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The Path
Année : 2009
Système : Windows
Développeur : Tale of Tales
Éditeur : Tale of Tales
Genre : Fiction Interactive

Un anti-jeu ? ...

The Path, vous l'aurez compris, n'est pas un titre comme les autres. Expérimental, symbolique, voire ésotérique par instants, il procure un plaisir unique et dangereux, rarement entrevu par ailleurs. Mais pour le comprendre, et pour l'accepter, il convient de s'y plonger un peu plus, et de l'étudier avec précaution. Je délaisserai, pour l'instant, les questions les plus évidentes d'interprétation pour me concentrer sur le versant « ludique » du titre car, fondamentalement et à mon sens, il est une réflexion poussée sur la notion de jeu vidéo.
Un jeu, et à fortiori un jeu vidéo, se définit par l'intermédiaire de trois notions fortes : un espace, un enjeu et des règles. C'est là une définition que j'ai été amenée à créer et qui, du moins jusqu'à présent, me permet de classer et de commenter les jeux assez efficacement. Prenons l'exemple d'un classique, Pac-Man. L'espace du jeu, c'est le labyrinthe : l'on peut naviguer dans ses couloirs, mais non dans les murs ou dans l'espace, clos, où attendent les fantômes. L'enjeu, c'est de dévorer toutes les pac-gommes pour passer au niveau suivant. Enfin, les règles sont assez simples : le contact avec un fantôme est mortel, avaler une super-gomme rend Pac-Man invincible et il peut, alors, dévorer ses ennemis. Ce sont ces trois sphères qui permettent de jouer à Pac-Man. Faites l'expérience : tous les jeux répondent à cette définition, et c'est ce qui permet non seulement de les définir, mais également de les classer en genres et en sous-genres. Tentons alors d'appliquer la chose à la première phase de jeu de The Path. L'espace est double : il y a d'un côté « le chemin », de l'autre, « le bois ». Les règles : le joueur peut marcher, courir, ou interagir avec son environnement. L'enjeu, à nouveau, est double : rester sur le chemin et trouver le loup.

Cependant, où que l'on regarde, The Path déçoit ou, plutôt, il est disphorique : c'est-à-dire qu'il reprend instantanément ce qu'il vous offre pour vous surprendre. Commençons par l'espace : le chemin est décevant, car il s'agit d'une ligne droite stricte, sans piège ni obstacle, où rien n'apparaît jamais. Pour récupérer, alors, des objets, il faut s'en éloigner et rentrer dans le bois. Mais celui-ci, de même, peine à satisfaire : il est sombre, labyrinthique, désordonné. Il est impossible de s'y repérer, et force est à parier que vous tournerez en rond longtemps, très longtemps, avant de rencontrer la moindre chose intéressante. Les règles : marcher est une torture tant la chose se fait lente, et courir est impossible, étant donné que le jeu ne nous permet pas d'observer où nous allons. Quant à l'interaction, celle-ci se fait à contre-courant de tous nos réflexes de joueur aguerri, puisqu'il faut, à proprement parler, « lâcher les commandes » pour déclencher l'action : il ne faut pas qu'il y ait un seul bouton d'appuyé pour déclencher la scène. Enfin, les enjeux : ils se contredisent. L'on ne peut, à la fois, trouver le loup et rester sur le chemin. Le jeu ne nous offre qu'une seule consigne, et afin d'avancer dans celui-ci, il est dans notre devoir de la transgresser. Mais est-ce que « trouver le loup » est, en soi, une avancée certaine, accomplit-on réellement quelque chose ? D'ordinaire, l'on cherche à éviter les ennemis, non à se précipiter sur eux... Et à la vue de ces images troublantes une fois arrivée chez mère-grand, l'on peut se poser la question de la « réussite » de cette action. Il ne faut pas, non plus, négliger le conte originel, que l'on avait jusqu'à présent perdu de vue, où le loup est synonyme de mort et de danger, chose qu'il faut éviter à tout prix. Vouloir rencontrer le loup reviendrait, dans Pac-Man encore, à foncer tête bêche dans un fantôme !
Bref, où que l'on regarde, The Path s'amuse à méthodiquement détruire le moindre atome de jeu, à le retourner et à l'oublier, faisant croire qu'il marche, c'est un comble ! sur des sentiers balisés alors qu'il ne désire rien de plus que de s'en détourner. Ce titre apparaît, de plus en plus, non comme un « non-jeu », rejoignant les rangs fermés de ces logiciels déguisés qui hantent les places publiques, mais bien comme un « anti-jeu », négation parfaite et systématique de plus de trente ans d'expériences et d'essais dans ce domaine, comme n'en ayant pas l'air. Rien que pour cela, The Path est une expérience prodigieuse, délire névrotique et inconsidérée de game designers qui, parce qu'ils savent, mieux que quiconque, ce qui fait un jeu vidéo, s'amusent à en détourner les codes.

... ou un véritable jeu ?

Restreindre, cependant, ce titre à un délit d'initiés reviendrait à passer à côté du plaisir immense qu'il procure. Une fois ces particularités acceptées, l'esprit se trouve comme préparé à tout ce qui peut arriver. Et les sphères du ludisme, le vrai, cette fois-ci, s'ouvrent alors au joueur. En effet, jouer à The Path, c'est avant tout accepter son rythme particulier, placide, lent et posé. C'est renier la vitesse, inhérente au jeu vidéo depuis ses débuts, pour prendre le temps d'une balade calme, avancer sans savoir où notre trajet nous mènera, accepter de faire des rencontres inattendues. C'est laisser, véritablement, notre sensibilité prendre le dessus et imposer définitivement notre rythme au jeu là où, le plus souvent, le contraire survient. Le joueur pourra également choisir d'aller vite, de courir, de se perdre corps et biens dans cette épaisse forêt. Mais il lui faudra, également, accepter de perdre tout contrôle, puisque la caméra ne l'aidera pas dans sa folle chevauchée. C'est le plaisir de foncer sans savoir où l'on se rend, de se perdre volontairement sans secours d'aucune sorte. Quand la musique accélère, prend des tours sombres, l'on jurerait retrouver certains plaisirs oubliés de Grand Theft Auto quand, au soleil couchant, l'on roule à cercueil ouvert sur des routes sans fin, l'auto-radio judicieusement programmé, sans se soucier d'une mission ou d'un objectif. C'est, pour ainsi dire, la liberté, avec tout ce qu'elle implique de plaisirs et de conséquences.
Le thème principal de The Path, on en parlera un peu plus tard, est le passage à l'âge adulte. Ce passage-ci ne concerne pas seulement une question d'âge, mais surtout de responsabilités. Il faut donc être parfaitement conscient de cela : que l'on choisisse de marcher lentement, en prenant le temps d'observer, de chercher, ou qu'au contraire on file à toutes berzingues, il va falloir apprendre, dans la douleur peut-être, à composer avec des choix de design qui n'acceptent aucun compromis avec le joueur et refusent de le caresser dans le sens du poil. La sérénité ne se fait qu'avec lenteur, la vitesse qu'avec irresponsabilité. C'est avant tout en ayant compris cela que l'on sera le plus à même d'apprécier ce titre atypique. Cependant, The Path ne sera pas toujours avare en récompense et accommodera, légèrement, votre expérience au fur et à mesure de vos parties. La carte se dessine de plus en plus, rendant votre progression plus rapide ; et lors de ces épilogues avec la pluie tombante, le chemin à faire soi-même jusqu'à la maison de mère-grand à cette vitesse d'escargot se réduit, jusqu'à devenir, pour la dernière fille contrôlée, une cinématique où plus n'est besoin de maintenir comme un forcené la touche de son clavier ou le bouton de sa manette.

Lors de mes discussions avec Thezis (membre émérité de Grospixels s'il en est), discussions qui m'ont poussé à rédiger cet article, j'ai lâché une expression qui certes peut paraître malheureuse, mais qui me semble guère dénué de toute vérité : j'ai dit, textuellement, « c'est un jeu de femmes ». Avant que l'on ne se méprenne, que j'explique le sens de cette assertion qui n'est pas, comme on pourrait le considérer, péjoratif, du moins dans le sens que je l'ai employée. En disant « c'est un jeu de femmes », je n'exploitais pas certains stéréotypes qui feraient du jeu vidéo un domaine uniquement masculin, trop difficile ou trop complexe pour les joueuses ou, encore, que celles-ci devaient se tourner uniquement vers des titres à l'imagerie sensible ou pleine de mignardises, réservant les FPS et autres jeux d'action aux hommes. Je faisais davantage appel à une approche de l'esthétique et, incidemment, du gameplay qui en découle, tout comme on peut dire que Volver, de Pedro Almodovar, est un « film de femmes » ou, plutôt, un « film féminin ». Il y a déjà, comme je le montrerai dans les lignes qui suivent, les six petites filles qui peuvent représenter chacune une étape du développement psychosomatique du corps féminin, notamment dans les représentations archétypales que peut dénoncer une philosophe comme Simone de Beauvoir. Mais si The Path apparaît comme un « jeu féminin », et ce dans le sens de ce qui a été dit plus haut sur la « déconstruction du ludisme immédiat » et la création d'un « ludisme alternatif » ou d'un « méta-ludisme », c'est qu'il fait appel à un regard décalé et à un recul que l'on n'observerait pas dans d'autres jeux qui ont tendance à s'adresser à des joueurs pour qui le jeu vidéo répond à certains codes particuliers et s'attendent à les retrouver tels quels, du moins dans leurs grandes lignes. Il ne s'agit pas de dire, également, qu'une approche « féminine » est plus subtile ou plus élaborée qu'une approche « masculine », mais plutôt que son traitement fait appel à une symbolique et à une intelligence plus intériorisées.
Autrement dit, les émotions, ou les constructions mentales, sont davantage considérées comme des métamorphoses s'effectuant à l'intérieur des êtres, l'expérience n'ayant comme autre but de les extérioriser, alors qu'une approche plus « masculine » considérera que l'aventure et l'intrigue imprimeront une modification d'un être intérieur. C'est la différence que l'on peut alors faire entre L'éducation sentimentale, où Frédéric va faire « l'expérience de la vie » au fur et à mesure de ses aventures, tandis que Jane Eyre va projeter ses ambitions sur une société particulière. Ces exemples n'ont, du reste, rien à voir avec le sexe des auteurs, puisque l'on peut considérer, par exemple, que certains romans de Proust ont une approche plus « féminine » que « masculine » si l'on accepte la définition qui a été donnée ci-haut. Cette analyse, qui reprend à son compte certaines considérations des gender studies, permet ainsi de considérer ce jeu comme une tentative, plus ou moins réussie selon les joueurs, de prendre le jeu vidéo comme un terrain de réflexion possible sur ces questions esthétiques et sur les différentes définitions que peut prendre le terme violence. Une approche « intérieure », c'est-à-dire dans laquelle le joueur va pouvoir s'authentifier aux personnages en tentant de se projeter dans un univers qui ne fait, comme je l'ai montré, aucune concession, semblait être la meilleure des solutions : le monde n'est pas construit autour des personnages, ce sont plutôt les personnages qui tentent de s'approprier leur univers, chose que l'on avait déjà pu observer dans Oddworld, dans un autre domaine et dans un cadre résolument plus classique. Bref et pour résumer, The Path fait tout pour dégoûter les joueurs pressés qui ne voudraient point d'un titre au caractère fort, habitués qu'ils seraient à être considérés comme des dieux omnipotents ; mais il sait aussi récompenser, par petites touches, celles et ceux qui savent se faire humble devant lui et qui comprennent qu'il faut toujours accepter ce que l'on nous donne, et non réclamer ce qui nous manque.

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