Il est bien connu, je crois, qu'Earthbound (Mother 2 au Japon) a eu une influence considérable sur le genre du jeu de rôle moderne. Il suffit de penser, ne serait-ce, qu'au succès de jeux indépendants comme Undertale, Night in the Wood ou Yume Nikki ; il y a de lui dans Animal Crossing et dans Pokémon ; et même les créateurs du surprenant South Park: The Stick of Truth le citent, à côté de Paper Mario, parmi leur inspiration première. La façon dont le jeu se moque, effectivement, des tropes de son genre, mais aussi son humour froid et sophistiqué, la profondeur de son gameplay, son cœur et sa sincérité, contribuèrent à en faire un jeu culte, dont la réputation n'est nullement usurpée. Mother 3, également, est un jeu important dans l'histoire moderne du jeu vidéo. En poursuivant largement les fulgurances de son prédécesseur, il propose sans doute l'une des intrigues les plus poignantes jamais vues dans le média et son histoire éditoriale particulière, de l'annulation de la version originale sur 64DD à sa version anglaise amatrice existant dans une sorte de « zone légale grise », en fait là-encore une pierre touche du J-RPG qu'on ne peut qu'encourager à découvrir.
Moins discuté cependant, mais sans doute tout aussi important, le tout premier épisode de cette trilogie, Mother, sorti en 1989 sur Famicom au Japon et disponible officiellement depuis 2015 sur la console virtuelle de la WiiU sous le nom « Earthbound Beginnings », mérite qu'on s'y arrête. Il réunit déjà, quelque part, les qualités de ses successeurs : nombre de ses idées seront reprises et développées dans Earthbound, et son histoire éditoriale est même fascinante. Le jeu, effectivement, était initialement prévu pour une sortie américaine au début des années 1990 et avait même été intégralement traduit par Phil Sandhop, un traducteur qui avait déjà officié sur la version anglaise du tout premier Final Fantasy. Le titre, localisé déjà sous le nom d'« Earth Bound », était quasiment prêt. Cependant, l'équipe marketing de Nintendo of America considérait le jeu difficile à vendre en occident et, de plus, l'arrivée prochaine de la Super Nintendo invitait à délaisser la NES au profit de la nouvelle génération.
Lorsque, cependant, à la fin des années 1990, les hackers proposèrent une traduction anglaise amatrice du jeu original, on retrouva « par hasard » une cartouche NES prototype contenant la traduction officielle de Sandhop ! Cette version bootleg circula assez bien en ligne sous le nom Earthbound Zero et, pendant longtemps, son origine fut débattue. En 2014, une interview de Phil Sandhop, menée par le site Starmen.net (lien Youtube), permit de mieux comprendre ce qui s'était alors passé. Cette version (quasi) officielle est à présent entièrement disponible sur WiiU et sur Switch, avec de nombreux ajouts de gameplay qui en font une petite curiosité historique plaisante à redécouvrir, malgré ses défauts. Alors, pour compléter, sur GrosPixels, cette trilogie incontournable, parlons un peu d'Earthbound Beginnings...
In the early 1900's...
L'univers d'Earthbound Beginnings (EB à présent) prend à contre-pied les univers fantastiques que le J-RPG fréquentait depuis Dragon Quest et ancre son identité dans des États-Unis contemporains fantasmés. Shigesato Itoi, une figure très connue au Japon pour ses travaux multiples dans le domaine musical, pour la publicité ou le cinéma, apprécie effectivement énormément la culture étasunienne et a voulu injecter ses obsessions dans ce qui était, alors, une nouvelle aventure pour lui. C'est l'amitié qui le liait à Shigeru Miyamoto qui lui permit d'entrer dans le milieu du jeu vidéo, tandis qu'en interne, chez Nintendo, on craignait une catastrophe. Le développement a été, semble-t-il, particulièrement long et complexe. Itoi avait peu d'expérience, et diverses difficultés empêchèrent l'équipe de tester à fond certaines parties du jeu... ce qui aura des conséquences sur sa réception. Malgré ces craintes et ces heurts, le succès fut là : le jeu fut le sixième mieux vendu de la console en 1989 et les critiques furent plutôt positives, du moins suffisamment encourageantes pour prouver qu'Itoi avait des choses à dire, et que ses idées méritaient qu'on s'y attarde.
L'introduction de l'épisode est racontée par un texte sobre, écrit en blanc sur fond noir. Au début des années 1900, une ombre recouvrit un petit village de la campagne étasunienne où vivait un jeune couple, George et Maria, qui disparut suite à cet événement bizarre. Deux ans plus tard, George revint chez lui, sans dire à quiconque ce qui s'était passé : il s'enferma, et commença d'étranges travaux, que personne ne comprenait vraiment. Quant à Maria, personne ne la revit... Notre histoire prend place quelque 80 ans après ces événements. Dans une petite maison de banlieue vit un jeune garçon, Ninten, sa mère, ses deux sœurs et son chien. Son père est parti en voyage d'affaires, mais il pense souvent à appeler. Un matin, un tintamarre infernal réveille la maisonnée : un bruit affreux perce les oreilles, et tous les murs tremblent. Tandis que Ninten sort du lit pour s'enquérir de sa famille, sa lampe de chevet, devenue vivante, l'attaque au moment où il s'apprête à quitter sa chambre...
Même aujourd'hui, il y a un charme et un esprit particuliers à EB que ni ses suites directes, ni ses thuriféraires, n'ont totalement réussi à faire disparaître. C'est, de loin, ce qu'on retiendra le plus du jeu, ce mélange déroutant, et souvent malaisant, du quotidien le plus terre-à-terre avec une sorte d'horreur d'outre-monde, d'Umheimlich ou d'inquiétante étrangeté. C'est un sentiment qui parcourt toute la série des Mother certes ; mais dès le second épisode, les références au réel se colorent d'une fantaisie plus marquée, le décalage est plus fort. Là, les choses sont moins lointaines. Que ce soient les villes avec leurs maisons de banlieue et leurs immeubles d'affaires, les grands magasins et les hôpitaux, les usines grises et froides ou, encore, les gares et les cimetières, on ne sort pas vraiment du train-train. La rupture est alors plus violente quand on doit affronter un chien errant devenu inexplicablement violent, un tigre échappé d'un zoo ou un simple fermier.
Bien évidemment, la magie et le fantasque ne sont pas totalement absents de ce monde, mais ils sont encore, ici, comme concentrés exclusivement dans des moments-clés de l'aventure : un robot géant qui nous attaque dans des ruines désertiques, un monde de nuages roses appelé « Magicant » ou, encore, les pouvoirs extra-sensoriels de Ninten. Celui-ci, dès le début de l'aventure, est effectivement un télépathe, capable de lire dans les pensées de certaines personnes ; et avec le temps, il aura accès à toute une gamme de sorts divers, des pouvoirs de soin ou des protections. Il en aura bien besoin, comme ce monde plutôt normal semble partir en cacahuètes ! Des personnes disparaissent ci et là, les animaux deviennent agressifs, les morts reviennent à la vie. Où qu'on aille, des problèmes nombreux inquiètent habitantes et habitants et les pouvoirs publics semblent désarmés... Il est temps d'agir.
La quête sans (presqu')aucun dragon
Par bien des aspects, EB peut être vu comme une alternative, plutôt qu'une parodie, de Dragon Quest et notamment des second et troisième épisodes dont il reprend la plastique générale. Cela est particulièrement clair dans les séquences de combat, sur fond noir avec des textes encadrés blancs, où l'on ne voit que les ennemis devant nous. De ce point de vue-là, on sera donc en terrain connu : il n'y a vraiment rien, ici, qui sorte des sentiers battus entre les points de vie ou de magie, l'expérience à acquérir, les tours d'action des personnages déterminés par leur vitesse, etc. L'exploration de l'univers, également, semble s'inspirer de ces deux épisodes. Déjà, par la nécessité de trouver des compagnons : au début de l'aventure, outre Ninten, on nous demande d'éventuellement nommer trois autres personnes, une jeune fille nommée Ana et deux garçons, Loid (ou Lloyd) et Teddy. On s'en doute, il faudra les retrouver pour pouvoir espérer finir la partie. Ensuite, on comprendra rapidement qu'il nous faut trouver non pas des orbes comme dans Dragon Quest III, mais huit morceaux d'une curieuse mélodie. Tôt dans l'aventure effectivement, dans ce royaume de Magicant que j'évoquais à l'instant, une reine mystérieuse, Maria, nous enjoint à l'aider à se rappeler d'une chanson, qu'elle a oubliée. Comme il s'agit du seul véritable objectif qu'on nous offre, mettons-nous alors en quête.
Ce qui est cependant déroutant, y compris au regard des plus anciens Dragon Quest, c'est que le jeu peine à articuler ces différents objectifs ensemble. Sans pour autant nous laisser totalement dans l'obscurité puisqu'il suffit, comme souvent, de parler à tout le monde dans la nouvelle ville visitée pour savoir quel doit être notre prochain objectif, il y a un genre de flou artistique qui peut perturber. La quête des mélodies, ainsi, est présentée et résolue d'une façon plutôt abrupte, de même que l'origine de tous les problèmes qu'on rencontrera. D'autres zones ont été vraisemblablement « coupées au montage » : ainsi, on n'a même pas besoin de visiter la ville de Reindeer en-dehors de sa gare, où une femme nous confie un chapeau à remettre à Ana pour la convaincre de nous rejoindre, et la maison hantée ne sera jamais vidée de ses fantômes, comme il suffit juste de trouver un piano pour obtenir un bout de la fameuse mélodie et partir illico après. Il y a ainsi bizarrement beaucoup de vide, dans EB. Les environnements sont immenses, avec des plaines, des forêts, des couloirs à n'en plus finir, et ne dissimulent rien, ni secrets, ni personnages rigolos, ni révélations. Alors certes, l'univers peut ainsi se parcourir de bout en bout sans réelles coupures, si ce n'est une caverne ou un tunnel ci et là, mais c'est tout de même sacrément ennuyeux. Heureusement, Phil Sandhop a réussi à intégrer dans cette version anglaise un bouton de course (en réalité, une relique du développement qui accélère notablement tout le jeu) mais même avec ça, il est parfois long d'explorer les différentes zones... et c'est d'autant plus pénible que la fréquence des rencontres aléatoires est détestablement haute, et que les ennemis apparaissent souvent à chacun de nos pas.
Il faudra ainsi parfois se faire souffrance pour avancer et même si on a souvent une vague idée de ce qu'il faut faire, la consultation d'un guide ou d'une solution ne sera pas du luxe, surtout que certaines des mélodies que l'on doit récupérer sont plutôt bien cachées. Le jeu n'ignore pas tout à fait ces problèmes, et n'hésite pas à placer sur la route des indications plus explicites, voire des soigneurs qui vous requinquent entièrement, et gratuitement, avant un moment délicat. Cela n'est ainsi pas sans rappeler la fameuse « Caverne de Rhone » de Dragon Quest II, de sinistre mémoire, et c'est surtout un aveu d'échec particulièrement maladroit. Le dernier tiers de l'aventure notamment, les marécages avant la ville de Ellay (un jeu de mots, je l'ai compris très tard, sur le nom de Los Angeles, « L.A. » prononcé à l'anglaise, évidemment) et surtout le mont Itoi, est connu pour son pic de difficulté. Shigesato Itoi s'est lui-même publiquement excusé de la montagne à laquelle il a donné son nom : tout simplement, son équipe n'a pas eu le temps de tester la zone ! On se retrouve alors avec des ennemis détestablement puissants, qui peuvent vous détruire en un tour de jeu et qui ne donnent que peu d'expérience. Comme, de plus, le dernier point de sauvegarde est situé tout en bas de la montagne, inutile de dire que c'est une des séquences les plus rageantes de l'aventure, heureusement adoucies par les conforts de l'émulation moderne, les sauvegardes d'état et le replay dont on abusera sans scrupules...
Tout comme un Dragon Quest, il convient dès lors de grinder de l'expérience dès que possible dans l'aventure. Il faudra le faire, quoi qu'il advienne, dès qu'on sort de chez nous au tout début du jeu, car le moindre corbeau nous expédiera ad patres en éternuant ; mais on gagne à prendre son temps et à progresser d'un rythme de sénateur. Surtout, dès qu'on récupère un ou une alliée, et à l'exception de Teddy, le personnage sera au niveau « 1 » : il faut absolument revenir en arrière et le faire progresser, sans ça, il sera toujours inutile. À d'autres moments, quand Teddy nous rejoint justement, ou quand EVE, un gentil robot, nous accompagne, il faut en profiter pour défourailler du monstre à la chaîne comme ils sont surpuissants au regard de Ninten, d'Ana ou de Loid. Que je ne noircisse cependant pas inconsidérément le tableau. Même si ces problèmes d'équilibrage et de pics de difficulté sont réels, et même s'ils avaient déjà été repérés à l'époque par les critiques japonaises, ils s'adoucissent en vérité en considérant chaque rencontre aléatoire comme un combat de boss, qui sont en vérité peu nombreux dans le jeu : il faut lancer des boucliers, chercher à endormir les ennemis... et si tout semble perdu, Ninten apprend assez tôt un « glissement de la quatrième dimension » qui lui permet toujours de s'enfuir et on finira même par avoir accès à un sort certes onéreux, mais qui tue immédiatement l'ennemi. Pour ainsi dire, on considérera ça comme des tares d'une ancienne époque du jeu vidéo, comme ces menus d'inventaire trop petits qui obligent à constamment vider nos poches ou échanger les objets entre les personnages. Ça peut agacer : mais si on est au courant, on finit par passer outre.
Interdit de pleurer avant la fin !
On finit par passer outre car EB dégage une impression unique, et a un caractère bien à lui qui nous happe sans même qu'on s'en rende compte. Bien entendu, il y a ce décor contemporain, encore très atypique même aujourd'hui, dont j'ai déjà parlé. Ensuite, la localisation anglaise est d'une excellente facture, remplie de bons mots et de belles choses, et on prend grand plaisir à la lire. Enfin, il y a plein de détails truculents qui enrichissent considérablement la partie. Ça tient à peu de choses, finalement. Mais ce maire cynique et ne s'intéressant qu'à sa réelection ; cet individu parfaitement déprimé, qui vous demande de l'oublier sitôt que vous lui avez parlé ; ce gamin qui éternue, et vous passe son rhume ou cette voiture que l'on affronte, et dont le gaz d'échappement déclenche une crise d'asthme chez Ninten... Tout cela contribue à rendre cet univers extraordinairement vivant et cohérent, même si ce ne sont que de petites touches.
C'est d'ailleurs là, à mon sens, qu'EB tire le mieux son épingle du jeu, davantage même que pour son grand arc narratif des huit mélodies, qui est racontée plutôt maladroitement et qui apparaît, se développe et se résout en trente minutes chrono, à la fin de l'aventure. De même, cette scène bizarre où Ana avoue être amoureuse de Ninten, suivie d'une danse romantique, est franchement étrange, voire incompréhensible : on aurait pu la supprimer sans changer grand chose à la partie. En revanche, tous ces détails qui construisent l'univers, ces personnages hauts en couleur et ces répliques, tout cela fait mouche. C'est un monde qui se remplit de l'intérieur, et qui s'intéresse davantage au petit et à l'insignifiant qu'aux grandes histoires. Alors, tout cela est infiniment maladroit, et Earthbound d'une part, Mother 3 de l'autre, réussiront bien mieux et à développer l'intime, et à construire sur le temps long une grande narration, mais en 1989, aucun autre J-RPG, ni Dragon Quest III, ni Final Fantasy, ne s'était vraiment aventuré sur ces territoires ; et Shin Megami Tensei n'arrivera qu'en 1992...
Ce qui est alors certain, c'est qu'on ressort d'EB davantage intrigué qu'autre chose, et que même ses scories les plus fortes s'oublient vite. Même si l'équilibrage est aux fraises, même si les environnements sont souvent grands et vides pour le plaisir de l'être, même s'il y a des maladresses narratives à n'en plus finir, il y a surtout une âme dans ce jeu, il y a du cœur et de bons sentiments, une cruelle envie de bien faire les choses et ça, même plus de trente ans après, on le ressent absolument. Alors oui, le jeu a pas mal de défauts, tous n'étant pas, d'ailleurs, des reliques de son époque. Alors oui, il est sans doute le brouillon ou la version non-aboutie d'Earthbound qui, par bien des aspects, est un genre de remake extraordinaire de tout ce qu'EB n'a pas réussi à faire. Mais malgré tout, il est pertinent de s'y essayer, ne serait-ce qu'une fois : il a sa propre grandeur, qui n'a rien perdu de son charme, ni de sa beauté.