Actualité de l'émulation [contenu fourni par Emu-France]
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Par camite (13 mars 2006)
Une fois, sur le minuit lugubre, pendant que je manipulais, faible et fatigué, de ma main le précieux et curieux volume d'une machine oubliée, pendant que je dodelinais de la tête, presque assoupi, soudain il se fit un tapotement, comme d'un gamin frappant frénétiquement, les boutons, à la porte de ma chambre. "C'est quelque joueur, - murmurai-je, - qui frappe à la porte de ma chambre ; ce n'est que cela et rien de plus." Ah ! Distinctement je me souviens que c'était dans le glacial décembre 95, et chaque Station brodait à son tour les pieds de cheminée du reflet de Sony. Ardemment je désirais le matin ; en vain m'étais-je efforcé de tirer de mes magazines un sursis à ma tristesse, ma tristesse pour mon Hyrule perdue, pour la précieuse et rayonnante fille que les anges nomment Zelda, - et qu'ici on ne nommera jamais plus. Milieu des années 90. Un nouveau studio de développement du nom d'Inscape lance plusieurs projets de jeux d'aventure aux thèmes et univers pour le moins originaux dans le monde du jeu vidéo. Outre des jeux basés sur des groupes de rock cultes comme The Residents (Bad Day on the Midway) ou Devo (Adventures of the Smart Patrol), un certain Drowned God qui part du postulat selon lequel des extra-terrestres auraient créé les humains... Au milieu de tout ça, un titre pour le moins étrange commence à faire parler de lui. A sa tête, Russel Lees, dont l'histoire n'a rien retenu d'autre. Les musiques sont signées Thomas Dolby, pionnier de la musique numérique, collaborateur de David Bowie, Peter Gabriel ou Roger Waters et compositeur sur d'autres jeux bien barrés (Cyberia, Total Distortion, Obsidian). Et la soyeuse, triste et vague musique des écrans premiers me pénétrait, me remplissait de terreurs fantastiques, inconnues pour moi jusqu'à ce jour ; si bien qu'enfin pour apaiser le battement de mon cœur révélateur, je me dressai, répétant : "C'est quelque joueur attardé sollicitant l'entrée à la porte de ma chambre ; - c'est cela même, et rien de plus." Lors de sa sortie, The Dark Eye se voit relayé en pages "CD-Roms culturels et éducatifs" par Joystick, au motif qu'il ne s'agit pas d'un "vrai" jeu. De quoi flinguer la carrière commerciale du titre qui, pour les utilisateurs occasionnels d'encyclopédie multimédia, flaire immédiatement le truc conceptuel et vaguement arty. Mon âme en ce moment se sentit plus forte. N'hésitant donc pas plus longtemps : "Des cauchemars dont je vais vous parler, dis-je, je n'attends aucunement de croyance de votre part, car il serait fou, en vérité, d'implorer une telle chose ; mais le fait est que mes propres sens rejettent l'évidence, or je ne suis pas fou, et je ne suis certainement pas en train de rêver." Et alors le domestique ouvrit la porte toute grande ; - les ténèbres, sur mon visage, et rien de plus. Le joueur arrive dans la demeure de son oncle, artiste qui peint selon l'humeur une arme ou une victime... Sont également présents sa fille Elise et son neveu Henry, dont on comprend assez vite qu'ils s'aiment d'amour. Pour l'interface : vue subjective et déplacements par succession d'écrans fixes, avec un pointeur qui s'adapte aux actions possibles (Myst, quelqu'un ?). Scrutant profondément ces toiles de maître, je me tins longtemps plein d'étonnement, de crainte, de doute, rêvant des rêves qu'aucun mortel n'a jamais osé rêver ; mais le silence fut troublé, et l'homme affairée m'envoya un signe, et les seuls mots proférés furent des noms chuchotés : "Bérénice..." - C'était moi qui le chuchotais, et un écho à son tour murmura ces mots : "Look after Bérénice..." Purement cela, et rien de plus. Rentrant dans la chambre, et sentant en moi toute mon âme incendiée, j'entendis bientôt un chuchotement un peu plus fort que le premier. "Sûrement, - dis-je, - sûrement, il y a quelque chose aux jalousies de mon frère ; voyons donc ce que c'est, et explorons ce mystère. Laissons son cœur, le battement de son horrible cœur, se calmer un instant, et explorons ce mystère ; - c'est le vent, et rien de plus." Je poussai alors la porte de l'atelier, et, avec une voix de Tanger à Allen Ginsberg, parla un majestueux vieillard digne des anciens jours. Il ne fit pas la moindre révérence, il ne s'arrêta pas, il n'hésita pas une minute ; mais avec la mine d'un lord ou d'une lady, il se percha au-dessus de son chevalet ; il se pencha sur un portrait de sa mère, juste à côté de ceux des bourreaux dans la galerie ; - il se percha, s'installa, et rien de plus. Pour progresser dans le jeu, il faut généralement parcourir la maison (pas très grande) afin de trouver les habitants et de les voir se parler ou vous parler directement. A propos de parlotte, le jeu peut se targuer de la présence à son casting de l'écrivain emblématique de la Beat Generation, William S. Burroughs (Le Festin Nu), ou de Jennifer Hale (alors débutante, elle a depuis prêté sa voix à, entre autres, Baldur's Gate, Gabriel Knight 3, Metal Gear Solid 1 & 2, Eternal Darkness, Star Wars Knights of the Old Republic, Doom 3, P.N.03 ou killer7). L'intrigue amoureuse entre Henry et Elise forme le cœur de l'histoire. Après certaines scènes ou actions, la nuit tombe subitement et le joueur entend alors des murmures inquiétants. Mais le plus extraordinaire réside dans certains objets qui, ayant appartenu à d'autres personnes dans le passé, permettent de revivre des moments clés de leurs vies. Alors, ce pantin de bois, par la gravité de son maintien et la sévérité de sa physionomie, induisant ma triste imagination à sourire : "Bien que sa tête, - pensai-je, - soit sans hype et sans 3D, ce n'est certes pas un poltron, lugubre et ancien amant, voyageur partant sur les rivages de la nuit. Dis-moi quel est ton nom seigneurial aux rivages de la nuit ancienne !" Henry, avant de tomber, dit : "Jamais plus !" Le parti-pris graphique de The Dark Eye repose sur des marionnettes animées image par image à la manière des films de Tim Burton comme L'Etrange Noël de Monsieur Jack ou Les Noces Funèbres. C'est un style qui ne plaira pas à tous mais qui propose indéniablement une très forte personnalité, contribuant à l'atmosphère pesante et macabre du jeu. Doug Beswick, qui a travaillé au cinéma sur Aliens, Star Wars, Terminator ou Beetlejuice, a assuré cette partie du travail. Je fus émerveillé que ces disgracieuses visions entendirent si facilement ma parole, bien que les réponses n'eurent pas un bien grand sens et ne me furent pas d'un grand secours ; car nous devons convenir que jamais il ne fut donné à un jeu vidéo de voir un fossoyeur au-dessous du nom de sa jaquette, un fossoyeur et une pelle se refermant sur une main outrée au-dessus de la tombe de sa promise, se nommant d'un nom tel que L'œil Sombre - Jamais plus ! Au travers des différentes visions cauchemardesques qu'il va traverser, le protagoniste va se retrouver tour à tour dans la peau de deux personnages d'une même histoire : le bourreau et la victime. Mais le maudit, perché solitairement sur la lointaine falaise, ne proféra que ce mot unique, comme si dans ce mot unique il répandait toute son âme. Il ne prononça rien de plus ; il ne remua pas une plume, - jusqu'à ce que je me prisse à murmurer faiblement : "D'autres amis se sont déjà envolés loin de moi ; vers le matin, lui aussi, il me quittera comme mes anciennes espérances déjà envolées." Le stylo écrivit alors : "Your loving friend, Bérénice". Et de larmes, jamais plus. Tressaillant au bruit de cette réponse jetée avec tant d'à-propos : Sans doute, - dis-je, - ce qu'elle écrit sous ma main est tout son bagage de réaction, qu'elle a pris chez quelque maître infortuné que le Malheur impitoyable a poursuivi ardemment, sans répit, jusqu'à ce que ses poèmes n'eussent plus qu'un seul refrain, jusqu'à ce que le De profundis de son Espérance eût pris ce mélancolique refrain : "Jamais - jamais plus !" The Dark Eye, et cela constitue à la fois se force et sa limite, s'inspire de quelques travaux de l'écrivain américain Edgar Allan Poe. La trame principale a beau être originale, elle s'inspire néanmoins énormément de La Chute de la Maison Usher. Les trois histoires à revivre sous les différents points de vue sont Bérénice, Le Cœur Révélateur et La Barrique d'Amontillado. Le joueur tombera également, au détour de ses recherches dans le manoir, sur deux lectures par William Burroughs (et illustrées) du Masque de la Mort Rouge et du poème Annabel Lee. Quelques écrits supplémentaires trainent également dans des livres, tiroirs, bureaux... Mais le conte induisant encore toute ma triste âme à sourire, j'exécutai tout de suite un air de piano à la joie des amants, Henry et Elise ; alors, m'enfonçant dans le velours, je m'appliquai à enchaîner les idées aux idées, cherchant ce que ces augurales visions des anciens jours, ce que ces tristes, disgracieuses, sinistres, aigres et anormales histoires des anciens jours voulaient faire entendre en exposant leur - Jamais plus ! Je me tenais ainsi, rêvant, conjecturant, mais n'adressant plus une syllabe à la famille, dont les yeux ardents me brûlaient maintenant jusqu'au fond du cœur : je cherchai à deviner cela, et plus encore, ma tête reposant à l'aise sur le velours du coussin que caressait la lumière de la lampe, ce velours violet caressé par la lumière de la lampe que sa tête, à Elle, ne pressera plus, - ah ! jamais plus ! Bérénice se révèle certainement comme la plus réussie des trois adaptations. L'histoire se raconte par les lettres (que le joueur signe pour découvrir le nom du personnage qu'il incarne) et les objets qui traduisent par des détails subtils la psychologie des caractères. En passant d'un point de vue à l'autre, l'ambiance se fait réellement oppressante, la folie progressive du bourreau se dévoilant par une mise en scène de l'horreur inspirée. Dans Le Cœur Révélateur, le jeu assassin / victime fonctionne assez bien par le contraste qui existe entre le vieux très tranquille et le jeune dérangé. Ambiance intéressante, mais la répétitivité des séquences gâchent un peu le plaisir. Enfin, La Barrique d'Amontillado s'avère sans doute la moins réussie, malgré une esthétique soignée. L'alternance des points de vue paraît superficielle et le déroulement trop linéaire. Alors, il me sembla que l'air s'épaississait, parfumé par un encensoir invisible que balançaient les diablotins dont les pas frôlaient le tapis de ma chambre. "Fortunato ! - m'écriai-je, - oui, pour l'amour de Dieu, allons-nous-en. De l'amontillado ? C'est vrai, l'amontillado. Alors, il faut positivement que je vous quitte. Mais je vous rendrai d'abord tous les petits soins qui sont en mon pouvoir". Du répit et du vin dans ses ressouvenirs de Montrésor. "Bois, oh ! Bois, mon bon Fortunato, quant à Luchesi..." L'emmuré dit : "Jamais plus !" "Prophète ! - dis-je, - être de malheur ! Fantôme ou démon ! Mais toujours prophète ! Que tu sois un envoyé du Tentateur, ou que le temps t'ait simplement échoué, naufragé, mais encore intrépide, en cette demeure déserte, ensorcelée, dans ce logis par l'Horreur hanté, - dis-moi sincèrement, je t'en supplie, existe-t-il, existe-t-il ici des dents ou des idées ? Dis, dis, je t'en supplie !" L'enterrée vive dit : "Jamais plus !" "Prophète ! - dis-je, - être de malheur ! Fantôme ou démon ! Toujours prophète ! Par ce ciel tendu sur nos têtes, par ce Diable que tous deux nous adorons, dis à cette âme chargée de douleur si, dans l'Enfer lointain, elle pourra embrasser une fille sainte que les anges nomment La Mort, embrasser une précieuse et rougeoyante fille que les anges nomment La Mort." Le masque dit : "Jamais plus !" "Que cette parole soit le signal de notre séparation, esprit ou démon ! - hurlai-je en me redressant. - Rentre dans la tempête, retourne au rivage de la nuit ancienne ; ne laisse pas ici un seul œil noir comme souvenir de l'obsession que ton âme a proféré ; laisse ma sagesse inviolée ; quitte cette lampe au-dessus de ma clairvoyance ; arrache mon œil de ton horrible cœur et précipite son battement loin de ma porte !" La police dit : "Jamais plus !" The Dark Eye n'est peut-être pas un vrai jeu. Pas d'énigme, pas de combat... Juste un univers singulier ou un "film interactif", comme il fut de bon ton de le dire. Il s'adresse clairement aux admirateurs de Poe (l'esthétique burtonienne, la voix de Burroughs...) mais ceux-là connaissent déjà le dénouement de chaque histoire du jeu, lequel se termine en une petite demi-douzaine d'heures. Un jeu de fan, en somme. Et le corps d'Elise, indissociable de l'âme de la très belle Annabel Lee, est toujours assis dans la cave, juste à côté du cercueil sur ses tréteaux d'Usher ; et ses yeux ont toute la semblance des yeux d'un démon qui rêve ; et la lumière de la lampe, en ruisselant sur elle, projette son ombre sur le sol ; et mon âme, hors du cercle de cette ombre qui gît flottante sur le plancher, ne pourra plus s'élever, - jamais plus ! En complément de cet article, voici une interview de l'auteur de The Dark Eye, Russel Lees, aussi accessible depuis notre rubrique "dossiers". Sources, remerciements, liens supplémentaires : Texte écrit sous l'inspiration d'Edgar Allan Poe, Charles Baudelaire et Stéphane Mallarmé. Envie de réagir ? 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