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Tel, Pierre
Attention, événement : voici la transcription complète d'un long entretien que nous avons pu avoir avec Pierre Tel. Derrière ce nom se cache rien de moins que l'homme à la tête de l'entreprise Jeutel ! Retour sur toute une époque de l'arcade à la française, un pan de l'histoire vidéo-ludique trop rarement évoqué.

SEB : À propos des cartes : à un moment tout le monde faisait ses cartes dans son coin puis les constructeurs se sont mis d'accord pour créer le standard JAMMA. Quel a été le rôle de Jeutel là-dedans ?

Ça ne s'est pas tout à fait passé comme ça. Le premier qui s'est dit qu'il fallait faire un standard, c'est Jeutel. Et Jeutel a fait un standard. Mais avec l'évolution, les fabricants ont hésité longtemps à choisir un standard. C'est JAMMA qui a pris le dessus car soutenu par les pays américains (note de Seb : et japonais surtout puisqu'ils en sont à l'origine). Et JAMMA est basé à 80% sur le standard Jeutel. C'est une copie de Jeutel, c'est la même idée. Il y avait donc deux adaptateurs, Jeutel et JAMMA, et ensuite tous les fabricants ont sorti les cartes avec du JAMMA. Moi au début je suis resté avec le standard Jeutel, je me suis dit : « Je m'en fous, je fais du Jeutel », jusqu'au jour où on a fabriqué les cartes avec du JAMMA directement. Mais avant ça on vendait des Jeutel. Beaucoup de monde avait du Jeutel, et on vendait des adaptateurs (JAMMA-Jeutel), on gagnait bien notre vie ! On gagnait sur les adaptateurs presque autant que sur une carte ! (rires).

LYLE : Est-ce que votre expérience du flipper vous a aidé pour développer les jeux d'arcade ? Parce que c'est des engins qui sont brutalisés, qui tournent 8 heures par jour, ça doit être fiable.

Oui, ça c'est le petit truc qu'on a : il faut que les gens ne puissent pas mettre les doigts, ne puissent pas prendre l'argent et que ça ne tombe pas en panne. Là, parmi les actuels fabricants, j'ai un petit jeune, enfin un gars qui est dans la location depuis 20-30 ans, il est passionné d'informatique et il a développé une borne d'accès internet (note de Seb : voir la partie "Jeutel Maintenant"). Une fois qu'elle était au point, il m'a demandé de venir la voir en pensant qu'elle était parfaite. Quand j'y suis allé... j'ai tout démoli ! En 2 minutes ! Lui, il ne comprenait pas.

SEB : Forcément, vous aviez l'habitude des jeux dans lesquels on file des baffes !

Oui, et puis j'allume et j'éteins 50 fois et ça met un crédit dans son truc. Il me dit : « Mais les gens ne vont jamais allumer et éteindre la machine 50 fois ! ». Mais si ! Ils vont le faire mille fois si ça leur donne un crédit ! On a beaucoup appris avec les gamins à la sortie de l'école : c'était nos meilleurs testeurs, nos meilleurs techniciens !

LYLE : Il y avait des techniques à l'époque...
SEB : Moi je connais la technique de l'allume-gaz...
JPB : Euh... Moi aussi...

Oui, la technique de l'allume-gaz ! Quand on a appris la technique de l'allume-gaz à l'époque, on avait des milliers de machines en exploitation. Il fallait tout de suite qu'on trouve un moyen de les empêcher de faire ça ! (NdJPB : cette technique consistait à démonter l'embout aluminium de l'allume-gaz, pour pouvoir placer les deux contacteurs de l'appareil soit contre une des vis de la manette, soit directement contre la trappe d'insertion des pièces. En actionnant le bouton, l'arc électrique généré entre les deux contacteurs touchait la borne, et cela octroyait une ou plusieurs parties gratuites. Il fallait être discret bien entendu...) On pourrait écrire un livre sur l'allume-gaz. Toutes mes agences m'en récoltaient, il fallait voir les allume-gaz bricolés qu'on trouvait... Ceux avec les grandes mèches, ceux où on se prenait un coup de jus en les utilisant ! (rires). Alors on a mis le détecteur "anti allume-gaz". On a mis les grosses sirènes rouges, j'en ai vendu des milliers !

JPB : Oh oui, ça j'ai connu... J'y ai eu droit, et après j'ai arrêté les allume-gaz !! Je n'ai jamais couru aussi vite de ma vie ! (rires).

On s'adaptait très vite !

SEB : Est-ce que c'était embêtant de fabriquer les contrôles spécifiques aux jeux de voitures ?

Ah oui, ça m'emmerdait ! (rires). On faisait fabriquer des bandeaux standard, par centaines et par centaines, avec 1 manette... Et encore la manette des fois elle était à 8 positions, des fois à 4 positions - on rajoutait une rondelle - ou à 2 positions... Et puis ensuite les volants ! Mais on s'adaptait.

LYLE : Pourtant les jeux de voiture existaient dès le début de l'arcade, dans des bornes dédiées...Oui, mais nous c'est sur les bornes JEUTEL qu'on devait mettre un volant, des pédales... Bon, c'était un kit qui servait sur plusieurs jeux de voiture, qu'on personnalisait. Atari par contre vendait rarement des kits pour leurs jeux : ils vendaient uniquement les bornes complètes. Alors nous, ce n'était pas aussi joli d'intégrer le kit dans les bornes Jeutel, mais il y avait de la demande et ça faisait de l'argent.

LYLE : Et est-ce que vous vous souvenez pourquoi les bornes Jeutel avaient un joystick en forme de poire alors que les bornes japonaises ont une tige surmontée d'une boule ?

J'ai toujours eu toutes les manettes qui ont existé en prototype. Mais ensuite on a choisi un standard, et on a essayé de ne plus changer. C'est comme les boutons. Au début j'avais mal choisi d'ailleurs, et les boutons n'allaient pas du tout. Dans je-ne-sais-plus-quel-jeu où il fallait tirer sans arrêt, les boutons rendaient l'âme. Je me plaignais au type qui m'avait vendu ça : « Vos boutons, c'est de la merde ! ». Et le type me disait : « Mais attendez Monsieur Tel, ces boutons on en a vendu des millions pour le métro de Lyon ! ». Ah ben, pour le métro de Lyon ça allait, mais pour mes jeux ça n'allait pas ! (rires). Le type ne comprenait pas. Alors finalement les boutons Jeutel c'étaient 2 malheureuses lamelles, des contacts à lamelles, mais avec le grain d'or quand même. Au début on avait le grain d'argent, qu'il fallait limer, et ensuite le grain d'or. Et quand on a eu le Breakout, avec sa petite molette, on avait le potentiomètre à l'intérieur, il fallait bien choisir ! On a eu des centaines de potentiomètres, il n'y en a qu'un qui marchait ! C'était 50 francs, 10 euros, un potentiomètre, c'était cher.
On a eu des difficultés quand même... Avec les chaînes, les pièces détachées...

LYLE : Oui, je comprends très bien que mettre en place une chaîne de montage qui allait servir pour une seule série de jeux, ça devait être difficile. Ça ne devait pas être très flexible à l'époque ?

Ma plus grande crainte c'était qu'un grand industriel avec beaucoup de moyens se lance là-dedans, dans la fabrication. Nous on improvisait. On travaillait sans programmation, du jour au lendemain on changeait de modèle. On faisait les deux huit, c'était de l'artisanat amélioré ! Si, on était très très flexibles.

Le software / l'affaire Defender

SEB : En ce qui concerne le jeu lui même, comment se passait le développement d'un jeu avant sa commercialisation ?

Il faut déjà savoir qu'au début/milieu des années 70, le copyright n'existait pas (pour les jeux). Alors on achetait et on copiait en toute légalité. Tout le monde le faisait. On avait aussi un bureau d'études avec 7 ingénieurs et on a essayé de créer quelque chose... mais on n'a jamais réussi à créer vraiment un jeu vidéo. On a créé des flippers en revanche : 7 modèles, on est les seuls français à avoir fait ça.

SEB : Vous n'avez pas créé de jeu vidéo, mais vous en avez modifié des existants. Pourquoi avez vous fait ça ?

Oui, on faisait de la modification.

JPB : Il y a ce clone de Defender où vous avez changé des bruitages et des sprites, ajouté une cocarde bleu-blanc-rouge au vaisseau.

Oui en effet, je ne me souvenais plus de tout ça ! Là j'ai eu un procès avec Williams, que j'aurais dû gagner... mais que je n'ai pas perdu quand même parce qu'on s'est bien débrouillés en appel ! En fait, j'avais recopié une erreur (du code) qu'ils avaient faite. Ils faisaient "3*5 = 5000", et moi aussi je faisais "3*5 = 5000". On avait modifié tout ce qu'on devait modifier pour éviter les ennuis mais il restait ça.

SEB : Comment ça ? Vous pouviez recopier le concept du jeu mais pas reprendre le code existant ?

On ne pouvait plus faire de copie servile. Au début c'était autorisé, mais ensuite on devait faire de la copie qui n'était plus servile. On est rentrés dans le rang ! Car il y avait la propriété intellectuelle, le copyright. On achetait les programmes (licences) et c'était terminé.

SEB : Donc c'est au moment de Defender que vous avez commencé les modifications ?

Je pense qu'on faisait déjà des modifications à partir de 78/79. Mais ça fait un moment, je ne me souviens plus très bien. En tout cas pour Defender, on avait pris un gros risque, on n'a pas été raisonnables. On a eu un tel succès en France avec ce jeu qu'on a voulu accrocher l'Angleterre. Il y avait un grand salon mondial là-bas appelé l'ENADA ou l'ENOA (note de Seb : l'ATEI ?), on a été y exposer notre copie de Defender, Mirage, en Angleterre.

LYLE : Oui, Mirage ! C'est de là que cette interview vient en fait, d'un "confrère" qui avait posté à propos de Mirage sur notre forum, en déplorant qu'on ne puisse pas trouver plus d'infos. Et d'où vient le nom Mirage ? On s'est même demandé s'il n'y avait pas eu un partenariat avec Dassault !

Non, en fait on avait nos 7 ingénieurs qui se chargeaient de modifier les jeux, et chacun mettait son petit grain, et était content de mettre des petites choses comme ça.
Et donc, en Angleterre, on exposait nos appareils à l'entrée, alors que Williams exposait aussi ! Et là, je savais qu'il allait se passer quelque chose. On forçait trop les choses. Alors j'avais fait un truc : les jeux (bornes) étaient posés sur la moquette, mais la carte électronique (la PCB), je l'avais mise derrière, entre 2 porte-documents, avec un fil qui descendait sous la borne et qui allait sous la moquette où il y avait un connecteur "Molex". On pouvait tirer dessus et le fil se décrochait tout seul. Et... quand l'huissier est arrivé pour saisir notre matériel... (rires). Ils sont arrivés avec les diables, ils ont embarqué les jeux, mais pas les cartes. Et puis ils n'avaient pas les clés pour les ouvrir ! Ils n'avaient pas les pièces à conviction ! Là, on est passés devant les juges. Ils m'ont convoqué au tribunal en grande pompe, ils font ça bien en Angleterre ! (rires). Mon avocat y est allé, moi il valait mieux pas que j'y aille ! (rires). Ils ont fait ouvrir l'appareil, il était vide, c'était un scandale ! Ils ont dit que j'avais fait une injure à la cour !

SEB : C'était l'époque héroïque !

Mais je ne suis pas un voyou, je vous assure. Tout le monde faisait ça. On n'avait pas l'impression de commettre un gros délit. On ne pourrait plus faire ça aujourd'hui bien sûr.

JPB : Oui, et quand on regarde l'histoire des jeux d'arcade à succès, par exemple avec Mame, on voit des tas de clones listés puis, au fur et à mesure qu'on avance dans le temps, de moins en moins.
LYLE : Atari qui étaient les plus créatifs au début des années 80 savaient qu'ils allaient être copiés, et faisaient en sorte d'être les plus innovateurs possible pour rester les premiers.

Aujourd'hui c'est la prison direct pour la copie ! Mais à l'époque... Je pense que les gens n'ont pas pris les précautions (judiciaires) qu'il fallait, n'ont pas eu le temps d'en prendre, ne savaient pas en prendre... pour ne pas être copiés. Il n'y avait pas de copyright alors. Et bon, même après, quand le copyright est apparu, j'ai eu un procès pour une violation de copyright, je ne sais plus pour quel titre c'était. J'ai eu un procès en appel et le procureur a voulu faire un exemple avec une peine lourde... J'ai eu 50 000 francs d'amende... pour moi c'était 100 balles, c'était rien ! Mais après on ne l'a plus fait, on a acheté les licences.

Les licences, les voyages de Monsieur TEL

LYLE : Et vous pouvez nous parler des licences ?

Au début, on a eu beaucoup de mal à avoir des licences. On en a eu de Sega, de Nintendo... On a eu aussi des licences à condition de pouvoir modifier.

LYLE : Oui, je vois dans votre livre un de mes jeux cultes : Chase HQ de Taito mais avec Jeutel inscrit à l'écran. Ça, c'est une licence que vous avez eu de Taito ?

Je n'ai plus trop dans la tête tout ce qu'on a eu, ça allait tellement vite. En plus Taito on les a eu en amis, puis en ennemis, puis encore en amis...

SEB : Oui parce que Taito produisait des machines (meubles) d'arcade également. Et par exemple, les gens de Taito, vous les rencontriez directement ? Il y avait des intermédiaires ?

Non, pas d'intermédiaire, j'y allais moi même. Ah ça, je me suis promené à l'époque : au Japon, aux États Unis, en Corée... On était connus pour ça et les gens savaient qu'on pouvait produire beaucoup de titres différents. On produisait 1500 titres par mois. Il faut savoir qu'on fabriquait les bornes mais on vendait également les cartes (PCB) en kits.

LYLE : Et comment se passait la négociation avec toutes ces sociétés de jeu ? Avec les gros développeurs d'arcade des années 80 ?

Des gros développeurs ? Il n'y en avait pas. Ils n'étaient pas plus gros que moi ! Même Sega à l'époque, c'était pas énorme. C'était peut-être 100 personnes ? Nous, à l'époque, on faisait déjà travailler 200 personnes. Moi je tapais à toutes les portes, partout dans le monde. Dès qu'il y avait une opportunité, j'y allais. Je ne me rappelle plus maintenant du nom des directeurs, des responsables de ces sociétés mais j'ai côtoyé de sacrés balèzes ! Tout allait très vite, les gens de ce métier étaient tous abordables.

LYLE : Il n'y avait donc pas de rapports de force dans les négociations ?

Ah, ils m'obligeaient quand même à faire des quantités. Mais ce n'était pas dur pour moi d'acheter 1000 titres. Par contre, quand on achetait des licences au Japon pour des grosses sommes, il valait mieux ne pas se tromper... Mais des conneries on était obligés d'en faire. On ne pouvait pas tester les jeux. Si on perdait du temps à essayer des prototypes, un autre nous volait le contrat. Il fallait agir rapidement.

SEB : Vous avez rencontré les gens de Namco pour Pacman ? Vous aviez une licence ?

Oh oui, on avait une petite licence... On en a produit 10 fois plus que ce que la licence autorisait ! (rires). On en a produit des milliers, des dizaines de milliers de cartes Pacman et Miss Pacman. C'était normal de faire ça. Aujourd'hui ce n'est plus possible, on voit les choses autrement.

SEB : Ça vous plaisait d'aller faire vous même tous ces voyages d'affaires aux États Unis, au Japon ? Vous aviez des interprètes avec vous ?

Oui, bien sûr. Mais j'ai aussi appris l'anglais sur la route. Des journées d'immersion j'en faisais tous les ans dans ma vie ! Et les interprètes c'est pas mal dans les négociations, ça vous permet de réfléchir et de préparer. Après il faut se mettre en valeur, se faire plus beau qu'on ne l'est dans la réalité, ce que j'ai toujours fait !

LYLE : Et ça ne vous faisait pas peur d'aller négocier dans des pays exotiques comme le Japon avec une culture très différente ?

Non, je n'avais pas peur ! J'allais partout, au Japon, en Thaïlande, en Corée. Dans mon métier en tout cas, les méthodes de négociations étaient les mêmes. On connaissait les produits, mes adversaires me connaissaient, au moins de réputation, ils savaient ce qu'on faisait... Ça n'a jamais été très difficile. Même avec les plus gros. Je me souviens de Sega : on a été distributeurs officiels de Sega pour la France ensuite, ils nous connaissaient d'avant, ça s'est passé sans problème. Je ne me souviens plus des noms, mais je suis allé rencontrer le président de Sega, directement à la tête de l'entreprise.

SEB : En Thaïlande ou en Corée, vous rencontriez quel genre de personnes ? Des fabricants de PCB ?

Des fabricants d'accessoires et de PCB, surtout de PCB.

SEB : On n'a pas vraiment le souvenir de jeux fabriqués par les Coréens ou les Thaïlandais. Est-ce que c'était de la contrefaçon ?

Ce n'était pas de la contrefaçon au début puisque c'était autorisé ! Après c'était la licence qu'ils revendaient. C'étaient les licences pas respectées surtout. Avec une licence pour 2 000 jeux, ils en fabriquaient 10 000 ! Et toujours avec un certificat d'authenticité plus vrai que vrai ! (rires).

8. Le déclin des jeux vidéo, l'aventure des jeux d'argent

LYLE : D'un point de vue joueur, je considère que l'importance du support arcade a commencé à décliner il y a 20 ans de ça.

Il y a 20 ans ? En 90 ? Eh bien, j'ai fermé ma première usine en 93. J'ai vu le marché ralentir dès 85. Après 93 on a continué à faire produire ou sous-traiter nos produits, mais le jeu vidéo ne faisait plus recette. Il faut dire aussi que les "gros jeux" sont arrivés : Sega avec ses voitures, ses motos, ses avions...

SEB : Jeutel ne s'est jamais lancé dans les "gros jeux" ?

Non, c'est un métier trop dangereux. Faire acheter des jeux qui valaient à l'époque 15 000 ou 20 000 euros à des clients en sachant très bien qu'ils n'allaient pas les amortir, ça ne peut durer qu'un temps. Ramasser l'argent tout de suite, c'est beau, mais ce n'est pas ma mentalité. Je faisais en sorte que les gens gagnent de l'argent et c'est comme ça que je fidélisais mes clients. C'est pour ça que dans mes clients, j'ai eu les grand-parents, les parents et, de temps en temps, les enfants encore maintenant. C'est magnifique ! On ne travaille pas à l'américaine.

JPB : Il y a un site, en anglais, qui permet de retrouver les "flyers", et j'ai retrouvé les flyers de Karateco. Mais rien sur Jeutel.

Oh, je ne sais plus ce qu'on avait. Et vous savez, quand j'ai vendu la dernière usine, on a fait 10 semi-remorques de 100m3 remplis de matériel et de documents pilés ! On a vidé comme ça une usine qui faisait 2200 m2. On a pilé des jeux neufs, des bouquins...

SEB : Arrêtez, ça me fait trop mal au cœur !

Oui, aujourd'hui vous dites ça. Mais quand j'ai fermé cette usine en 93, j'ai dit à mes clients, à 100 ou 200 personnes : « Venez, servez vous ». Il y en a 10 qui sont venus. Ça ne les intéressait même pas ! Ça n'intéressait plus personne. Mais maintenant...

LYLE : C'est devenu des objets de collection.

Mais bon, quand on vendait une usine, il fallait tout débarrasser, on payait pour débarrasser.

LYLE : Et est-ce que vous n'avez jamais voulu vous lancer dans les jeux d'argent ?

Oh que si ! J'attendais que la loi change pour pouvoir en faire. En fait, le déclin du jeu vidéo s'est aussi fait à cause des jeux d'argent. Les jeux d'argent ont toujours été interdits en France (en dehors des casinos). Mais il y a des jeux qui étaient un peu à la limite dans les cafés, un peu tolérés, c'était fait par des marginaux, mais bon... Et un jour Fabius est arrivé au pouvoir. La France avait besoin de sous et il a mis en place des taxes sur les jeux. Des petites taxes sur les jeux pour enfants, 500 francs par jeu, et puis 1500 francs pour les flippers. Et il y avait donc ces fameux jeux de hasard à la limite du jeu d'argent qui étaient quand même bien populaires malgré leur exploitation marginale : ceux là, il a voulu les assommer avec un taxe de 5000 francs. Mais ça a créé l'effet inverse : en taxant cette activité, qui était plus ou moins tolérée mais à la base quand même interdite, il l'autorisait. Et du jour au lendemain, c'est devenu quasiment légal. Et nous (Jeutel), on a vu ça, on a arrêté toutes nos fabrications de bornes de jeux vidéo - enfin on en fabriquait de moins en moins - pour fabriquer ces jeux de poker, de bandits manchots, de hasard, d'argent. Jeutel en a fabriqué des milliers pour mettre dans les cafés. Et on a délaissé les jeux vidéo.

LYLE : Mais on ne gagnait pas directement d'argent ?

Pas toujours : on gagnait des points et avec les points on gagnait des lots. À l'époque c'était surtout des montres.

LYLE : Mais les jeux électro-mécaniques proposaient aussi des lots, dans les années 30-40.

Oui, dans ces années-là, jusqu'à l'interdiction, jusqu'à la prohibition (note de Seb : la législation n'est pas la même en France pour les commerces sédentaires comme les cafés, et les commerces nomades comme les fêtes foraines qui ont le droit de faire des jeux à lots... C'est un point qui désespère les acteurs français du jeu automatique...) Bref, après 4 ans, Fabius a vu qu'on avait amené là-dedans une clientèle qui n'était plus la clientèle traditionnelle. On avait amené des voyous, des vrais voyous, des gangsters... Moi j'ai vu, j'ai reçu des clients... qui sont morts maintenant ! (rires). Pffff, c'était difficile. Je me rappelle un jour, pour des machines à sous que j'avais vendues à Paris, le gars nous devait quelque chose comme 150 000 francs et ne nous avait pas payés. Bon, moi j'ai peur de rien ! Je débarque chez eux et j'exige d'être payé. Là les gars me disent : « Pas de problème, venez au bureau ». Quel bureau ? Là ils m'ont emmené, j'ai descendu des escaliers, dans des caves, je suis remonté, re-descendu... et je suis arrivé dans un tout petit bureau avec un mec louche et 2 chiens. Il m'a dit : « OK, on vous paiera dans un mois ». Et après une heure je suis ressorti, heureux... Sans mon argent, mais heureux d'être en vie ! (rires).
Enfin bref, les jeux d'argent nous ont amené une clientèle de voyous. Fabius s'en est rendu compte et du jour au lendemain, tous ces jeux ont été clairement interdits. Tous nos clients avaient 4 mois pour se mettre en conformité, et on ne pouvait plus en fabriquer. Mais 80% de notre activité était là dessus, avec 200 personnes qui travaillaient. Comment on allait faire ? Pendant les 4 mois, on ne savait pas trop. Alors je regardais ce que faisait Stambouli (Karateco) : s'il continuait, je continuais aussi un peu... Et puis lui, il regardait aussi ce que je faisais, il voyait que je continuais, alors il continuait aussi ! (rires). Et puis jusqu'au moment ou 6 mois après, ça a amené une catastrophe et il a fallu arrêter... immédiatement. J'ai eu 48 heures de garde à vue à cette époque, j'étais en photo dans un journal qui avait parlé de "l'époque des PDG-délinquants à col blanc", j'étais dans France Soir en 2ème page... avec Bernard Tapie ! (rires).

LYLE : Mais donc c'était plus intéressant de faire ces jeux d'argent ?

Moi je collais au marché, je faisais ce que les gens s'arrachaient. Il fallait toujours s'adapter. C'est comme quand on faisait les flippers : on s'est lancés tête baissée là-dedans, et puis il y a eu le moment où le dollar est tombé très bas face au franc français, et là on ne se faisait plus de marge sur les flippers (note de Seb : à cause du faible dollar, les importateurs des modèles américains, certainement plus populaires, pouvaient vendre à un prix aussi compétitif que celui de Jeutel). Et puis les jeux de boxe sont arrivés, et puis les jukebox à CD... Le CD a remplacé le vinyle en 6 mois de temps, il fallait toujours s'adapter. Le Jukebox CD Jeutel avait drôlement relancé notre activité. On l'avait sorti tellement vite... On avait fait une électronique parfaite, qui marche encore, mais en esthétique, on n'a pas été très bons ! On a fait une caisse en vitesse... mais on en a vendu quand même 7 000 - 8 000 en six mois de temps !

LYLE : L'arcade était donc seulement une partie de ce que faisait Jeutel.

Oui, si l'arcade avait continué, j'aurais fait seulement de l'arcade ! Mais je me suis lancé dans une succession de produits au moment où l'arcade a ralenti. En même temps, on a contribué au ralentissement des jeux vidéo en les délaissant et en se lançant dans les jeux d'argent.

LYLE : Nous, joueurs, on ne le percevait pas. À la fin des années 80, début des années 90, on pensait être dans l'âge d'or de l'arcade. Mais je me souviens avoir lu dans un Tilt en 1990 un rapport disant "ambiance morose" à un salon sur l'arcade.

Oui, ça s'était très ralenti. Et puis il faut voir aussi la disparition des cafés en France. Quand j'ai commencé il y en avait 200 000, maintenant il y en a 30 000.

LYLE : Et donc ensuite, vous avez fermé vos agences, vos usines, et vous êtes venu au Luxembourg.

J'ai attendu que tous mes employés soient placés dans d'autres entreprises pour fermer définitivement. Je n'ai fait aucun licenciement. Ils ont tous été recyclés. Bon, c'était pas dur : l'usine de circuits imprimés par exemple, je l'ai revendue à Schneider, et ils ont embauché tout le monde. L'usine de Corbeil, qui ne faisait que de l'assemblage, je l'ai vendue à un sous-traitant, qui a pris aussi tout le monde. J'ai fait des gros coups comme ça. Je n'aurais pas pu virer des gens qui étaient disponibles 7 jours sur 7, ça m'a couté beaucoup d'argent quand j'ai dû fermer, j'ai continué à payer des salaires... Mais dans l'ensemble je m'en suis bien sorti.

Jeutel maintenant (EURO-FINATEL)

J'ai participé à l'ouverture de toutes les salles de loisir, j'ai aussi participé à toutes leurs fermetures. Mais je suis toujours très occupé avec mon activité. Je vends toujours des jeux. Évidemment ce n'est plus comme avant. Il ne reste maintenant que quatre sociétés qui délivrent des jeux électro-mécaniques sur le marché français, et nous sommes d'ailleurs quatre sociétés qui étaient là dès le départ.
Maintenant les jeux vidéo (les bornes d'arcade) c'est dépassé. Et on ne veut plus que les jeunes aillent dans les cafés... C'est peut-être pas plus mal ? Internet est là et a pris beaucoup de place, c'est bien, c'est l'avenir.
Je vais encore à des salons de professionnels tous les ans, présenter des produits. Je suis toujours très connu dans le métier. En fait tout le monde me connaît, mais moi je ne les connais pas ! (rires). Je passe 80% du temps à serrer la main à des gens que je ne connais pas ! Mais je ne peux pas le leur dire ! Ils me disent : « Tu te rappelles de mon père ? », je leur réponds : « Oui, je me rappelle de ton père», mais je sais plus qui c'est, et ça dure 2 jours comme ça ! Mais ça fait plaisir !

SEB : Est-ce que vous fabriquez encore des machines ou vous distribuez seulement ?

On distribue surtout. Y'a encore juste un billard que je fais fabriquer.

SEB : Mais les bornes internet qu'on a vu en entrant dans vos locaux ?

Ah oui, en effet. Les bornes internet sont nées il y a 2-3 ans. J'ai commencé à en implanter au Luxembourg et en France. C'est un nouveau produit pour nous. C'est des bornes pour surfer sur internet, mais il y a internet partout, ça n'intéresse personne, mais on peut aussi consulter la météo, passer des petits annonces locales, et surtout, il y a un jeu gratuit sans obligation d'achat, pour gagner des chèques cadeaux, et ça, ça intéresse tout le monde. On met ça dans les cafés, avec plein de jeux tactiles aussi.

LYLE : Et donc votre activité, c'est ce qu'on voit sur votre site ?

Ahhh, mon site. Vous avez vu ? On peut difficilement faire un site plus moche ! C'est voulu, parce que je ne suis pas censé faire de concurrence à mes clients. Moi je ne veux pas traiter avec le café : je traite avec l'exploitant qui me prend 100, 200, ou 300 jeux, c'est mon client fidèle, qui renouvelle régulièrement les machines. C'est lui ensuite qui vend aux cafés, moi je ne veux pas lui prendre ses clients. Bref, il faut pas que les cafés passent en direct avec moi. Je vais même jusqu'à mettre des conneries sur mon site ! (rires). Vous avez vu la pub pour le billard ? En promotion il est plus cher que le prix normal !! (rires). Vous ne pensez pas que je ne l'ai pas vu quand même ? Et puis quand je marque "Mise à jour le 30 Septembre 2008"... c'est fait exprès ! Alors pour certains je passe pour un con, mais je ne veux pas que les cafés viennent m'acheter.

SEB : Et donc qu'est-ce que vous vendez le plus maintenant, comme type de machine ?

La tendance est plus sur les enfants. On fait tout pour les enfants, c'est 50% de ce qu'on fait. Les distributeurs de petits jouets, les boules avec les confiseries dedans... La clientèle traditionnelle n'existe presque plus, les cafés il y en a de moins en moins... Mais il y a un truc qu'on a loupé, que mes clients m'ont fait louper dans les années 80 : le début des machines à café, des distributeurs automatiques. J'essayais de dire à mes clients : « Les jeux vont moins vite, mettez vous là dedans ». La machine à café dans l'entreprise, c'est facile à entretenir, y'a juste à remettre le café... Mais mes clients n'étaient pas faits pour ça. Mes clients allaient dans les cafés pour boire un café, parler avec le patron... ils n'allaient pas dans les entreprises ni les supermarchés. Les distributeurs automatiques ne faisaient pas partie de leur monde.

LYLE : C'est un peu rageant quand on voit le marché que c'est aujourd'hui.

Oui c'est dommage. J'ai fait un peu de tout, mais pas ça.

LYLE : Qu'est-ce qui reste des billards, des flippers ?

Pour vous donner une idée, les flippers il en sort 4 modèles par an, avec 40 flippers par modèle, et on en vend plus de la moitié. Mais ça ne fait pas lourd pour toute la France.

SEB : Est-ce qu'il existe encore maintenant des machines qui sortent avec un logo Jeutel ? Ou bien la marque Jeutel a complètement disparu ?

Du Jeutel, j'en colle partout où je peux en coller depuis un ou deux ans, mais j'ai été beaucoup d'années sans utiliser la marque. Je remets le logo Jeutel sur mes mailings par exemple. Parce qu'il y a encore la mémoire, la réputation de Jeutel.

SEB : Mais sur les machines ? Je peux voir quelque part un distributeur de boules avec des jouets, avec Jeutel marqué dessus ?

Oui, ça commence, ça revient. Je le fais sur certaines séries. Par exemple un distributeur de jouets avec un Bambi dessus. Jeutel c'est un nom bien, c'est agréable.

LYLE : Vous avez toujours vos agences en France ?

Non, et maintenant je suis au Luxembourg. Je m'y suis installé dès les années 90. J'y ai 9 agences, mais ce sont des agences immobilières Laforet ! D'ailleurs le mois prochain il y aura un article dans "Le Point" à propos de moi, mais pour l'activité immobilière.

LYLE : Et vous employez encore beaucoup de personnes ?

Non, ici à Euro-Finatel on est 10. Et dans les agences immobilières, on emploie une trentaine de personnes.

10. M. TEL et le jeu vidéo

LYLE : Et le jeu vidéo au début, vous étiez intéressé ? Vous sentiez que ça allait marcher ?

C'était là et je me suis jeté dedans. Ça aurait pu être autre chose. Je n'ai pas de mérite d'avoir développé le jeu vidéo, j'ai vu qu'il y avait de la demande et voilà. On a collé au marché, on a suivi les commandes...

SEB : Vous avez été joueur ? De jeux vidéo, de flippers, de billards ?

Pas le temps ! Je fabriquais tout le temps. Même les flippers que j'ai réalisés, je n'ai pas joué dessus ! Le marketing ça me plaît, l'industrie ça me plaît, le challenge ça me plaît... Jouer c'est moins... Enfin bon, j'ai joué à Space Invaders, à Pacman, Miss Pacman... mais je n'ai jamais été un joueur !
Je n'avais plus le temps de jouer.

11. Conclusion

Il est 20H30. L'interview qui ne devait prendre à priori qu'une petite heure a duré plus de deux heures trente - et encore, nous nous sommes fait violence pour partir et laisser M. TEL rentrer chez lui... Personnellement j'aurais pu continuer à l'écouter parler pendant des heures.

Avant de partir, M. TEL nous convie à le suivre dans le grand hangar du rez-de-chaussée, où se trouvent des objets hétéroclites liés pour la plupart à son activité actuelle. Mais voilà qu'il se dirige vers un côté du bâtiment où se trouvent de vieux jeux d'arcade, et surtout un flipper Apocalypse (un de flippers créés par JEUTEL, dont avait parlé M. TEL quelques instants plus tôt)... De vieux souvenirs de cette époque désormais révolue. Je prends quelques photos.

Enfin, M. TEL nous raccompagne. Il nous serre la main avec un sourire, nous lui renouvelons notre plaisir d'avoir pu le rencontrer et l'écouter. Sebinjapan, Lyle et moi nous retrouvons dehors, il fait nuit, il fait froid. Nos impressions sont unanimes : c'était fantastique ! Nous discutons quelques minutes en grelottant, pendant lesquelles M. TEL s'en va et nous fait un signe de la main depuis sa voiture. Puis c'est le retour, chacun rentre chez lui, heureux et honoré d'avoir été convié à cette soirée, d'avoir eu le privilège d'entendre l'histoire de JEUTEL de la bouche même de son fondateur.

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