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Baer, Ralph
Trop souvent oublié, cet électronicien devenu par hasard inventeur de jeux est à l'origine du concept de jeu vidéo et des consoles de jeux.
Par Laurent (09 décembre 2014)

Se définissant lui même comme "l'inventeur des jeux vidéo domestiques", Ralph Baer est l'exemple même du chercheur américain tenace à l'esprit ouvert. C'est dans son esprit que l'idée d'un jeu vidéo a germé pour la première fois au monde, en 1949, même s'il n'a pu la réaliser avant 1968, sous la forme d'un prototype qui marque la genèse des consoles de jeu. Son invention ne sera révélée au grand public qu'en 1972, avec la sortie de la console Magnavox Odyssey, première à lancer des jeux sur cartouche achetés séparément. Voici son histoire.

Les débuts

Né en 1922 en Allemagne, Ralph H. Baer y a grandi avant d'immigrer vers les Etats-Unis via les Pays Bas en 1938, avec ses parents et sa sœur (les origines juives de la famille expliquent ce départ). Il vit alors à New York, où il se forme en auto-didacte à l'électronique. En 1940, il obtient son premier diplôme par correspondance, délivré par le National Radio Institute, de technicien de maintenance en radiophonie. Jusqu'en 1943, il va tenir 3 boutiques de réparation de radios différentes. Ses clients lui apportent des postes de radio, qui fonctionnent alors en FM entre 42 et 48 Mhz, et des téléviseurs, en général de marque RCA.

Un téléviseur RCA TRK-12 datant de 1939.

Puis il fait son service militaire, et va se retrouver obligé de partir pour l'Europe, alors que l'Amérique s'engage dans la deuxième guerre mondiale. Affecté aux renseignements militaires, il est en poste au quartier général d'Eisenhower à Londres, puis en France. Il rentre aux Etats-Unis en 1946 et entre à l'American Television Institute of Technology (ATIT) de Chicago, où il est le premier Américain à obtenir un diplôme d'ingénieur en télévision. En 1949, il entre chez Wappler Inc., une petite entreprise new-yorkaise qui fabrique du matériel électronique médical, en tant qu'ingénieur en chef. Il y conçoit et dirige la fabrication d'outils d'incision chirurgicaux et d'épilateurs.

La télévision est alors un domaine en pleine expansion à New York, avec déjà 5 chaînes qui émettent depuis une antenne construite au sommet de l'Empire State Building. En 1951, Ralph Baer entre donc chez Loral Electronics, un fabricant de téléviseurs et d'appareillages électroniques à usage militaire, basé dans le Bronx. Loral est aujourd'hui une grande compagnie qui s'est spécialisée dans les satellites. Lorsque Ralph passe son entretien d'embauche, la société n'emploie encore que 150 personnes. Peu après son arrivée, l'ingénieur en chef Sam Lackoff le charge, avec Leo Beiser, un autre ingénieur, de se mettre au travail sur un projet de récepteur de télévision, avec des instructions simples : fabriquer le meilleur téléviseur du monde.

Visions idylliques de la télévision dans les années 50.

Les tubes cathodiques sont, à cette époque, de taille limitée. Pour pouvoir fabriquer un téléviseur dont l'écran serait plus grand que ceux produits jusque là, Baer et Beiser vont coupler un tube Philips avec un système d'agrandissement optique Schmidt. Ralph Baer pense alors que pour distinguer radicalement l'appareil de la concurrence, un jeu utilisant un affichage sur l'écran serait une bonne idée, et une grande innovation, mais Lackoff, ainsi que les autres dirigeants de la société rejettent l'idée, trop farfelue. C'est ainsi que Ralph rate l'occasion de réaliser le premier jeu vidéo de l'histoire. Avec Beiser, il va mettre au point le téléviseur de façon conventionnelle, et celui-ci ne sera, pour d'obscures raisons, jamais fabriqué en série. En 1952, après son mariage avec Dena (décédée en 2006), qui lui donnera trois enfants, James, Mark et Nancy, Ralph Baer entre chez Transitron Inc., New York, et déménage en même temps que les locaux de son employeur à Manchester, New Hampshire, en 1955. Il participe à la fabrication à grande échelle de systèmes de test de radars, d'analyseurs de spectre et de transpondeurs (équipement qui permet aux avions d'être identifiés par les radars de seconde génération). Il fabrique aussi des émetteurs-récepteurs HF destinés à être vendus en Inde.

L'ascension

A partir de 1956, Ralph travaille chez Sanders Associates à Nashua, New Hampshire, comme manager de l'équipe de recherche et développement. Sanders produit des équipements divers pour l'armée (c'est aujourd'hui une filiale américaine de BAE Systems). Ralph y fabrique des radars embarqués (pour les avions), ainsi que des scanners que l'armée américaine utilise à Berlin pour intercepter les émissions radio Soviétiques. Pendant les années suivantes, Ralph Baer s'installe chez Sanders et prend du grade. Il finit par diriger 8 départements employant un total de 500 personnes.

Le bâtiment de Sanders Associates à Nashua.

En 1966, il est devenu ingénieur en chef et supervise de multiples chantiers, mais n'a pas oublié son vieux projet : trouver un usage différent pour un téléviseur. Il y a déjà 40 millions de postes de télé vendus aux USA, et il est persuadé que toute application de ces appareils autre que le simple fait de regarder les programmes diffusés sur les ondes hertziennes intéresserait un large public. Ralph réfléchit donc de nouveau à l'idée d'un jeu sur télévision, mais Sanders ne fabrique pas de téléviseurs, ce qui ne le décourage pourtant pas. Alors qu'il se rend à une réunion en bus, il griffonne sur un carnet de notes quelques idées à ce sujet. De retour à son bureau, ce 1er septembre 1966, il pose les bases de son projet sur un document de 4 pages décrivant les différents jeux possibles sur une télévision, comme des jeux d'action, de société, de sports, éducatifs et autres. Il pense alors concevoir un boîtier électronique vendu environ 25$, qui s'ajouterait à n'importe quel téléviseur. Il s'agit tout simplement d'une console de jeu, dont c'est probablement la première apparition dans l'esprit d'un chercheur. Ralph soumet son projet à Bob Solomon, l'un de ses supérieurs dans l'entreprise, lui demandant de le signer pour lui donner une date d'enregistrement officielle. 5 jours plus tard, il commence à mettre en pratique ses théories, et dessine un schéma de l'appareil, qui pour l'instant ne permet que l'affichage sur l'écran d'un point, et le déplacement commandé de ce point sur deux axes au moyen de potentiomètres. Ensuite, il fait en sorte que ce "générateur de points mobiles" puisse envoyer ses signaux à n'importe quel téléviseur par l'entrée RF, sur les canaux 3 et 4, en le faisant également changer la couleur du fond de l'écran. Peu après, avec l'aide de Bob Tremblay, un des techniciens de l'équipe qu'il dirige, il crée avec ce système un petit jeu de poursuite. Deux joueurs dirigent chacun un point sur l'écran, l'un devant essayer d'attraper l'autre.

Alors que ces recherches n'ont rien à voir avec celles pour lesquelles Ralph est employé par Sanders, il va présenter son système au directeur du département R&D de la compagnie, Herbert Campman. Campman se rend au cinquième étage du petit building où Ralph travaille, situé sur Canal Street à Nashua, New Hampshire, essaie le jeu de poursuite et se montre plutôt enthousiaste. Il demande à Ralph de rédiger un mémo en vue d'obtenir des fonds de la direction de Sanders, afin de créer une nouvelle division nommée TV Games Home Equipment. La demande est acceptée, et Ralph se retrouve nanti fin 1966 d'un budget de développement de 2.000$ pour le paiement des employés et de 500$ pour l'achat du matériel. C'est peu, mais suffisant pour que le projet continue.

Début 1967, Ralph demande à Bill Harrison, un autre employé de Sanders, d'acheter un pistolet en plastique dans un magasin de jouets. Celui-ci va être équipé d'une cellule photosensible destinée à être pointée sur un point mobile affiché à l'écran. Le pistolet est au point le 11 février. Il réagit lorsqu'il se trouve dans l'alignement du point lumineux, qui disparaît au moment du tir. Le point est dirigé par un second joueur. De nouveau, on assiste à la première apparition d'un classique des jeux vidéos, le tir à l'arme optique, dont on trouvera des équivalents sur pratiquement tous les systèmes vidéoludiques à venir. Herb Campman arrive pour essayer le pistolet, et parvient difficilement à s'arrêter de jouer. Le budget alloué à Ralph va s'en voir rapidement augmenté. Durant les mois qui suivent, Ralph et Harrison s'efforcent d'améliorer le système pour qu'il permette avec un seul boîtier de jouer à la fois au jeu de poursuite et au tir. En juin 67, ils se sentent prêts à faire une démonstration de leur invention à la direction générale de Sanders Associates.

La console de jeu de Ralph Baer telle qu'elle apparaît en 1967, et le pistolet optique.

Pour faire forte impression et ne pas être victime du trac, Ralph décide d'enregistrer ses explications sur bandes, celles-ci étant prévues, moyennant un petit bricolage, d'être diffusées par le haut-parleur de la télévision servant pour la démonstration, y ajoutant un côté magique. L'idée fera son petit effet. Le projet est à ce point apprécié par le PDG et le vice-président exécutif de Sanders que Ralph est autorisé à continuer ses travaux, sans qu'il soit encore question d'une quelconque commercialisation. En octobre 67, Ralph et Harrison arrivent à la version finale, prête à être vendue, de leur prototype. Harrison prépare une liste des matériels requis pour sa construction et essaie d'évaluer un prix de fabrication, qui sera estimé à 16 dollars.

Bill Harrison et Bill Rush (dans les années 60)

Arrive alors dans l'équipe un certain Bill Rusch, conseillé par Herb Campman à Ralph. Rusch est inventif et débrouillard, et il va suggérer à Ralph plusieurs idées, comme la fabrication d'un fusil optique pour compléter le pistolet, et des tests de détection des points lumineux plus élaborés. Ainsi, le système continue d'être amélioré jusqu'en septembre 1967. A partir de cette période, Ralph et ses complices commencent à imaginer une application du concept dans le cadre de la télévision par câble, ainsi que la possibilité de faire déplacer un troisième point lumineux de façon automatique, pour des jeux de tirs sur cible mouvante ou des jeux de sports comme le tennis, bien sûr, mais aussi le football ou le hockey. A cet effet, des raquettes (qui ont encore le même format carré que la balle) sont spécialement ajoutées aux éléments affichés. Dès novembre 1967, un jeu de tennis est au point, qui est beaucoup plus intéressant que le jeu de poursuite. Le projet reçoit une injection de 8.000$ par Sanders, qui permet à l'équipe de travailler huit mois durant sur ce seul chantier, délaissant les autres activités pour lesquelles ils avaient été initialement engagés. Partant de l'idée que si les points lumineux, les raquettes et les balles doivent rester blancs tout le temps, le fond d'écran doit être d'une couleur différente pour chaque sport, ils créent un prototype fonctionnant sur piles nommé Brown Box, qui se rapproche grandement de ceux ayant abouti en 1972 à la console Odyssey de Magnavox.

La Brown Box.

Naissance d'une industrie

Fin 1967, Ralph Baer, Bill Rusch, Bill Harrison et le reste de l'équipe de développement commencent à se demander si Sanders Associates, malgré l'enthousiasme de sa direction pour le projet, va un jour vraiment lancer le produit dans le commerce (on parle d'une entreprise qui travaille avant tout sur des équipements militaires). Du reste, la direction, tout en continuant à financer le projet, commence à questionner l'équipe sur leur but réel. Ralph imagine alors une nouvelle approche : la télévision par câble connaît des débuts difficiles. Les abonnés sont rares, et les réseaux ne se répandent pas aussi vite dans le pays que ne le voudraient ceux qui ont investi dans cette nouvelle technologie. Peut-être la possibilité de jouer à des jeux amusants via son poste de téléviseur attirerait-elle le public. De plus, la compagnie de câble pourrait faire bénéficier les jeux de fonds d'écran colorés, chose que Ralph et son équipe n'arrivent pas à implémenter dans une version réduite et peu coûteuse de la Brown Box. L'idée de Ralph est, à terme, de faire fonctionner ses jeux sur de réels fonds d'écran photographiques. Le tennis, par exemple, pourrait s'afficher sur la photo en couleur d'un véritable court vu de dessus, transmise par le câble pendant la partie, et sur laquelle les points et les raquettes seraient ajoutés par la Brown Box

Démonstration filmée de la Brown Box, par Ralph Baer et Bill Harrison.

A la fin de l'année 67, Ralph et son équipe vont travailler sur ce nouveau concept, et laisser provisoirement tomber l'idée d'ajouter de nouveaux jeux à leur système. Pendant les phases de développement, ils sont obligés de trouver un système simulant les émissions de la télé par câble. Ils pointent une caméra vers des photos, et envoient le signal dans le boîtier de réception de signal câblé, auquel vient s'ajouter la sortie RF de la Brown Box. Lorsque le système fonctionne, Ralph appèle la TelePrompter Corporation à New York, qui est la plus grande compagnie de télévision par câble du pays avec 60.000 foyers desservis. Le vice-président de TelePrompter, Hubert Schlafly, se montre intéressé et se rend dans le New Hampshire pour assister à une démonstration du système, dont il sort très impressionné, et propose à son PDG, Irving Kahn (le "monsieur câble" de l'époque aux USA), de le rejoindre. Celle-ci a lieu en février 68.

Schéma expliquant les connections entre la console et le boîtier de TV par câble.

Kahn est d'emblée d'accord pour s'associer avec Ralph. Celui-ci va naviguer entre Nashua et New York pour préparer un plan d'action, et des accords entre Sanders et la TelePrompter. Hélas, toute cette débauche d'énergie n'aboutira à rien. L'industrie du câble est trop malade pour qu'un système aussi avant-gardiste, avec les coûts de développement qu'il représente, sans garantie de rentabilité, ne puisse y être introduit. Il faudra attendre une décennie de plus pour qu'un projet similaire aboutisse, cette fois avec la console VCS d'Atari et le Gameline.

Ralph Baer et ses collaborateurs se retrouvent à la case départ, avec l'obligation de trouver une application de leurs idées rentables pour Sanders. Après le départ de Bill Rusch de l'équipe, Ralph et Harrison continuent le travail, améliorant sans cesse le hardware de leur jeu et réduisant le coût potentiel de fabrication. Le nouveau modèle dont ils accouchent est une Brown Box munie de deux contrôleurs à deux mains et d'un fusil optique. Finalement, Ralph est convaincu que seule un fabricant de téléviseurs pourrait réellement être intéressée par le produit. De plus, les composants de la Brown Box sont tous présents dans une télévision. Il entre alors en contact avec Louis Etlinger, directeur des patentes chez Sanders, qui organise des réunions avec les dirigeants de plusieurs fabricants. Les premiers à assister ainsi à une démonstration sont les ingénieurs de la General Electric, courant 68, qui sont suivis par ceux de RCA, Zenith, Sylvania, Magnavox et Warwick (sous-traitant de Sears Roebucks pour la fabrication de TV). Toutes ces compagnies sont, à l'époque, en pleine santé financière dans une industrie qui n'a pas encore été envahie par les marques japonaises. Dans l'ensemble, les démonstrations suscitent des réactions positives. Jouer sur une télévision, voilà un intéressant concept, disent-ils. Cependant, seul RCA se montre partant pour signer des accords de licence sur le produit. Les négociations avec eux vont durer jusqu'au printemps 69, sans succès (RCA finira par lancer une console en 1977, la Studio 2).

La Brown Box de 1968.
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