Actualité de l'émulation [contenu fourni par Emu-France]
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Par Simbabbad (18 octobre 2023)
Il faut se méfier des apparences, et cet adage s'applique parfaitement au cas Snake Pass, projet personnel du studio britannique Sumo Digital plutôt habitué aux jeux à licence, mais qui conçut cette fois son jeu en complète indépendance jusqu'à une sortie fin mars 2017 sur PC et consoles : à première vue, tout semble y référencer l'âge d'or des mascot platformers en 3D, mais en réalité l'action y est bien plus originale et plus audacieuse... Pourtant, quand on survole les captures d'écran et les vidéos dédiées à Snake Pass, difficile de ne pas penser à Rare en général et à Banjo-Kazooie en particulier, tous les codes sont là : le héros Noodle qui est un serpent bariolé avec de grands yeux et une expressivité "cartoon", son petit comparse le colibri Doodle qui commente l'action et assiste Noodle en soulevant sa queue, le style graphique coloré et exotique, les grands environnements que l'on est libre d'explorer comme ça nous chante, les multiples objets à collecter (il y a ici vingt "feux follets", cinq "pièces du gardien" et trois "pierres-clefs" par niveau, seules ces dernières sont vraiment nécessaires), l'alibi naïf (un mystérieux antagoniste ailé éparpille les pierres-clefs et met ainsi en danger les îles suspendues où vit notre duo), et même une bande originale signée David Wise, le compositeur attitré des Donkey Kong Country ! On comprend qu'à sa sortie, Snake Pass ait souvent été mis dans le même sac que Yooka-Laylee, mais ils n'ont aucun rapport sur leur fond ludique – ce qui a hélas causé certains malentendus... La formule des mascot platformers de la fin des années 1990 et du début des années 2000 est connue : en plus des points déjà évoqués, elle est caractérisée par une action nerveuse, de nombreux ennemis plus ou moins excentriques, des personnages qui nous confient des quêtes, des combats de boss, une action et des environnements très variés avec parfois même des mini-jeux, et un gameplay qui se renouvelle constamment avec une palette de mouvements s'étoffant petit à petit. Or, rien de tout cela ne se retrouve dans Snake Pass : son action est lente et méthodique, ses décors n'hébergent ni ennemi ni aucun autre personnage, ses quatre mondes (composés chacun de quatre îles sauf le dernier monde qui n'en a que trois) sont visuellement très proches et leurs mécaniques se compliquent plus qu'elles ne se renouvellent, et les capacités de Noodle restent les mêmes tout le long du jeu. En fait, malgré son importante dimension d'exploration, on pourrait dire que Snake Pass est bien plus proche de Super Monkey Ball que de Super Mario 64, et c'est précisément ce qui en fait un jeu aussi intéressant... La clef de Snake Pass réside dans son protagoniste principal : tout le concept est de diriger Noodle comme un véritable serpent. Pour y arriver, il faut accepter et domestiquer la maniabilité et les contrôles proposés par les auteurs du jeu, comprendre comment ils permettent d'émuler le mode de déplacement d'un serpent, et petit à petit se glisser dans la peau écailleuse du héros :
Ces cinq mécaniques de base sont les seules exploitées au cours du jeu, seuls l'usage et le contexte évoluent avec les niveaux. Dans les faits, le gameplay est un mélange de jeu de plateformes axé autour de la physique, comme Super Monkey Ball tournait autour de la gravité et de l'inertie, et de jeu d'escalade, qui est un genre à ma connaissance à peu près inexistant dans le jeu vidéo. C'est d'ailleurs un attrait majeur de Snake Pass : même au sein des jeux de plateformes où l'on est sans cesse confronté à des gouffres, peu confèrent la même peur du vide jusqu'au vertige, la même conscience de devoir lutter contre son poids en assurant soigneusement chaque point d'appui, à choisir minutieusement où et quand il convient de lâcher prise pour progresser, privilégiant l'anticipation et la méthode pour ne pas céder à la panique mais demeurant toujours alerte, capable d'adresse si nécessaire pour parfois littéralement se rattraper aux branches pendant une chute. La gravité a rarement semblé aussi concrète dans un jeu vidéo. En pratique, grimper s'effectue souvent ainsi : on s'élance pour attraper sa première prise, on y enroule immédiatement sa tête tout en avançant (avec, donc, le corps qui suit la tête), on se contracte pour rester en place le temps de planifier le mouvement suivant, on alterne alors avancées et contractions afin d'obtenir le mou nécessaire, on pose la tête sur un nouvel appui, on s'y enroule, etc. Naturellement, cette démarche prudente n'est pas toujours possible : certaines prises sont très éloignées ou mobiles, et il faut alors prendre plus de risques au fur et à mesure que le jeu, au fil des niveaux, multiplie les tourniquets et autres zones de bourrasques, sans parler bien sûr du mode contre la montre qui invite à bouleverser ses habitudes et à prendre des raccourcis parfois baroques. Quoi qu'il en soit, il ne faut pas s'inquiéter si tout cela paraît extraordinairement difficile au début du jeu : moi-même, mes premières minutes ont été catastrophiques, avec des glissades constantes au bas des divers échafaudages et des erreurs d'orientation quand il fallait s'enrouler autour d'un obstacle. Mais très vite, on prend ses marques et la "voie du serpent" devient notre seconde nature. Pour le reste, en dehors de ses fondamentaux ludiques, l'action de Snake Pass repose beaucoup sur l'exploration, ce qui pour le coup justifie ses allures de mascot platformer et le distingue nettement de Super Monkey Ball. Les îles de Snake Pass sont en effet de véritables petits mondes ouverts, en dehors de la quinzième et toute dernière île qui suit un chemin linéaire et illustre la règle du level design en étant son exception : si le joueur voulant s'en tenir à une avenue principale menant aux pierres-clefs ne se perdra jamais ici grâce à une structure générale très lisible (d'autant que les pierres-clefs se voient de très loin), le joueur préférant ignorer les chemins battus, flâner ici ou là, jeter des coups d'œil soupçonneux derrière les murs et les talus, inspecter chaque falaise et chaque crevasse, contempler les zones surplombantes en se demandant comment s'y rendre, plonger au fond des points d'eau pour en visiter toutes les anfractuosités, et s'arrêter devant la moindre structure d'escalade pour y grimper compulsivement comme un gamin lâché dans une aire de jeu – ce joueur-là se sentira dans les îles sacrées de Haven Tor comme un poisson dans l'eau. Bref, Snake Pass maîtrise parfaitement l'art de jouer avec la curiosité du joueur, lui proposant un chemin clair mais l'incitant à s'en éloigner grâce à une myriade de distractions toutes plus tentantes les unes que les autres. Sur ce point, les objets à collecter sont exploités de façon exemplaire, avec des feux follets bleutés récompensant les petites prises de risques et l'exploration ordinaire, et des pièces du gardien bien plus retorses, très bien dissimulées ou dont la collecte se révélera périlleuse : chacun des éléments est associé à un défi stimulant, leur répartition et leur nombre sont idéalement réglés, et les ramasser n'est jamais laborieux. Fouiller les coins et les recoins de Snake Pass est d'autant plus agréable que le jeu est visuellement somptueux, jusqu'à évoquer par moments un film d'animation plutôt qu'un jeu vidéo, avec un parfait équilibre entre le réalisme et la stylisation "cartoon". Tout spécialement, les expressions de Noodle sont très réussies, grimaçant, souriant, criant, dormant ou suivant Doodle des yeux selon les circonstances. En fait, le jeu est si beau qu'il est un des rares où je me suis amusé à prendre des captures d'écran en cours de partie, comme un randonneur qui s'arrête soudain pour immortaliser un paysage singulièrement saisissant – vous pouvez d'ailleurs voir dans cet article un échantillon de celles-ci. Après, on pourra toujours trouver des défauts à Snake Pass : l'action y reste similaire du début à la fin ; il n'aura pas grand intérêt si on n'adhère pas à son concept ou à sa maniabilité ; comme on l'a déjà dit, ses différents mondes se ressemblent esthétiquement beaucoup et les niveaux au sein d'un même monde sont graphiquement interchangeables ; les checkpoints peuvent sembler trop espacés lors de certains passages difficiles ; il peut être frustrant de chercher les tout derniers objets à collecter dans un niveau ; si on veut tout ramasser, les parties peuvent être très longues et on ne peut pas quitter en sauvegardant à partir d'un checkpoint ; le jeu dans son ensemble peut éventuellement paraître trop court... Pour ma part, il me semble cependant que ces "défauts" ne sont que des conséquences directes de la pureté ludique du jeu, que je considère elle-même comme une très grande qualité, ou alors il s'agit là de contrariétés mineures pouvant être facilement évitées : on peut toujours revenir en arrière pour revalider un checkpoint déjà croisé et ainsi sauvegarder les éléments collectés ; si un objet reste désespérément introuvable, on peut au pire battre le jeu une première fois et débloquer une "vision du serpent" qui aidera à dénicher les éléments récalcitrants en les affichant en surbrillance à travers les murs ; et enfin, autant tout collecter dans un niveau peut être long, autant simplement ramasser les trois pierres-clefs puis rejoindre la sortie peut se faire littéralement en moins de dix minutes (c'est précisément l'objet du mode contre la montre), on peut donc sans problème et sans trop de redite réaliser sa collecte complète en plusieurs parties courtes plutôt qu'en une seule partie (trop) longue. Quant à la durée de vie de Snake Pass, j'ai personnellement mis une vingtaine d'heures pour parcourir tous ses niveaux et tout y ramasser, remporter tous ses succès, battre tous les temps suggérés dans le mode contre la montre, puis gagner des places parmi les meilleurs temps en ligne – c'est très honorable. Au-delà des éventuelles contrariétés pratiques ressenties par les joueurs ou les journalistes, Snake Pass a aussi sans doute pâti d'une forme qui ne rejoint pas totalement son fond... Sur ce plan, il est intéressant de savoir qu'à l'origine, il était prévu que le jeu adopte des graphismes réalistes, avec même des ennemis à tuer par suffocation ! Comme le relate Seb Liese, créateur originel du jeu, les démos construites autour de ce modèle ont cependant repoussé voire effrayé les joueurs, et la décision a donc été prise de plutôt copier l'esthétique des jeux de Rare ; mais cette identité a aussi créé des attentes auxquelles Snake Pass ne cherchait pas particulièrement à répondre. Il est intéressant d'imaginer ce que le jeu serait devenu sans ce choix, dans une ligne plus proche de celle de Deadly Creatures qui nous proposait de jouer une mygale et un scorpion en 2009 sur Wii. Que l'on adhère ou non à sa proposition, Snake Pass est exceptionnel car ce n'est pas seulement un excellent jeu, c'est d'abord une démonstration d'audace, essayer quelque chose d'unique sans pour autant restreindre l'ambition de sa présentation, dans une remarquable prise de risque financière. Son concept original est pleinement assumé et maîtrisé, tant dans ses contrôles, au départ déroutants mais bigrement bien pensés et devenant assez rapidement naturels et intuitifs, que dans le défi proposé, qu'il s'agisse d'exploration, de collecte d'objets à la manière d'un mascot platformer, ou du mode contre la montre qui rappelle les sensations électriques de Super Monkey Ball. Bravo aux Anglais de Sumo Digital pour leurs envies d'indépendance ! Simbabbad (18 octobre 2023) Sources, remerciements, liens supplémentaires : Cet article a été publié initialement sur le blog de Simbabbad, à cette adresse. Envie de réagir ? Cliquez ici pour accéder au forum |