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Baer, Ralph
Trop souvent oublié, cet électronicien devenu par hasard inventeur de jeux est à l'origine du concept de jeu vidéo et des consoles de jeux.

Heureusement, durant cette période, Bill Enders, membre de l'équipe de direction de RCA quitte la compagnie pour devenir vice-président du bureau new-yorkais de Magnavox. Il faisait partie des interlocuteurs les plus favorables de Ralph lors des démonstrations et parvient à convaincre les dirigeants de l'entreprise, basée à Fort Wayne, Indiana, d'assister à une démonstration. Ralph, Lou Etlinger et Harrison sont invités chez Magnavox dans l'Indiana. Le manager général du département télévisions, Jerry Martin, est conquis, et décide d'acheter la licence de la Brown Box pour en lancer la production sans plus attendre.

Publicité pour les téléviseurs Magnavox dans les années 70, avec la star du base-ball Hank Aaron.

Six mois seront nécessaires pour parvenir à des accords entre Sanders et Magnavox. Ralph confie son prototype le plus avancé aux ingénieurs de Magnavox, qui vont finalement construire en 1971 ce qui est appelé à devenir l'Odyssey. La console ne comporte pas de microprocesseur (ils sont apparus l'année suivante, chez Intel), ni de mémoire, et il n'y a aucun son dans les jeux. Certaines idées de Ralph Baer seront laissées de côté pour réduire les coûts de fabrication de l'engin, à commencer par l'affichage de fonds coulorés, remplacé par des caches plastiques à poser sur l'écran (procédé très fréquent dans les jeux vidéo des années 70). Le fusil optique, en revanche, sera commercialisé comme accessoire, et le fonctionnement sur piles est maintenu. Le choix entre les jeux, qui se faisait sur la Brown Box au moyen d'un bouton sélecteur, se fait maintenant avec des cartes de programmation que l'on insère dans la console. Elles ne contiennent aucune donnée, seulement des cavaliers qui débloquent le fonctionnement des 12 jeux inclus dans les circuits de l'Odyssey. Après l'achèvement du prototype en octobre 1971, les premières unités sont assemblées à la main, pour être envoyées en test marketing dans les magasins à l'enseigne Magnavox qui jalonnent tout le pays. La réponse est encourageante, et la presse s'intéresse à ce produit mystérieux qui arrive sur un marché vierge de toute concurrence.

La Magnavox Odyssey.

En mars 1972, Magnavox organise des démonstrations de ses nouveaux produits. Ralph est invité à l'une d'entre elles au Bowling Greene Restaurant, situé au milieu de Central Park à New York. La ligne Magnavox, en ce printemps, comprend de nouvelles télévisions, une nouvelle caméra couleur et l'Odyssey. Cette dernière éclipse tous les autres produits.

Comme on l'a vu dans l'historique de l'Odyssey, la console va souffrir de cette association systématique aux télévisions Magnavox dans le marketing du fabricant. Beaucoup de gens croient que le console ne fonctionne qu'avec les téléviseurs de la même marque. On sait aussi que Nolan Bushnell s'est rendu à une autre des démonstrations publiques de l'Odyssey, et que l'un des jeux qu'il a vus ressemble à s'y méprendre au Pong qu'il a crée plus tard avec Alan Alcorn. Magnavox engagera des poursuites contre lui pour ce plagiat, et gagnera, même s'il est indéniable que l'Odyssey a profité du succès de Pong, étant pendant un temps le seul moyen de jouer à un clone de ce jeu sur une télévision à la maison.

Détail des contrôleurs de l'Odyssey. Le bouton "English" sert à donner de l'effet à la balle dans le jeu de tennis. Cela vient de l'expression "to put some english on the ball", qui elle-même provient du Snooker. Cette possibilité augmentait beaucoup l'intérêt des jeux de tennis.
Coffret accessoire Shooting Gallery pour l'Odyssey, dérivé du fusil optique de la Brown Box. C'est la première arme optique pour jeu vidéo commercialisé.

SIMON a dit : invente des jouets, Ralph

La contribution de Ralph Baer à l'Histoire des jeux vidéo ne s'arrête pas là. Début 1972, les contrats entre Magnavox et Sanders sont finalisés. Magnavox à l'exclusivité sur la licence des créations de Ralph, et prend en charge les poursuites contre quiconque lancerait un système comparable sans payer lesdites licences. Ces procédures juridiques seront, 20 années durant, innombrables et à chaque fois Ralph viendra témoigner, faisant gagner systématiquement Magnavox et Sanders (y compris contre Nolan Bushnell). Les indémnités reçues deviendront même une manne financière pour ces entreprises, qui en échange laisseront à Ralph toute liberté de travailler sur les projets qu'il désire.

On pensait que l'Odyssey n'avait jamais été vendue en France (contrairement à l'Odyssey 2 qu'on a bien connue sous le nom de Philips Videopac), jusqu'à ce que cette publicité refasse surface. Il semble qu'ITT ait distribué la console quelques temps, vers 1974-75.

En 1976, Ralph intervient également dans le développement de la console 4 jeux Telstar de Coleco, en résolvant sur la machine un problème d'émissions parasites sur des fréquences réservées. Sa collaboration avec cette entreprise ne s'arrête pas là puisqu'il leur vend en 1978 la licence de son Kid-Vid, un jeu vidéo éducatif pour très jeunes enfants, ainsi qu'une interface permettant de connecter à une console Coleco Vision, ou un ordinateur Coleco Adam, le Selectavision Video Disc, lecteur de disques vidéo fabriqué par RCA, précurseur du CD-I de Philips.

Durant la dernière partie de sa carrière, et bien qu'ayant travaillé chez Sanders Associates jusqu'à sa retraite en 1987, Ralph Baer n'est jamais vraiment sorti du domaine ludique, dans lequel il s'est révélé aussi créatif que dans ses activités radiophoniques et télévisuelles. De nombreuses sociétés ont fait appel à ses services de consultant pour mettre en oeuvre des jeux ou jouets électroniques. Lorsqu'un challenge technique était à relever à des fins de divertissement, Ralph Baer n'était jamais bien loin, discret mais efficace.

A la fin des années 70, il conçoit ainsi, pour le compte de divers fabricants (Laketoy, Coleco, Ideal Toy), des jeux électroniques. L'un d'entre eux a connu une diffusion et un succès mondiaux : SIMON, distribué par Milton Bradley à partir de 1978, où le joueur doit mémoriser et reproduire des séquences de pression sur quatre boutons, de plus en plus longues. L'idée de ce jeu provient de Touch Me, une borne d'arcade d'Atari datant de 1974 qui n'avait pas eu de succès, sans doute parce que ce n'était pas un jeu vidéo. En la découvrant, Ralph Baer avait trouvé son concept excellent, mais son esthétique quelconque et ses bruitages sans musicalité l'avaient convaincu qu'il était possible de faire beaucoup mieux sur le même principe.

La borne Touch Me d'Atari (1974), sa version portable (1978), et le SIMON de MB (1978).

Développé avec l'aide de Howard Morrison (de la firme de jouets Marvin Glass), le SIMON introduit des boutons de couleurs différentes, leur fait émettre des notes formant un accord majeur (Mi, La, Do#, Mi à l'octave), et son design visuel futuriste est un vraie trouvaille. Son fonctionnement est basé sur un microprocesseur TMS 1000 de Texas Instruments, programmé par Charles Kapps, ce qui permet à MB de le présenter comme un ordinateur dans ses publicités. Quant au nom, il provient tout simplement de l'expression Simon Says, équivalent américain de Jacques à dit. Face au succès de ce jeu, Atari ressortira Touch Me sous forme de jeu électronique portable, cette fois avec des boutons de couleurs différentes.

A la même époque que SIMON, Ralph Baer a aussi conçu les moins connus Amaze-A-Tron (Coleco) et Maniac (Ideal Toy) . Dans le premier, le joueur doit retrouver son chemin sur une grille de 5x5 cases. Le jeu lui indique si ses déplacements sont faux ou corrects par des bruitages et deux leds, une rouge et une verte. Il y a plusieurs modes de jeu, dont certains pour deux joueurs. Maniac est une évolution de SIMON, jouable à quatre, qui fait appel à la mémoire et aux réflexes. La partie électronique centrale joue des séquences musicales comportant un nombre aléatoire de notes. Le but est de les compter, puis retenir combien il y en avait. Ensuite sont émis des signaux sonores ou lumineux (selon le mode de jeu choisi). Les joueurs les comptent également, et lorsqu'il y en a eu autant que de notes dans la séquence précédente, chacun essaie de presser son bouton "maniac" en premier. C'est un jeu qui réclame une grande concentration, et son design n'avait pas les bonnes couleurs pour devenir, comme le SIMON, une icône des années 80.

En 1985, Ralph Baer crée pour la firme Kenner le Lasercommand, qui fait partie de la série M.A.S.K (1985-88) comprenant divers jouets et une série animée (jamais diffusée en France). L'ensemble comprend un camion fait de plusieurs parties détachables, et un vaisseau spatial transformable qui émet un petit faisceau lumineux. Lorsque celui-ci est correctement dirigé vers le gyrophare du camion, le véhicule se désassemble morceau par morceau. En 1987, c'est Smart Bear (de Galoob Toys), un petit ours en peluche capable de réagir et répondre aux personnages d'un dessin animé, fourni sur cassette VHS. Dans les années 90, Ralph Baer se spécialisera dans les jouets parlants pour enfants en bas âge de ce type : peluches diverses, outils parlants (Hasbro) et livres interactifs (Western Publishing). Tous utilisent des circuits d'enregistrement, reconnaissance et synthèse vocale mis au point par Ralph Baer, et qu'on retrouvera dans des gadgets de son cru sortis entre 1995 et 1997 : dictaphone sans cassette, aide-mémoire avec capteur de mouvement (pour rappeler quelque chose à l'utilisateur lorsqu'il passe devant), accessoire pour vélo capable de reconnaître certaines questions et y répondre, organiseur personnel, cadre-photo parlant... et même un paillasson parlant nommé Chat Mat, qui salue lorsqu'on le piétine.

Dans les années 80, Ralph a aussi travaillé sur la digitalisation d'images, mettant au point un petit appareil de photo numérique qui sera utilisé pour le jeu d'arcade Journey, de Bally Midway (1983), avec en vedette les membres du groupe de rock du même nom, alors au top de sa popularité. Les visages de Neal Schon (guitariste), Steve Perry (chanteur), Johnathan Cain (claviers), Ross Valory (basse) et Steve Smith (batterie) apparaissent dans le jeu, ce qui est une première. Ralph Baer avait aussi prévu une autre possibilité, finalement abandonnée, dont il parle lui-même dans cet article.

Le combat de Ralph Baer

A partir de 1996, l'Internet permet à des gens du monde entier d'échanger des idées, mais aussi des fichiers. Le phénomène retro-gaming apparaît alors, et on voit fleurir les premiers articles sur l'Histoire des jeux vidéo. C'est à cette époque que Ralph Baer commence à se battre pour que soit reconnu son statut de pionnier : alors qu'en tant qu'électronicien il a reçu des distinctions pendant toute sa carrière et déposé nombre de brevets, les passionnés de jeux vidéo ne le connaissent pas du tout. La plupart sont restés sur l'idée que les jeux vidéo sont nés avec Pong et que leur inventeur est Nolan Bushnell. Ralph le vit comme un vol de propriété intellectuelle. Il recherche activement son nom sur le web, ce qui le conduit, en juillet 2001, à croiser la route de Grospixels dans lequel figure depuis quelques mois la version initiale de cet article (écrite et illustrée d'après les informations qui figurent sur le site de Ralph H. Baer Consultants). Il nous contacte alors par email, pour nous gratifier d'un "keep up the good work", et nous offre un article inédit sur l'épisode Journey (à lire ici).

Le livre de Ralph Baer, et l'édition française de Pix'n'Love

En 2005 il publie un livre, Videogames in the beginning, dans lequel il raconte le développement de la Brown Box et de l'Odyssey. L'ouvrage est rempli de documents parmi lesquels figurent les quatre pages descriptives de septembre 66, preuve indiscutable que Ralph Baer fut le premier à définir le concept de console de jeu, des années avant Nolan Bushnell. Le récit est très détaillé, le ton souvent aigri et vindicatif envers, bien sûr, les gens qui ont usurpé la parenté de l'industrie vidéoludique, mais pas seulement : les journalistes, écrivains et historiens qui n'ont pas rétabli la vérité, n'ont pas aidé Ralph à sortir de l'ombre, en prennent aussi pour leur grade. En 2012, les éditions Pix'n'Love en ont publié une version française (Mémoires du père des jeux vidéo, traduction par William Audureau - lien d'achat). Grospixels en a parlé, à chaud, dans cette news.

Après la parution de cet ouvrage, diverses expositions sur l'origine des jeux vidéo de par le monde ont accordé au travail de Ralph Baer la place qu'il méritait. Des répliques de la Brown Box ont été montrées au public. Entre 2004 et 2006, Ralph, à 82 ans, en a reconstruit chacun des prototypes conçus entre 1966 et 1968, et les a offert au Museum of the Moving Image d'Astoria (état de New York). Tout ces efforts pour être reconnu ont porté leurs fruits, et les récompenses et honneurs ont déferlé. Les deux plus importantes sont la National Medal of Technology, remise en 2005 par le président George W. Bush pour son travail sur le "développement et la commercialisation des jeux vidéo interactifs", et l'entrée au National Inventors Hall of Fame (NIHF) en 2010.

Laurent
(09 décembre 2014)
Sources, remerciements, liens supplémentaires :
- Le site de Ralph Baer Consultants, principale source de cet article (texte et images).
- Pong Story, site de David Winter sur les jeux vidéo les plus anciens, présent sur la toile depuis la fin des années 90, et qui a beaucoup aidé Ralph Baer a se faire connaître. On y trouve notamment un texte de Ralph lui-même, où il défend sa cause.
- Une Interview par vintage Computing de Bill Harrison et Bill Rusch, collaborateurs de Ralph Baer chez Sanders à l'époque de la Brown Box.
- Une Interview de Ralph Baer par Le Figaro (en français).
- Une très longue Interview de Ralph Baer par High Times (en anglais), en 2004, contenant des propos surprenants sur Nolan Bushnell.
- Sans doute la meilleure interview de Ralph Baer, par Gamasutra, datée de 2007.

Quelques vidéos (fonctionnement des liens non garanti) :

- Démonstration filmée de la Brown Box par Ralph Baer et Bill Harrison en 1969.
- Des interviews en vidéo de Ralph Baer par Coin-OP TV (2010), par Matt Barton (2010), et par GameZombie.tv (2008).
- En 2009, Ralph Baer joue contre Steve Wozniak sur une réplique de Brown Box. A noter que les deux personnages sont souvent associés et comparés.
- Ralph Baer ovationné, puis interviewé par des joueurs français au Video Games Live 2009, à Paris.
- Une Publicité télé pour l'Odyssey (1973) :
- Une jolie vidéo de 3mn sur Ralph Baer, où l'on voit son atelier et sa collection d'invention.
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