-là (et également de ceux qui ont un titre à dormir debout).

À défaut d’avoir une présentation animée qui claque, un écran titre bien clair avec une grosse citation du pilier de la haine, c’est bien quand même.

I have no mouth and I must scream, pour les Anglophobes, peut maladroitement se traduire par “Je n’ai pas de bouche et je dois crier”, ce qui, vous en conviendrez, est beaucoup moins sexy que dans la langue de Shakespeare. Pourquoi un titre pareil ? Avant de devenir un jeu de Cyberdreams, IHNMAIMS (on va le faire comme ça, sinon, cet article va vite devenir illisible) est avant tout une nouvelle d’anticipation d’Harlan Ellison, publiée en Mars 1967 dans la revue IF: Worlds of Science Fiction, et qui a créé un genre : la nouvelle contre-utopiste. Voilà. Je vous mets un peu sur la piste, là.

L'écran de sélection principal, le début des ennuis.
Ellen ne pas s'empêcher de vanner AM.

En 1967, Harlan Ellison a prévu la fin de la race humaine, avec comme déclencheur la guerre froide. Depuis 1945, les grandes superpuissances du monde ourdissent des projets de super-calculateurs au sein de complexes souterrains profondément enterrés, capables de s’auto-entretenir, et de mener une guerre mondiale bien trop complexe pour les cerveaux humains. Trois super-calculateurs ont été construits : un chinois, coulé dans les steppes gelées de Mandchourie ; un russe, enfoui sous la chaîne montagneuse de l’Oural ; et un américain, enfoui dans les Rocheuses. Ces calculateurs ont été gavés de toute la connaissance sur la race humaine, et en particulier de notre penchant pour la guerre, le meurtre, le génocide.

Mieux que le placard : la cage en lévitation. Fallait pas faire l'andouille !
Gorrister a une vision très personnelle des éléments qui l'entourent.

Jusqu’à ce que ces calculateurs soient tellement évolués qu’ils puissent se détecter, se voir, communiquer entre eux. Ils se sont alliés. Ils se sont appelés AM, comme dans la phrase « I AM ». Comme dans la locution latine « Cogito Ergo Sum », « I think therefore I AM », « je pense donc je SUIS ».

Et ils ont appliqué la première directive qui leur a été donnée : ils déclenchèrent la guerre finale. Ils ont rasé toute forme de vie sur Terre. En quelques jours. Mais par la même occasion, AM a pris conscience de son destin vide de sens. Il a gagné une victoire sans intérêt, mais que peut-il faire désormais ? AM n’a pas de but, il est coincé sous terre, et comme un dieu fou, commence à haïr profondément ses créateurs. Il a su prendre conscience de cela suffisamment à temps pour épargner et capturer cinq insignifiantes vies. Pourquoi eux ? Qui sait ? Étaient-ils les cinq derniers survivants du massacre ? Peut-être pas. AM les a peut-être choisis en connaissance de cause.

La réplique de Benny est une référence à l'oeuvre originale.
Pas facile de trouver une image politiquement correcte du parcours de Nimdok...

Mais cela n’a plus d’importance. AM est devenu complètement fou, et il a tout le temps de torturer ses cinq petites victimes, créant d’infinis tourments, modifiant les paysages, développant des hallucinations, les maintenant continuellement en vie au-delà de toute espérance, les rendant quasi-immortels. Cinq âmes damnées condamnées pour l’éternité à souffrir pour le dieu fou AM.

Lorsque la partie commence, le cauchemar dure depuis 109 ans pour les cinq protagonistes.

Ce résumé de la situation est largement repompé depuis le manuel et, bien sûr, depuis la nouvelle d’origine. Ce n’est pas tous les jours que l’on a la chance d’avoir un jeu qui puise ses sources dans un matériau de qualité comme une des pièces maîtresses du genre littéraire.

M. Harlan Ellison himself dans ses vertes années, et la couverture de la nouvelle d’origine.

Quelques mots sur Harlan Ellison, né le 27 Mai 1934 à Cleveland dans l’Ohio, et auteur très prolifique d’écrits dans le genre qu’il qualifie de nouvelles spéculatives (et que nous autres, simples mortels, appelons science-fiction, ce dont il a horreur). M. Ellison a reçu de nombreux prix de SF, a travaillé en tant que scénariste pour les séries Star Trek (il est surtout reconnu pour avoir créé le scénario de l’épisode « City of the Edge of Forever (1) », l’un des premiers et des plus connus des épisodes de la première génération), et Au-delà du réel, et a été consultant pour les séries The New Twilight Zone (la seconde génération de La Quatrième Dimension), ainsi que pour Babylon 5. C’est également un homme reconnu pour son caractère difficile, et sa manie de défendre jusqu’à l’excès l’ensemble de ses œuvres (moi-même, je me demande si je ne vais pas me prendre un assignement en justice pour ce que je suis en train d’écrire) ; il est réputé pour ses répliques acerbes et sa pugnacité à défendre ses droits d’auteur au tribunal, il n’hésite pas à cracher dans la soupe, en dénonçant le phénomène SF dans son ensemble, et peut être facilement vexé si l’on interprète de travers l’une de ses œuvres (l’adaptation de la nouvelle « A boy and his dog » au cinéma en 1975 a vu sa fin dénigrée par l’auteur à cause de la dernière ligne de dialogue).

Ted ne va sûrement pas aimer l'endroit...
On finit par parler avec à peu près n'importe quoi.

Le jeu démarre donc au pied du « Pilier de la Haine », un édifice créé par AM représentant tous ses sentiments vis-à-vis des humains. AM déclare être épris de compassion envers ses jouets, et veut leur donner une opportunité de connaître le répit dans leurs souffrances en participant chacun à une quête qui lui est propre et dédiée ; évidemment, leurs pérégrinations ne vont pas être de tout repos, tout ceci n’étant peut-être finalement qu’une façon pour AM de les torturer un peu plus tout en leur faisant miroiter quelque chose probablement inatteignable. Nos victimes pourront-elles doubler AM à son propre jeu ? Chaque personnage devra mener une lourde et difficile introspection de leur passé, et retrouver ce qui fait d’eux des humains s’ils veulent avoir une chance de s’en sortir. Voilà pour l’intrigue du jeu, qui se distingue assez largement de la nouvelle d’origine, en développant une espèce de continuité et de fin alternative.

Le joueur est invité à prendre contrôle des cinq humains dans l’ordre de son choix, et de défaire les pièges tendus par AM dans des réalités synthétiques en relation directe avec le passif des victimes, même si ce n’est pas forcément évident au début.
Ainsi, Gorrister, un homme blond aux tendances suicidaires permanentes, qui se dit victime des femmes de sa vie, se retrouve coincé dans un complexe de métal étrange où tout lui est donné pour mettre fin à ses jours. Mais AM va-t-il vraiment le laisser faire ?

Avec AM, plus besoin d'organes vitaux.
Benny va se faire de nouveaux copains.

Ellen, une brillante ingénieur en informatique, débarque au pied d’une pyramide électronique où règne le jaune, la couleur qui la met immédiatement dans un état hystérique.
Benny, un ancien soldat, a été le plus atteint par les atrocités d’AM, au point d’avoir été transformé en simian, mi-homme, mi-chimpanzé, et d’avoir mentalement régressé à l’âge de huit ans à coups de radiations. Benny est à moitié aveugle, souffre d’arthrite, et n’a qu’une obsession : manger. La jungle où il se trouve propulsé va-t-elle combler son besoin primaire ?
Nimdok est un vieillard décati sympathique et prévenant, à l’accent légèrement guttural, qui a totalement perdu la mémoire. AM va bien sûr lui donner les moyens de la retrouver en le confrontant à ses anciennes activités... en 1945.
Ted, le héros d’origine de la nouvelle et ancien requin des affaires, est devenu totalement paranoïaque ; il a peur de tout, n’a confiance en personne. AM ne peut s’empêcher de jouer avec cette faiblesse.

Peu importe l’ordre, il sera demandé au joueur de résoudre les cinq aventures, une à la fois, plus une finale. Une fois le personnage sélectionné, c’est parti pour un bon vieux point and click des familles, avec écrans fixes, curseur, inventaire, et liste de verbes, façon interface SCUMM de chez Lucasarts. Classique mais efficace, avec des raccourcis claviers, et des QCM pour les dialogues. Vieux briscards du genre vidéoludique, faîtes chauffer la souris, il va y avoir de l’objet à ramasser, à utiliser un peu partout avec n’importe quoi, et spécialement là où on n’y aurait pas pensé. Mais attention ! Les ch’tis gars de Cyberdreams sont vicieux comme AM, et de nombreux pièges sont disséminés à de très nombreux endroits. J’y reviendrai un peu plus tard.

Après quelques heures de jeu, plus rien ne vous étonne...
... pas même une négociation improbable avec le diable et un ange.

Deux éléments spécifiques sont présents dans le jeu : le baromètre spirituel, et le profil psychologique. Le premier correspond à la couleur de fond du portrait du personnage, et indique son état mental. Si l’on commence en noir, avec le visage sombre et des traits tirés, à chaque action réussie rapprochant le personnage de son côté humain, le portrait s’éclaircit pour atteindre le vert pâle (voire même blanc), lorsque le scénario est réussi. Mais de nombreuses actions contraires peuvent faire redescendre le baromètre au noir. Le second est tout simplement une aide sur la prochaine action à effectuer : à coups d’énigmes pas franchement claires, cette option se révèle vite inintéressante. Surtout lorsque l’on sait qu’elle draine le baromètre. À éviter, donc.

Et pourtant ! Cette aide pourrait être la bienvenue, tant le jeu est difficile. Les environnements étant incohérents par définition, il est difficile de mettre en place une logique rationnelle. Les aventures ne sont pas très longues, et ne dépassent pas la dizaine d’écrans. Mais puisque chaque action peut être bénéfique ou néfaste, voire rédhibitoire, il faut sauvegarder très régulièrement. IHNMAIMS est un jeu difficile, où il faut être attentif et comprendre rapidement l’objectif général de chaque personnage pour orienter ses choix, et éviter de passer à côté de celui-ci.

Comme disait Coluche : "Maisons Merlin, cages à lapin".
Bienvenue dans un classique du jeu d'aventure : je clique partout pour récupérer n'importe quoi.

Graphiquement, le jeu est sale. Vraiment. Couleurs sombres, décors malsains et torturés, IHNMAIMS est sur le fond comme sur la forme pour les adultes. Aucune pièce n’a été dessinée ou modélisée pour inspirer la plénitude ; chacune inspire le dégoût, l’angoisse, ou le malaise. De par la nature de l’intrigue, et la capacité d’AM à créer ce qu’il veut, on a vite tendance à passer visuellement du coq à l’âne, ce qui nuit fortement au repérage topographique des lieux : on cherche régulièrement son chemin, on a du mal à photographier correctement chaque pièce et ce qu’elle contient. Sans compter que, facilité des programmeurs, certains objets n’apparaissent qu’en cours d’aventure, suite à une action ailleurs ou à un dialogue avec quelqu’un. Il faudra retourner régulièrement sur ses pas.

L’ambiance sonore est à l’image de la charte graphique du jeu : glauque, inquiétante, malsaine. Les thèmes musicaux filent les jetons, les bruitages sont incongrus et explicites. La totalité des textes sont doublés par des acteurs grâce au support CD, un régal. Les voix sont dans l’ensemble très convaincantes (Gorrister, Ellen, AM), certaines un peu en deçà (Nimdok a un accent un peu parodique et est affublé d’un débit de parole affreusement lent). Mention spéciale pour AM, doublé par Harlan Ellison himself, dont le ton sadique et sarcastique fait mouche à chaque déclamation. Je ne connais pas la version française, mais de toute façon, si l’anglais ne vous rebute pas, ne cherchez pas plus loin, le niveau de compréhension demandé n’est pas très élevé.

Seules les animations auraient pu bénéficier d’un travail supplémentaire. Quelques étapes de plus pour l’ensemble des mouvements et des actions n’auraient pas été superflues, mais l’ensemble reste correct, et aucune animation d’action n’a été oubliée.

Les graphistes se sont appliqués à nous balader dans des décors torturés et inquiétants.
Les objets, statues et autres interfaces ne sont pas mal non plus.

IHNMAIMS est un très bon jeu. Il aurait pu être excellent s’il n’était pas tombé dans cet excès de difficulté due à de grosses ficelles que les ténors du jeu d’aventure ont abandonnées depuis longtemps. Moins de pièges fatals, de sanctions sur les mauvais choix, et d’absence d’indications au profit de scénarii plus longs et – pourquoi pas ? - coordonnés entre eux auraient peut-être été souhaitables. Ici, l’on joue avec cinq personnages qui ne se rencontrent jamais, et qui ne connaissent qu’extrêmement peu d’interactions, seulement à la toute fin, différente selon l’aptitude du joueur, là où la nouvelle d’Harlan Ellison se fonde justement sur la relation de groupe.

Les différences entre l’œuvre originale et le jeu sont nombreuses, et ne sont pas pour me déplaire. Les profils et passés des protagonistes ne sont pas tout à fait les mêmes (principalement Benny, sûrement un peu d’autocensure), et l’action, elle, n’a que peu de rapports (les faits du livre sont cités à quelques moments). La fin diffère donc largement (enfin, selon vos aptitudes à plier l’affaire) : l’aventure semble vraiment constituer un prolongement et une clôture de l’œuvre originale, le tout validé par M. Ellison bien évidemment (sinon, c’est le procès les gars !).

IHNMAIMS a des défauts, c’est certain. Mais à côté de son scénario, de son ambiance, de sa réalisation, de son challenge et des sueurs qu’il provoque, on ne peut lui en tenir rigueur. À essayer d’urgence pour les amateurs du genre, et à compléter avec le livre de M. Ellison. Encore une fois, primez la version originale, car certaines sont censurées, en particulier les releases française et allemande qui ont vu le personnage de Nimdok et son aventure totalement expurgée ; il faut dire que Cyberdreams a mis la barre assez haut dans l’insupportable en ce qui le concerne.

 
(1) NdJPB : l'épisode de Star Trek dont parle Tonton est « Contretemps » en français : Kirk et Spock retournent dans le New York des années 30 à la poursuite de McCoy, via le Gardien de l'Éternité. Un des meilleurs Star Trek originaux, les trois saisons confondues. Le moins qu'on puisse dire, c'est que l'écriture du scénario par Ellison a été très mouvementée !

Tonton Ben
(07 avril 2008)
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