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Shadow of the Colossus
Année : 2005
Système : Playstation 2 ...
Développeur : Sony Computer Entertainment
Éditeur : Sony Computer Entertainment
Genre : Action / Aventure / Plate-forme
Par Mickmils (22 mai 2006)

Le cheval avançait prudemment. Les rochers sur lesquels il posait les fers étaient encore humides de la précédente pluie. Celle-ci avait été violente. Le vagabond qu'il transportait avait dû s'arrêter et s'abriter sous une alcôve. Ce dernier avait dû descendre sa compagne pour la préserver de l'intempérie. Elle était toujours aussi immobile, sans vie, sans expression. Ils se remirent en route et arrivèrent enfin au pont, marquant l'entrée des terres interdites. Nul mortel n'avait foulé ce pays depuis des siècles. Les trois voyageurs ne devaient pas se trouver là. Mais ils y étaient, et le voyage touchait à sa fin. Au bout du pont était un temple, l'objet de leur quête. Le vagabond (du nom de Wander), son cheval, et la jeune femme inerte, avançaient lentement sur le pont séparant en deux une immense plaine, inerte, sans vie, traversée par le seul bruit du vent. Une fois arrivée dans le temple, ils descendirent un long escalier, d'une hauteur qui semblait infinie, mais après bien des précautions, le vagabond vit l'autel.

Il descendit de son cheval et amena sa compagne lentement et avec précaution sur l'autel et l'y allongea. Belle, mais pâle, et sans vie. Il attendait qu'on s'adresse a lui. Finalement la voix vint.

« Tu possèdes cette ancienne épée ? Alors tu es mortel... »
Cette voix, il l'avait cherchée depuis des jours. Elle représentait tous ses espoirs. Il s'adressa à la présence invisible.
« Êtes vous Dormin ? On m'a dit qu'à cet endroit, au bout du monde, existait un être capable de contrôler les âmes des morts. »
Dormin le mit en garde. Les âmes mortes sont mortes, ainsi est la loi des mortels. Il est dangereux de jouer avec ces choses-là. Mais avant que le vagabond ne sentit la déception monter en lui, Dormin lui donna l'espoir : « Avec cette épée que tu as, ce n'est peut être pas impossible... si tu accomplis ce que nous te demandons. » Dormin lui expliqua. Il voulait la destruction de seize créatures peuplant ces terres. Seize colosses, créatures d'une force incomparable, aussi hautes que des montagnes pour certaines. Seize êtres cachés, d'une puissance terrifiante... Le vagabond accepta sans hésiter. C'était sans espoir, mais il y arriverait sans aucun doute, car il l'aimait. Aussi effrayantes, gigantesques que ces créatures pussent être, il ferait ce qu'il avait à faire, sans se poser de question, sans trembler, sans hésiter. La force de ses sentiments envers sa compagne lui servirait de courage... Dormin le mit en garde une derrière fois. Il ne voulait pas envoyer un inconscient à la mort.
« Mais sache bien ceci : le prix que tu paieras sera peut-être très lourd...
- Ça n'a aucune importance. »
Le vagabond ne le savait que trop bien. Il avait réfléchi longtemps, mais cela en valait la peine.
« Très bien... Alors lève ton épée dans la lumière, et dirige-toi là où pointent les rayons du soleil. Tu y trouveras ton premier adversaire. »
Le vagabond remonta sur son cheval...

Ico avait été une claque sur PS2. La poésie avait enfin touché le monde du jeu vidéo. La quête du jeune garçon et de Yorda, seuls dans une forteresse silencieuse, avait ému et prouvé à ceux qui en doutaient encore que le jeu vidéo était capable de véhiculer d'autres émotions que la peur et la violence. Autant une peinture qu'un jeu, il avait révélé Fumito Ueda au grand public. Ce qui distinguait Ico des autres jeux, c'était son esthétique, son architecture folle, démesurée, et pourtant équilibrée, sa poésie, sa pureté et l'innocence de ses deux protagonistes, ainsi que sa narration, lente, reposant sur le non-dit et le maintien du mystère, Il fallait à Ico non pas une suite, mais autre chose du même genre. Fumito Ueda et Sony se mirent a la tâche.

Pendant longtemps des rumeurs furent alimentées par une vidéo volée dont on se demandait si elle était officielle ou non. Intitulée « Nico » (un jeu de mot japonais signifiant à peu de choses près « Ico 2 »), elle montrait des cavaliers parcourant une immense steppe, s'unissant pour chasser, escalader un immense colosse de pierre et enfin l'abattre. On n'entendit plus parler de Nico après cette vidéo, jusqu'à ce que le titre Wanda to Kyozou (« Wanda et le colosse ») fut révélé, pour devenir au final Shadow of the Colossus en occident.
Concept et gameplay dévoilés sont audacieux. Imaginez un mélange entre un Zelda (pour l'aspect monde immense à explorer) et un Prince of Persia où les niveaux seraient des êtres vivants : des créatures immenses, qu'il faut escalader, pendant qu'elles se débattent et cherchent à se débarrasser de vous. Une quête à répéter seize fois avant d'en voir la conclusion, que l'on imagine aussi magnifique que celle d'Ico.

Le monde de Shadow of the Colossus est vide, complètement vide. Vous n'y croiserez aucun habitant, vous n'affronterez aucun « monstre » pendant votre périple ; mis à part seize « boss », vous n'y entendrez que le vent souffler. La seule fois où le vagabond que vous incarnez parlera, ce sera pour appeler Agro, son cheval et unique compagnon. Là où Ico faisait ressentir l'amitié, la chaleur d'une présence à côté de vous, SOTC n'offre que la solitude. L'univers vous entourant est morose, triste, nuageux ou pluvieux, un brouillard léger mais inquiétant ne vous lâchera pas.

Les plaines, collines, montagnes, sont parsemées de ruines. Ruines qui ne sont pas sans rappeler l'architecture d'Ico. On n'apprend rien sur l'histoire du peuple qui a bâti les temples, cités, arches que vous rencontrerez, mais on les explore lentement, sûrement, et si les textures sont pauvres, si la PS2 crache ses tripes pour afficher des polygones dans un monde qui est, signalons-le, sans aucun temps de chargement (« à la GTA », même si on ne peut trouver jeu plus antagonique à ce titre), on se surprend à descendre de cheval, pour contempler ses alentours, le paysage, la vue. La caméra est libre, alors on en profite !

Pour se déplacer on utilise notre vieux pote, Agro. Cheval fidèle, vous suivant à la trace (il se « téléportera » si vous vous éloignez trop de lui), Agro est au début difficile à manier, mais l'on se fait vite à ses réactions. Le voir s'animer, courir, trotter, ou simplement patienter, est un régal pour les yeux. Mais la beauté des environnements n'est pas tout, car le héros mystérieux a une quête, et elle semble si noble qu'on l'aide sans rechigner à l'accomplir.

Comme précisé plus haut, il n'y a pas d'ennemis intermédiaires. Le jeu se sépare alors en deux phases. Une phase d'exploration, où l'on se promène dans le monde, totalement libre, à la recherche des colosses (ordre imposé). Wander dispose d'une épée magique, qui, comme indiqué par Dormin, lui permet en la levant dans la lumière de voir grâce aux reflets lumineux la direction du prochain colosse. Parfois, les arbres environnants, les cavernes, ou les intempéries occasionnent quelques difficultés, alors on se perd un peu, mais jamais longtemps. Et c'est de toute façon toujours une joie car l'on découvre à travers les errements de nouveaux lieux, de nouvelles vues, de nouveaux paysages. SOTC est un voyage dépaysant. Mais tout ceci n'est que prélude. Car au-delà de son paysage majestueux, de son monde enivrant, de son cheval super bien animé, l'intérêt de SOTC est dans ses affrontements.

En suivant le rayon de lumière de votre épée, vous finirez par débouler en un lieu. Une musique retentit, l'ambiance devient oppressante. Ce lieu, quel qu'il soit (cité en ruine, plaine, Colisée, désert, caverne...), ne sera rien d'autre qu'une arène. Une arène pour un combat que l'on appréhende. Alors on observe, la magie du décor fait place au pragmatisme du combattant : sur quoi puis-je grimper ? Où pourrai-je me replier ? Et surtout, qu'est-ce qui va me tomber dessus ? En général, c'est à ce moment-là que le sol se met a gronder. Le colosse surgit. Et il m'est difficile d'aller trop dans les détails sans spoiler, car une bonne partie du plaisir du jeu vient de la découverte de ces mastodontes, variés, et nécessitant des approches diverses. Si l'on a surtout vu dans des images, trailers, des créatures humanoïdes d'une centaine de mètres (!) armés d'épées, ils ne sont pas les seuls. On se serait vite ennuyé si cela avait été le cas, mais les développeurs ont fait preuve d'une imagination étonnante lors du design de ces colosses. Volants, bipèdes, quadrupèdes, humanoïdes, inspirés d'animaux, souterrains, deux des plus redoutables colosses sont étrangement minuscules (plus petits que Wander). Mais ce qu'ils perdent en taille, ils le gardent en force et le gagnent en agilité. Véritables boules de nerfs, ces deux créatures défoncent littéralement le décor autour d'eux.

Lorsque l'on se retrouve face a ces créatures, on est souvent désemparé. « Je suis censé tuer ça ?! ». Ne croyez pas qu'on s'habitue : cet émerveillement mélé de terreur, vous le ressentirez systématiquement. Vous êtes minuscule, sans espoir, face a une montagne qui fonce droit sur vous. Un duel inégal commence.

Cependant, après quelques minutes à fuir et à survivre face a la créature, vous commencez à comprendre ses mouvements, ses réactions. Les colosses n'ont ainsi pas réellement d'IA, et se comportent de façon complètement scriptée, ce qui permet d'analyser leurs réactions et de les anticiper. Ceci fait, il faut se lancer. Chaque colosse dispose d'un ou plusieurs points faibles, représentés par un sceau magique. Toute la difficulté du jeu consiste en l'escalade de ces créatures. Trouver des points où l'on peut s'accrocher (fourrure, « bouts qui dépassent » de la carapace, armure...), et grimper, grimper, vers ce point faible. En sentant votre présence sur son dos, votre adversaire ne se laissera bien sûr pas faire, et se secouera frénétiquement.

Il est important ici de signaler la qualité de la musique. Discrète dans Ico, elle est omniprésente dans SOTC. Et elle vaut l'écoute : variant selon les phases de l'affrontement (pesante, lourde, mystérieuse lors de l'apparition du colosse, agitée quand l'affrontement s'intensifie et que vous vous suspendez comme vous pouvez...). On se surprend parfois à faire durer les affrontements pour que ces symphonies (orchestrées) durent le plus longtemps possible. La musique joue au moins pour moitié dans ces impressionnants affrontements, et Kow Otani, le compositeur, est arrivé miraculeusement à rendre poétique, épique, désespéré et majestueux un affrontement entre deux tas de polygones (de jolis tas, certes, mais des tas de polygones quand même).

Parfois, vous devrez vous suspendre à tout ce que vous pouvez pendant qu'il s'agite, vous envoyant la tête en bas et rendant impossible le fait de « poser le pied ». Votre jauge de « résistance » commence alors à diminuer. À zéro, vous lâchez. À vous de choisir un moment stratégique, pour retomber à un bon endroit, ou bien tout simplement attendre et prier qu'il se remette dans une position vous permettant de vous rétablir et de faire quelques pas dans la bonne direction. Finalement, vous atteindrez le sceau. En appuyant sur le bouton correspondant à l'épée, vous concentrerez plus ou moins votre force pour porter un coup qui retirera, là aussi, plus ou moins de force vitale à votre colosse. Au bout de quelques coups, il succombe...

Vous retombez, a terre, vous contemplez votre victime. Un minuscule prédateur a triomphé d'une immense proie, vous avez fait l'impossible par amour pour votre mystérieuse compagne. Une ombre noire se dirige vers vous. Vous perdez connaissance. Vous vous réveillez dans le temple de Dormin avec un nouvel objectif. Quid du développement scénaristique ? C'est là que tout est génial.
En dehors de l'intro, et de la séquence de fin, il n'y a aucun développement scénaristique dans Shadow of the Colossus. Aucune cinématique (enfin, si, deux mais qui ne servent pas à grand-chose). Aucun dialogue en dehors des indications de Dormin sur les colosses. Le joueur est laissé dans l'inconnu : qui est Wander ? Où a-t-il eu cette épée ? Qui est Dormin ? Qui est cette jeune femme ? Pourquoi n'y a t-il personne sur ces terres ?

Pendant le jeu et les affrontements, le joueur est laissé libre d'imaginer les réponses à ces questions. Un seul élément ne fait aucun doute : pour oser affronter de telles créatures et prendre de tels risques, Wander est soit fou, soit très amoureux de sa belle (ou serait-ce les deux ?). L'histoire d'amour dont on ne voit qu'un seul personnage est relatée simplement au travers de cette émotion : le courage. Une quête désespérée face à laquelle Wander n'hésite pas à se lancer, par amour... Pour connaître le fin mot de l'histoire, il faut, justement, finir le jeu. Sans dévoiler la superbe fin (ce serait un blasphème), sachez que certains éléments de réponse sont fournis. Y a t-il un lien avec Ico ? Qui sont Dormin et ces colosses ? La magie de la narration de SOTC est de ne pas raconter une histoire complète, mais simplement le dénouement de ce qui apparaît une longue histoire. Comment Wander et sa compagne en sont-ils arrivés là ? Rien n'est dit. Tout est sous-entendu. Au joueur de tirer ses conclusions... Quelles qu'elles soient, la fin de Shadow of the Colossus ne rougit pas face a celle d'Ico et est probablement l'une des plus belles (la plus belle ?) de l'histoire du jeu vidéo.

À conseiller aux amateurs d'Ico ? Oui, et aux autres aussi. Sachez que tout semblables qu'ils soient par leur aspect poétique, leur architecture, leurs décors, ils sont deux jeux extrêmement différents. Là où Ico surprenait par son calme apparent, son silence, son chant mélodieux des oiseaux, Shadow of the Colossus est un jeu EXTRÊMEMENT violent. Je n'ai pas dit gore, mais SOTC est un jeu où la terre tremble sous les coups de créatures surpuissantes. Là où Ico est basé sur la survie, SOTC est basé sur la destruction d'adversaires en série (dont on ne sait rien !). Là où Ico propose la lutte du bien contre le mal, SOTC est de toute évidence très flou dans ce domaine. Là où Ico est une fable onirique, Shadow of the Colossus est une violente poésie d'amour...

Mickmils
(22 mai 2006)
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