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Limbo
Année : 2010
Système : Xbox 360 ...
Développeur : Playdead
Éditeur : Microsoft
Genre : Plate-forme / Réflexion
Par Thezis (11 avril 2011)

Depuis le passage à la génération des 128-bits, il est beaucoup question d'art dans l'industrie du jeu vidéo, comme si celle-ci se cherchait une nouvelle légitimité ou que les décideurs voulaient élargir leur public. Les créateurs aussi ont participé à ce débat, exprimant une certaine frustration à ne pas voir leur travail reconnu comme dans d'autres secteurs créatifs. Même chose pour le petit monde des joueurs qui alimente la question depuis au travers des blogs de plus en plus nombreux (et étonnamment qualitatifs). Bien sûr, GrosPixels a anticipé tout cela. Puis, comme cela vend, les journalistes s'en sont aussi emparé en approfondissant parfois le sujet, les politiciens toujours avides de buzz facile et les universitaires ont soutenu certaines initiatives comme l'étude et la production de serious games...

Une peinture de Brock Davis, un plasticien qui a ici utilisé les codes de couleurs des jeux vidéo pour en ressortir de nouvelles images inspirées par les classiques vidéoludiques. Superbe re-composition de la culture populaire ou ingénieuse fumisterie basée sur le travail des autres ?

Bref, le jeu vidéo souhaite être de l'art, c'en est même peut-être, et tout le monde va le savoir. Pour autant, ce sont toujours les mêmes titres qui ressortent, les mêmes jeux que l'on donne en exemple. En fait, non, ce sont toujours les mêmes deux softs : Ico dans tout texte un peu construit et Another World dans tout argumentaire un peu cultivé. Cela fait court pour « l'art du XXIème siècle ».

Mais nous, chez GrosPixels, nous n'avons pas attendu ce genre de débat pour considérer qu'il y avait dans le domaine des jeux vidéo un véritable patrimoine à préserver et à faire connaître, c'est-à-dire dans les deux cas à faire jouer. Art ou pas, cela se règle manette en main !
- Oui mais Limbo alors ?
- Round one, fight !

Playdead : Parcours d'une idée

2002, Danemark. Arnt Jensen remporte un concours de design organisé par Io Interactive, la boîte responsable des Hitman, et y travaille comme artiste sur plusieurs titres. Si selon ses propres dires les premières années lui apportent une grande satisfaction dans ses réalisations, il est crédité sur Hitman 2 (2002) et Freedom Fighters (2003), Jensen se sent par la suite perdu dans cette société, trop grande pour lui.

Arnt Jensen, le game designer à la base de Limbo.

"J'étais dans un certain état d'esprit et c'est ce qui a fait démarrer Limbo. En 2004, j'ai dessiné un « concept art » sans personne, pas de garçon, juste cet endroit secret. Toute ma vie j'ai cherché à avoir des idées mais quand j’ai réalisé ce premier dessin, tout était là, c'était le bon endroit". Et effectivement, ces premières esquisses contiennent déjà une atmosphère particulière, un univers envoûtant. Jensen continue pendant deux années à dessiner et réfléchir à son jeu qui prend progressivement forme, notamment avec l’arrivée dans cet univers du petit garçon. Il construit un prototype avec ses quelques connaissances en programmation, le tout s’articulant lentement. "Je pensais que je pouvais tout créer par moi-même. J'ai commencé à programmer avec Visual Basic avec lequel j'ai réalisé un sprite qui bougeait et courait ainsi que plusieurs autres petites parties visuelles. C’était pas mal mais j’étais encore loin d’en voir la fin."

Conscient de son incapacité à mener son projet seul, Jensen réalise en 2006 une courte vidéo d’une minute avec son prototype et la poste sur le Net avec comme objectif de rassembler une petite équipe intéressée par le titre. Aidé d’un ou deux passionnés compétents, Jensen espère produire son jeu comme un titre gratuit sur PC. Aussitôt postée, la vidéo déclenche rapidement la curiosité et tourne sur les réseaux indépendants. Effet collatéral d’une sorte d’offre d’emploi, le buzz s’est emparé de Limbo. Il ne le quittera plus.

Dino Patti, le producteur de Limbo. Oui, mesdames, ce monsieur travaille bien dans l'industrie du jeu vidéo.

C’est à ce moment que Dino Christian Patti entre en scène. Programmeur diplômé, il commence par travailler dans le milieu de la publicité et du marketing au début des années 2000 sur différents softwares. Il quitte ce milieu en 2003 pour rejoindre le studio MediaMobsters/Sirius Games, heureux de pouvoir vivre de sa passion pour les jeux vidéo. Il co-programme Gangland (2004) et Escape from Paradise City (2007), deux jeux de tactique en temps réel dans le milieu des gangsters, ainsi que Land Before Time (Le petit dinosaure, 2002) sur Gameboy Advance. Si ces titres n’ont rien de honteux, ni de marquant, Patti ressort dégoûté de cette expérience et quitte Sirius Games en 2006. "Je n'en pouvais plus de travailler et de stresser autant. Je voulais quitter ce milieu parce qu’il y était impossible de réaliser ce que l'on voulait en raison des contraintes économiques, du temps passé à chercher les bons talents, du mauvais management..."

Une deuxième photo pour notre public féminin, nos contributeurs gays et nos membres jaloux (houlà, que cette phrase est ambiguë). Voyez mesdemoiselles quel corps façonnent les jeux vidéo.

L’appel d’Arnt Jensen ne peut mieux tomber et les deux hommes s’entendent immédiatement. Ils se mettent donc à travailler ensemble et le projet profite des compétences de Dino Patti pour se développer. Mais celui-ci réalise que, même avec son renfort, les idées de Jensen sont trop ambitieuses et fortes pour être concrétisées à deux. "Je pense que l’idée de Jensen était bien plus grande que ce que lui-même imaginait. Il avait besoin de quelqu’un pour s’occuper de ramener des financements et une équipe." Fin 2006, après quelques mois de labeur en duo, les deux auteurs se lancent donc dans l’aventure commerciale. Ils montent la société Playdead et commencent à rassembler des fonds pour payer leur équipe. Si les premiers salaires sont alimentés sur leurs propres revenus, Patti travaillant toujours comme fournisseur de services informatiques, Playdead décroche plusieurs prêts auprès du gouvernement danois et du « Nordic game program » avant de contacter et de convaincre plusieurs producteurs plus importants.

Le duo reçoit un grand nombre de postulants mais le perfectionnisme de Jensen limite grandement l’extension de l’équipe : "Quand j’avais l’impression que je pouvais faire mieux que les candidats... Vous savez, c’est très stressant de tout le temps surveiller les gens qui travaillent pour vous. Mais quand vous avez trouvé les bonnes personnes, vous pouvez vous détendre et vous savez que tout ira bien." Ce sont finalement six personnes qui rejoignent Jensen et Patti pour former un noyau dur de huit membres qui montera jusqu’à seize employés au plus fort du développement.

Jeppe Carlsen, le principal game designer du jeu.

Une recrue en particulier va s’imposer dans l’équipe et y prendre une place importante : Jeppe Carlsen. Intégré dans un premier temps comme programmeur, ses qualités créatives débordent rapidement sa fonction et l’imposent auprès des autres designers. Carlsen commence alors à concevoir le titre comme une suite de puzzles, de moments d’une réflexion simple, dangereuse par une mortalité élevée, mais gratifiante pour le joueur qui réussit à apprivoiser le mécanisme du puzzle. Progressivement, Arnt Jensen lui laisse les rênes du game design, observant avec plaisir Carlsen transformer sa vision en un univers cohérent, construit autour d’un gameplay fort et structuré. "La majorité du travail sur les puzzles s’est réalisée sur un problème précis, un puzzle à la fois, pour être certain que chacun soit suffisamment intéressant", explique Carlsen. "Au milieu du développement, plus ou moins, nous avons commencé à rassembler ces éléments de manière à les imbriquer les uns aux autres naturellement. Nous voulions éviter de donner l’impression au joueur d’aller d’un puzzle à un autre, même si dans certains cas c’était exactement ce qu’il faisait."

Arrive alors un énorme travail de réflexion et de tri qui aboutit à éliminer 70% des idées conçues durant le développement. "Nous voulions que tous les puzzles soient pensés selon une idée unique. Si, arrivés à un certain point du développement, nous constations que deux puzzles visiblement très différents se résolvaient globalement de la même manière, nous décidions tout simplement de conserver le meilleur des deux et de balancer l’autre."

Achevant l’interview le sourire aux lèvres, Jeppe Carlsen conclut : "J’ai continué à y croire pendant trois ans. Je n’avais pas d’argent mais j’y croyais simplement. J’en rêvais, de cet endroit appelé Limbo."

Sortie, enthousiasme, succès, remises de prix et désaccords

Porté par une énorme attente des journalistes spécialisés et des forumeurs du monde entier, Limbo ouvre triomphalement le Summer of Arcade 2010. Le succès public est immédiat et rejoint les critiques dithyrambiques qui accueillent le titre comme un classique instantané. Partout, les mêmes références fleurissent : Another World, Ico, les Oddworld, Braid, ... soit parmi les meilleurs jeux que notre média ait jamais créés. Au terme de l'année 2010, couvert de dizaines et de dizaines de récompenses, Limbo apparaît comme l'un des jeux marquants de l'année avec Minecraft et Red Dead Redemption.

Le genre des jeux plates-formes est-il le seul capable de produire des œuvres ?

Les jeux de plates-formes trustent la majorité des louanges adressées au jeu vidéo en-dehors de la presse spécialisée. Et encore, même celle-ci place régulièrement Another World et Ico en tête de ses classements et les décrit souvent comme les seuls œuvres d'art produites par notre média. Mais pourquoi ? Les autres genres sont-ils incapables de produire de l'art ? Pourtant, nombreux sont les rédacteurs à reconnaître à Half-Life, Tetris, Civilization ou Sanitarium les mêmes qualités que les titres réalisés par Eric Chahi ou Fumito Ueda. Alors, où se situe la différence ?

Malgré ce double succès critique et public, des avis divergents apparaissent sur les forums, notamment celui de GrosPixels. Si tous reconnaissent au titre une certaine identité visuelle, plusieurs joueurs lui reprochent une hype surfaite, aussi accrocheuse qu'excessive finalement, ainsi qu'un gameplay finalement pas si novateur ou fort, contrairement à l'avis unanime de la presse. Ce discours demeure certes minoritaire mais bien argumenté et émanant de joueurs modérés. On passera aussi rapidement sur l’argument de la durée du jeu, deux à cinq heures selon son rythme, par rapport à son prix. La polémique ajoute-t-elle au succès en l'accompagnant inévitablement ou ces joueurs ont-il vu juste sur un jeu dont plus personne ne parlera, en des termes aussi élogieux au moins, dans dix ans ? Agrippons notre joypad et plongeons dans cet univers pour y voir plus clair.

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