Actualité de l'émulation [contenu fourni par Emu-France]
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Par MTF (10 septembre 2012)
Pierre Bachelet, dans sa chanson Marionettiste, chantait : « On n'oublie jamais, on accumule. » Ces vers semblent aller à merveille au jeu dont il va être question aujourd'hui dans cet article. Grospixels s'était déjà intéressé par le passé à la scène indépendante en parlant de Iji, de Limbo ou encore de Battle Kid: Fortress of Peril. Ces développeurs, l'on ne le dira jamais assez, font preuve d'une grande ingéniosité tant dans la qualité technique de leurs jeux que dans l'intelligence de leurs mécanismes, ceux-ci sortant bien souvent des sentiers battus. Mais Braid, me concernant, est bien plus qu'un excellent titre. Il est selon moi l'un des rares exemples où le jeu vidéo comprend qu'il possède un langage en lui-même susceptible d'être mis à profit pour raconter une histoire sans passer par des cinématiques ou des QTE ; il sait, à mon sens, de façon sensible et pertinente exploiter ses rouages les plus basiques pour raconter une histoire, et bien plus. Du reste, par son système de jeu des plus fascinants, rarement vu par le passé à quelques exceptions près, il ne s'est pas attiré les foudres des critiques comme d'autres jeux indépendants, en première ligne bien entendu Limbo auquel l'on pouvait reprocher un certain manque de renouvellement une fois passée la claque de l'ambiance et des graphismes ; et c'est sans doute pour cela qu'il demeure, malgré, encore une fois, une durée de vie un brin limitée (mais est-ce vraiment un tort pour cette expérience ?), une référence en la matière. Le premier contact avec Braid est tout d'abord musical. La musique, l'on s'en rend compte très rapidement, tient un très grand rôle ici. Tandis que l'écran titre apparaît en lettres de feu au-dessus d'une ville éclairée par un soleil couchant, un air de violoncelle s'élève, mystérieux, sombre, claudiquant. La musique dès lors ne vous quittera plus, et chacun de vos pas sera suivi par une portée de notes. Aussi, l'on serait peut-être plus juste en parlant de « reconstruction », ou encore de « déformation », sans que ces termes soient péjoratifs, loin de là. Allons plus loin et franchissons le fossé : il s'agit bien de re-création, processus artistique à part entière. Et autant la musique est re-créative, autant le jeu se fait on ne peut plus re-créatif. Braid n'est pas un jeu de plateformes. Ce n'est pas plus un jeu d'énigmes. Il est la re-création d'un jeu de plateformes et d'un jeu d'énigmes. Lavoisier aurait aimé ce jeu, lui qui prêchait la transformation et non la création du néant. Plaçons-nous un instant dans l'esprit d'un joueur qui découvre le titre, joueur naïf, premier, qui ne s'attend à rien. Essayons, nous autres qui connaissons le jeu, de nous replacer dans cet état de découverte primordiale qui nous habitait, alors que nous découvrîmes Braid. Que nous dit le mode d'emploi, que nous dit le synopsis ? « Tim est parti à la rescousse de la Princesse. Elle a été enlevée par un horrible monstre maléfique. » Trame on ne peut plus classique, schéma millénaire (et, encore une fois, très médiéval) du conte de la « demoiselle en détresse », nous naviguons en terrain connu. Jetons un coup d'œil à Tim, le héros de notre aventure. Il s'agit d'un jeune homme, à l'âge indéterminé cependant, aux cheveux bruns-roux et au visage sémillant. Il est habillé d'un pantalon gris, d'une veste noire, d'une cravate rouge. Quand il court, ses cheveux flottent dans le vent et ses petits poings se crispent. Quand il saute, sa cravate lui embrasse la joue, Observer Tim se mouvoir, c'est s'apercevoir du travail graphique formidable effectué par l'équipe du jeu. Ce style, à nouveau, peut être compris comme une re-création : son influence, avec ses aplats de couleurs vifs qui tranchent radicalement les uns des autres mais avec un souci du détail certain, tire sans doute du côté de l'impressionnisme. On y trouve à la fois la simplicité du geste du pinceau qui virevolte et ne s'arrête jamais, et une maîtrise de la composition, cette façon qu'a le brouillard, qui pourtant dissimule tout, de déchirer les formes pour mieux les faire ressortir. Le courant impressionniste, faut-il le rappeler, s'attache à la mobilité des choses, à leur caractère inéluctable, toujours en mouvement, jamais saisissable. Il cherche à restituer au sein d'un art qui ne connaît pas la temporalité le flux permanent et, pour ainsi dire, irrémédiable des objets et des personnes. Si la peinture classique cherchait à figer, à circonscrire, à ordonner, l'impressionnisme veut détruire, fourmiller, déborder de son tableau, s'étendre çà et là sans barrières ni contraintes. Peut-être est-ce pour cela que les sujets privilégiés par ces peintres furent non pas des portraits de hauts dignitaires, de nobles et de rois pour qui le monde est symbolique, c'est-à-dire un univers où tout fait sens, où chaque chose à sa place, mais la nature, les petites gens, le souffle du vent dans les champs de blés : le mouvement impressionniste, qu'il soit d'ailleurs musical, littéraire ou pictural, s'intéresse au désordre, au dia-bolique, à l'incompréhension parfaite qui peut exister entre les êtres de chair que nous sommes et le monde qui, avec ou sans nous, finit toujours par poursuivre sa course sans nous attendre. Le seul moyen, dès lors, de parvenir à le saisir et à le comprendre, c'est de le capturer par touches, un éclat par ci, une lumière par là. L'impressionnisme travaillerait, si l'on peut dire et en grossissant le trait, par collage et par juxtaposition, et non par hiérarchisation. Tim veut sauver la princesse. Celle-ci est aux prises avec un affreux monstre, mais son aire est malicieusement inaccessible. Pour l'atteindre, il lui faut reconstituer cinq tableaux divisés en morceaux, ceux-ci ayant été éparpillés dans cinq mondes distincts. Une fois les tableaux recomposés, l'échelle menant à l'antre du monstre se reconstruit parfaitement, ouvrant la voie vers le dernier monde. Chaque monde est alors divisé en plusieurs niveaux contenant chacun un certain nombre de pièces qui, telles un puzzle, permettront de reconstituer le tableau en question. Si les premières sont accessibles aisément, il va falloir pour les suivantes résoudre de nombreuses énigmes, et s'y reprendre à de nombreuses fois tant le timing se fait serré pour ce faire. Mais c'est à moment-là que le principe fondateur de Braid se révèle, car Tim possède un pouvoir fascinant : celui de contrôler à sa guise le flux du temps. Dès lors, le jeu tout entier est construit autour de ce mécanisme, mais s'amuse à re-créer sa re-création en l'exploitant avec divers paramètres spécifiques qui font chacun l'objet d'un monde en particulier. Le premier monde, classique pourra-t-on dire, introduit cette idée de « retour dans le temps » en vous demandant d'effectuer des actions irréalisables une première fois : sauts millimétrés, plongeon dans le vide en évitant les pièges, dangers qui surgissent au dernier moment. Au sein d'un jeu « traditionnel », ces niveaux apparaîtraient à la fin de l'aventure, quand la maîtrise du personnage est demandée pour surmonter ces périls ; Braid, qui aime à s'aventurer sur des chemins de traverse, les propose comme introduction à ses propres mécanismes. Le deuxième monde introduit des éléments, ennemis, clés, pièces de puzzle, insensibles à ces changements. Que Tim agisse sur le flux du temps ou non, ils poursuivront leurs courses, impassibles, alors que tout le reste reviendra en arrière. Il faut dès lors apprendre à composer avec ces caractéristiques : comment faire pour toujours avoir avec soi la pièce de puzzle que nous avons récupérée, alors qu'elle subit le retour dans le temps ? Comment ouvrir deux portes avec une même clé ? La réponse vient notamment de zones spéciales, plateformes scintillantes sur lesquelles Tim devient imperméable à ces changements, et d'objets et d'ennemis magiques qui font fi de ce pouvoir. Comme vous pouvez le voir, sur un canevas aussi simple que le « contrôle du temps », le jeu de Jonathan Blow parvient à éviter avec brio la redite en exploitant toutes les possibilités offertes par ces mécanismes. Chaque monde est l'occasion non seulement d'introduire un nouveau concept, mais aussi de vous demander de mettre à profit tout ce que vous avez pu apprendre auparavant. Cette seule phase de jeu « linéaire » vous occupera déjà plusieurs heures car les énigmes visant à collecter les pièces des tableaux se font de plus en plus diaboliques. Il va falloir avant d'agir, et quand bien même l'on peut toujours « réessayer » d'une pression de bouton, visualiser comme on le peut le trajet à effectuer et les actions à commettre avant de finalement essayer. Braid est un jeu exigeant qui demande énormément de patience tant il peut être délicat, parfois, de trouver une réponse aux énigmes proposées. Certes, une fois la solution trouvée, l'on ne peut s'empêcher de sourire en se demandant « pourquoi n'y ai-je pas pensé plus tôt ? ». Mais encore faut-il trouver cette solution. Si ce n'est les six mondes que j'ai décrits plus haut, il existe deux autres univers à explorer dans Braid. Le premier est la maison qui sert de « hub » à ces différents tableaux. Il s'agit d'une maison de ville à étages avec chambres, toilettes et salle de bain ; les niveaux occupent chacun une pièce spécifique de la demeure, le dernier se trouvant au grenier. Le fait de récupérer un certain nombre de pièces de puzzle dans un niveau ouvre un ou plusieurs mondes, et Tim est alors libre de papillonner comme il le désire de l'un à l'autre, jusqu'à ce qu'il ait tout récupéré. Il est toutefois recommandé de faire les niveaux dans un ordre strict, car la courbe de difficulté est, pour ainsi dire, palpable ; remettre un niveau en particulier à plus tard, c'est prendre le risque de passer à côté d'une résolution d'énigme qui vous aurait apporté une meilleure connaissance des mécanismes de jeu, vous permettant par ricochet de résoudre les suivantes. Cela, bien entendu, est partiellement subjectif, et nul doute que selon votre façon de penser vous trouverez certaines énigmes ultérieures plus simples que les précédentes. L'intelligence des différentes énigmes qui nous sont présentées dans Braid ne peut se faire jour qu'à condition qu'aucune erreur de conception, ou qu'aucun grain de sable ne vienne s'immiscer dans celui-ci. De ce point de vue-là, force est de constater que le travail opéré concernant la partie graphique - puisque la partie musicale n'était pas dépendante du bon-vouloir de l'équipe - est en tout parfait ; rien n'est à enlever. Si chaque énigme possède, bon an mal an, une seule résolution possible, l'application de celle-ci est plus ou moins laissée à la discrétion du joueur, en sachant que bien souvent, nos esprits ont tendance à concevoir des plans plus machiavéliques que ceux humblement fomentés par le créateur. Cette « liberté » offerte par le jeu de plateformes dans l'enrobage d'un jeu à énigmes apporte un souffle de bon aloi, bienvenu et pour ainsi dire salvateur, en faisant gonfler la sphère des possibles. De la même façon que deux joueurs ne traverseront pas de la même façon un niveau de Super Mario Bros., deux joueurs ne parcourront pas Braid de la même manière : certains vont vouloir obtenir les pièces de tableaux les unes après les autres, alors que certains sélectionneront les énigmes selon leur volonté ; certaines seront résolues plus rapidement que d'autres, certaines paraîtront impossibles jusqu'à ce qu'un détail vienne éclairer le problème d'un jour nouveau. C'est cette plasticité qui, à mon sens, participe grandement à l'atmosphère étrange du jeu et qui renvoie, encore une fois, à ce « paradoxe impressionniste » dont je parlais plus haut : si tout, dans ce titre, semble aspirer au débordement, à l'essai, à l'explosion, ses mécanismes et son déroulement respirent la mécanique huilée, la réflexion, la méditation. Illusion de liberté ou jeu avec le cadre, ce principe serait parfaitement illustré par le fait même de devoir reconstruire des tableaux pour finir les tableaux : mais ceux-ci, morcelés comme autant de pièces de puzzle, vont demander au joueur de mettre de l'ordre dans le chaos qu'il croit observer. Il est, et avant toutes choses, un chef d'œuvre du média dans son absolu : une leçon de game-design, une leçon de narration comme nous le verrons plus loin, une leçon de jeu vidéo. Passer à côté de cette œuvre, qui confine peut-être moins au jeu vidéo qu'à l'artistique, mais un artistique éclairé et convaincu de son bon droit là où Mario l'était sur un mode populaire, c'est ne pas comprendre à quel point le jeu vidéo a pu progresser au cours de son existence pour utiliser sa substance comme langage à part entière, et ne pas comprendre qu'il est à présent suffisamment mature pour s'apercevoir qu'il possède ce dit langage.
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