Il y a deux types de héros, ceux qui en sont, et ceux qui n'en sont pas. Et c'est d'autant plus valable dans les jeux vidéo.
Non, ce n'est pas un paradoxe. On le sait bien, c'est valable dans tout art narratif, qu'il s'agisse du cinéma, du roman, ou du jeu vidéo. L'anti-héros est attachant. D'abord parce qu'il nous rappelle notre propre nature (regardez le marine de Doom, Duke Nukem, Gordon Freeman, et ensuite regardez-VOUS), ensuite parce qu'il est justement en complet décalage avec le reste du monde du jeu vidéo... Comment faire d'un incapable un sauveur de monde ?
Le problème peut être résolu facilement : en donnant à un loser des préoccupations de loser. Ainsi est né Larry Laffer.
Leisure Suit Larry in the land of Lounge Lizards
(1987) PC, Mac, Atari ST, Amiga
En 1986, Al Lowe de Sierra, avec la collaboration de Ken et Roberta Williams apporte les dernières touches à King's Quest III, jeu utilisant le système SCI développé en interne. Un systeme fort pratique ma foi compte tenu de l'époque, puisqu'il a marqué la naissance du jeu d'aventure « semi-graphique » à savoir, on déplaçait un personnage sur un écran en EGA 16 couleurs (et son équivalent Apple ][, ST et Amiga) à l'aide du clavier mais on interagissait avec l'environnement non pas à l'aide d'icônes, mais en entrant manuellement toutes les commandes au clavier. [NDLR : techniquement parlant, le jeu d'aventure mi-texte, mi-graphisme existe depuis bien plus longtemps que ça, notamment avec Mystery House qui, dès le début des années 80, initia la transition vers des jeux d'aventure de plus en plus graphiques. Mais là où King's Quest va vraiment innover, c'est dans le fait que pour la première fois dans un jeu d'aventure on abandonne une vue qui se voulait subjective au profit d'une présence « vivante », à l'écran, du personnage que l'on incarne. Ainsi, si avant King's Quest les graphismes servaient tantôt à illustrer un écran textuel tout triste, tantôt à économiser des paragraphes de description de chaque lieu, le fait que le héros puisse dorénavant se déplacer à travers les différents décors ajoute une vraie dimension immersive au jeu. Les possibilités d'interactions visuelles entre les différents éléments graphiques ne feront que se perfectionner au fil des jeux et des années.]. King's Quest c'est mignon, c'est bon enfant, ça plait aux petits et aux grands, mais il faut bien le dire : c'est un peu cucul.
Ken Williams, le patron de Sierra Online souhaiterait que le marché du jeu vidéo se compose d'un peu plus de jeux adultes. Il se souvient alors d'un ancien jeu de sa compagnie lorsqu'elle s'appelait encore Online Systems, nommé Softporn Adventure ; une aventure textuelle érotique où un personnage fou furieux cherchait à tout prix à perdre sa virginité, comme tout vierge digne de ce nom. Il demande alors a Al Lowe de faire un remake de ce jeu sextuel (jeu de mot pourri inside) en utilisant le systeme SCI. Grande première, il sera beta-testé via une annonce sur Compuserve, l'un des pionniers de l'Internet commercial).
Leisure Suit Larry sera donc un remake quasi complet de Softporn, mais Al Lowe va y apporter sa touche et faire naître une légende. Le personnage devient Larry Laffer : petit, une coupe de cheveux à la Zidane, coincé dans les années 70 et toujours vétu de blanc, et un véritable boulet avec les femmes. Ce personnage de loser pathétique auquel on finit par s'attacher va donner toute sa saveur à la série. Pourtant, pour ce premier épisode, Larry ne parle pas ou peu (on serait tenté de dire que c'est le moteur du jeu qui veut ça, tant celui ci reste fortement inspiré des jeux textuels classiques).
L'un des éléments de la patte d'Al Lowe qui fera tout le charme de la série est déjà là, la définissant à lui tout seule. Leisure Suit Larry n'est pas un jeu pornographique, mais tout juste très légèrement érotique. À aucun moment le jeu ne tombe dans la grivoiserie, dans la vulgarité, même si les situations cocasses fusent et que les sous-entendus sont nombreux. Exemple de ces scènes : en achetant un préservatif, le héros se voit demandé une quantité affolante de détails (parfum, taille, etc.). L'achat fait, les clients du magasin qui écoutaient votre conversation vous traitent de pervers ! Humour également, le jeu ironise sur les commandes que peut entrer le joueur (essayez de taper des grossièretés et vous verrez les réactions...). Techniquement, le jeu est relativement grand pour son époque (beaucoup de lieux, de textes, d'actions possibles, d'animations...).
Même s'il n'est pas explicitement vulgaire, Leisure Suite Larry se veut reservé aux adultes. Il débute alors par un quiz de... culture générale (plus général que culturel, en fait) bourré de questions stupides, du type : « Quelle est la phrase de drague la plus efficace ? « ou encore « Mon patron est : A. Un idiot. B. Un idiot total. C. Un idiot absolu et total. D. Responsable de mon salaire. » Aucune nudité n'est présente dans cet épisode tournant autour de cinq filles (dont une gonflable), où le héros arrivera en une nuit à se marier, à perdre sa virginité et à trouver l'amour (pas nécessairement dans cet ordre-là, et pas nécessairement avec la même fille).
Notons que comme dans la plupart des jeux Sierra, on peut mourir dans LSL, où effectuer quelques actions qui empêchent définitivement de terminer l'aventure, une façon comme une autre d'augmenter la longévité d'un jeu. C'est d'ailleurs sur cette opposition que se fera une bonne partie de la différence Sierra/LucasArts (qui se fendra même d'une page dans chaque manuel expliquant pourquoi le héros ne meurt pas, véritable plaidoyer Anti-Sierra déguisé en auto-promo).
Au final, Leisure Suit Larry ne connaitra pas des ventes fulgurantes (4000 exemplaires en un mois), mais il se vendra longtemps... et finira par devenir un succès commercial acclamé par les critiques. Un remake (un remake d'un remake ?) en VGA sortira en 1991, qui utilisera le fameux moteur point'n clic à base d'icônes qui a fait toute la popularité de Sierra.
Leisure Suit Larry Goes Looking For Love (In Several Wrong Places)
(1988) PC, Mac, Atari ST, Amiga
Le sexe aux États-Unis, on le sait, fait parfois aussi bonne impression qu'un sein de Janet Jackson. LSL a suscité, disons, des remous avec un projet de loi déposé pour interdire le contenu adulte dans les jeux et le refus de certains magasins de le vendre. Le résultat est que sa suite fut allégée : pas de prostituées, pas de maquereaux et, surtout, pas de préservatifs.
Comme à chaque épisode, Leisure Suit Larry se retrouve seul et largué par sa dernière amie de passage et doit repartir trouver l'amour, mais cette fois-ci, attention, il sera poursuivi dans sa quête par un savant fou et de terribles communistes affreux (la Guerre Froide n'est pas tout à fait finie à l'époque de cet épisode). Le jeu est un peu plus linéaire que le précédent, car divisé en cinq sections rendant impossibles le retour en arrière. Donc, vous avez intérêt à avoir tous les objets nécessaires avant d'avancer... À noter également, l'apparition de premières scènes cinématiques non interactives qui font évoluer de façon plus efficace l'histoire (bien que de telles scènes aient évidemment leurs détracteurs). Le jeu fait par ailleurs de nombreuses fois référence à Ken Williams et aux autres titres de Sierra Online. L'ensemble finit aussi par adopter une tonalité assez James Bond par son scénario et ses décors, mais ça, je vous en laisse la surprise...
Le système de jeu reste le même, mais il y a toutefois une amélioration graphique très importante. Bien que le mode EGA reste celui utilisé, l'abandon de l'Apple ][ et une version améliorée du moteur vont permettre une plus grande qualité graphique. Pour le reste, le jeu se joue comme un Sierra classique, à savoir que c'est toujours aussi drôle, mais que l'on meurt toujours aussi souvent.
Leisure Suit Larry III: Passionate Patti In Pursuit of the Pulsating Pectorals
(1989) PC, Mac, Atari ST, Amiga
Pas besoin de faire long ici. Disons tout simplement que cet épisode était censé être le dernier de la série, Al Lowe envisionnant le tout comme une trilogie. Le jeu se passe presque exclusivement sur une île déserte (celle où se terminait le second épisode) et voit notre ami de nouveau à la recherche de l'amour. Le jeu revient à une tonalité plus « adulte » que le précédent.
À signaler également : pour la premiere fois dans la série, le jeu vous fait alterner entre deux héros. On incarne Larry bien sûr, mais aussi Passionate Patti, personnage féminin également à la recherche de sensations fortes (et qui tombe sur Larry, c'est vraiment pas de bol).
Leisure Suit Larry 4: The Missing Floppies
L'épisode qui n'eut jamais lieu... Leisure Suit Larry 4 ne fut jamais annoncé, et on passa directement au cinquième épisode. Non, vous m'avez bien lu. Canular d'Al Lowe ? Juste une preuve d'originalité et d'humour qui rend la série un peu spéciale ? En fait, un peu des deux. Tout d'abord, Al Lowe en avait un peu marre qu'on lui demande « Sur quoi tu travailles, Larry 4 ? » et finit par répondre de facon récurrente « Non, Larry 5 ! Qu'est ce que tu crois ? » Il avait également déclaré publiquement qu'il n'y aurait jamais de Larry 4 après Larry 3, donc autant rester cohérent avec soi-même.
Mais ce que peu de personnes semblent savoir, c'est qu'il y eut réellement un quatrième épisode de prévu, comme nous l'apprend le site Internet d'Al Lowe : notre créateur à failli inventer... le jeu online massivement multi-joueur. L'idée était de faire coopérer différents joueurs par modems 1200/2400 bauds (on ne rigolait pas a l'époque) dans une même aventure, via des serveurs centralisés chez Sierra. Le jeu devait même se doter de son propre éditeur d'avatar comme dans tout les MMORPGs actuels ! Hélas, on s'en doute, cela a donné lieu à de nombreux problèmes d'ordre technique : lag d'abord, mais aussi prix des communications téléphoniques (les joueurs situés loin de chez Sierra auraient payé plus cher !), et investissement conséquent en modems et serveurs nécessaire pour Sierra. Le projet fut logiquement abandonné car trop en avance sur son temps.
Leisure Suit Larry 5: Passionate Patti Does a Little Undercover Work
(1991) PC, Mac
Un bond technologique. Fini l'EGA, ce truc de has-been, place aux grandes heures du VGA 256 couleurs. Le jeu utilise désormais l'interface à base d'icônes (mains, yeux, bouche, braguette...) qui a fait la célébrité de Sierra et qui s'est longtemps opposé au système SCUMM de LucasArt (à base de verbes cliquables). À la différence des jeux de ce dernier, l'avantage chez Sierra est que les écrans sont, justement, plein écran, la barre d'interface n'occupant pas la moitié de la surface disponible. Les graphismes ont un style mi-pastel mi peinture-a-l'eau, les couleurs bavant parfois un peu, mais le tout reste très très joli.
Coté scénario, on alterne encore une fois entre Larry, nouvel employé de la « PornProdCorp », méga société trainant dans des affaires louches et Patti, cette fois-ci fréquentant (du moins au début) un détective qui l'armera d'un soutien-gorge lance-missiles (oui...). L'ambiance diffère du tout au tout selon que l'on joue Larry ou Patti, cette dernière se déroulant dans une atmosphère faisant penser aux films noirs à la Bogart.
Autre aspect important, l'une des consignes lors du développement de ce jeu fut « Tout le monde doit le finir ». Par conséquent, le jeu est beaucoup plus facile que les autres Larry... trop peut-être : il sera rallongé par des cut-scenes assez mal fichues où l'on ne peut rien faire qu'attendre et où il ne se passe rien. Larry attend dans la voiture, Larry attend dans l'avion, le joueur attend Larry.... Mais le tout conserve son humour, et c'est tout ce qu'on lui demande.
Leisure Suit Larry 6: Shape Up or Slip Out!
(1993) PC, Mac
Retour aux sources ! Pas de scenario ultra extravagant, simplement Larry dans un club de vacances avec du soleil et des nanas, malheureusement toutes à peu près cinglées. L'objectif sera donc de se servir d'elles pour atteindre la précieuse et difficilement accessible Shamara...
Le jeu continue d'utiliser le même système que le précédent, à savoir une interface en icônes un peu mieux maîtrisée techniquement. Les graphismes sont plus aboutis, et une version avec un doublage en anglais sortira un peu plus tard... et Larry a une voix absolument insupportable.
Leisure Suit Larry: Love for Sail! / Drague en Haute Mer
(1996) PC - Mac
Ce qu'il y a de bien avec Leisure Suit Larry, c'est qu'on sait toujours comment ca commence, comment ca finit, et par extension comment commencera l'épisode suivant. Si vous avez l'esprit logique, vous aurez déduit que Larry a réussi à « accéder » à Shamara et que celle-ci le largue comme un chien au début de cet épisode. Enchainé en slip léopard à un lit en feu, Larry (au passage, toujours persuadé que le disco va revenir...) se dit, qu'au fond, il n'a vraiment pas de chance. Mais échappant de peu à la mort, il gagne un voyage pour une croisière de rêve à bord d'un superbe navire piloté par une non moins superbe capitaine. L'objectif du jeu est, dès lors, assez clair.
Le moins que l'on puisse dire, c'est qu'on l'a échappé belle. Sierra a surfé, pendant un temps, sur la grande vague des films interactifs comme en témoignent Phantasmagoria et Gabriel Knight II. On a donc failli avoir droit à un Larry de cet ordre... avant que les développeurs ne reviennent à la raison. À la place, on aura un Larry très cartoon qui se balade en 640*480 sur un joli bateau. L'interface est un peu plus moderne : on clique et une liste d'actions possible s'affiche. Étonnant et old school, il est possible d'entrer des commandes cachées au clavier pour gagner des points supplémentaires, voire des choses qu'on essayait de vous cacher, petits coquins !
Le jeu aura droit à une traduction française intégrale, ce qui inclut aussi les voix (mais je vous conseille de jouer sans ces dernières). Il se montre également un peu plus osé que les précédents et tombe hélas parfois dans le vulgaire. Le jeu reste dans l'ensemble pourtant assez drôle et acceptable : ça reste du Larry.
À noter que ce fut le premier jeu vous permettant de vous integrer à son univers, en enregistrant une phrase au micro et en scannant sa photo... Le résultat est assez... euh... « original », du moins aussi original que la carte à gratter fournie avec le jeu permettant de jouer... en odorama.
La mort de Larry
Je conclus mon article ici. Le lecteur averti se dira « eh, mais il en manque un ! » Oui, un « Larry » est sorti en 2004 sur PS2 et Xbox : Magna Cum Laude. Celui-ci s'est fait sans Al Lowe, et ça se voit. Heureusement, on contrôle non pas le mythique Larry Laffer, mais son neveu. L'honneur est sauf... Celui d'Al Lowe aussi d'ailleurs, car le jeu est excessivement vulgaire, l'humour est potache, les grossièretés fusent, et surtout le gameplay, succession de mini-jeux sans intérêt, ne présente aucun attrait. On a droit par exemple à des phases où l'on doit contrôler un spermatozoïde dans une course d'obstacle ennuyeuse, tout ça pour entendre des choses que je n'oserais jamais retranscrire ici... Bref ? Poubelle.
Dieu merci, il est possible de fermer les yeux et de faire comme si... faire comme si ce jeu n'existait pas, car Leisure Suit Larry à tout sur le fond d'une série exceptionnelle. Exceptionnelle par sa volonté de rendre le jeu vidéo intéressant pour les adultes à une époque où sa réputation est celle d'un loisir pour gamins, par sa subtilité à traiter un tel sujet en ne tombant que très rarement dans la grivoiserie et la vulgarité et sans ne jamais rien sacrifier à l'humour. C'est un succès. D'ailleurs, ce qui peut paraître surprenant, c'est que 20% des acheteurs de Larry sont des... acheteuses ! Eh oui, il n'y a pas que Les Sims qui intéressent la gent féminine. Alors, soit celles-ci aiment à voir se ridiculiser l'archétype du dragueur lourd et idiot, soit elles sont plus coquines qu'on le pense...
Au fond de chacun de nous, il y a un Larry Laffer qui sommeille. Ou alors non. Et dans ce cas-là, on est bien heureux de le voir se ridiculiser... Leisure Suit Larry est un jeu qui vous fera vous sentir beau, intelligent et séducteur.