@DSE76 :
La vidéo de
Linguisticae est assez pertinente, même si je suis toujours assez circonspect du travail de ce Youtubeur : tout précis et intéressant soit-il, il a une perspective marquée de linguistique générale (sa fixation sur l'Indo-Européen en témoigne) et il semble minorer, du moins c'est ainsi que je le vois - et des collègues sont de mon avis - des aspects d'analyse du discours qui pèsent fortement dans les problématiques de langue. Partant, je vois plus son travail comme une bonne vulgarisation, mais nécessairement partiale et à compléter par d'autres écoles analytiques.
@ Sim :
Je suis navré que tu le prennes comme ça. Je peux te répondre de façon circonstanciée, si tu le veux, à ta réaction : mais le fond ne changera guère, j'en ai peur.
Déjà, levons quelque chose : contrairement à ce que tu avances, je t'ai répondu sur le fond, et je ne ferme aucunement la discussion. Simplement, remarque que je parle
ex professo :
- Parce que la linguistique est mon activité professionnelle ;
- Parce que la linguistique est mon domaine de spécialité et par ma formation et mes diplômes ;
- Parce que cela va faire plusieurs années que je publie dans le domaine ;
- Parce que j'assiste/participe à des colloques, participe à plusieurs projets de recherche, suis en communication avec des chercheurs et chercheuses travaillant sur de nombreux champs disciplinaires en relation avec la langue ;
- Parce que j'enseigne à l'université ;
- Parce que je tâche de sourcer aussi précisément que possible mes propos.
Donc oui : dans le cadre de cette discussion, je peux parler "en qualité de spécialiste". Je ne dis pas, je le répète, que ton impression de locuteur est fausse : mais qu'elle lui manque une distance scientifique permettant de comprendre les tenants et aboutissants de cette problématique, distance que je me proposais d'apporter par mon expertise et les sources que je donnais. Comme tu achoppes sur certains endroits, et si je vais me répéter - car ces éléments de réponse se situent déjà dans les sources que j'ai offertes -, je les reprends linéairement :
- Concernant la "tendance actuelle" que tu relèves, elle est infirmée par les études menées depuis les années 80 par le milieu de la recherche, dont j'ai donné un aperçu via la revue
Mots et qui sont vulgarisées dans le blog
Bling. La tendance à la neutralisation morphologique n'est pas un fait linguistique observé, et tu peux en avoir une idée si tu lisais les sources que je te proposais. Tu peux notamment lire
cet article de Bling, qui récapitule les arguments contre la féminisation des noms de métier pour en avoir une meilleure idée.
- Tu dis, je te cite "Alors, compliquer les règles au moment où le niveau en grammaire s'effondre, je ne vois pas l'intérêt". Tu dis que "le niveau en grammaire s'effondre", puis ensuite tu évoques des rapports : lesquels ? Car quand je lis les recherches proposées par les revues, par exemple
Lidil, les conclusions ne sont pas celles-ci. Ce qui "s'effondre", ce qui est en tout cas marquant, c'est que l'orthographe est plus tardivement acquise par les jeunes apprenants. Mais la "grammaire", ou l'apprentissage de la langue en général, c'est aussi la construction du propos, le respect de la concordance des temps, l'emploi des connecteurs, le développement thématique, le respect de la généricité et de la séquentialité, la compétence métalinguistique... Autant d'aspects qui, eux, se développent. Cela, sans même prendre en considération les différences dans les méthodes d'apprentissage en français métropolitain (méthode globale/syllabique), l'éclipse grammaticale des années 80/90 où on faisait de la grammaire de texte et non de l'orthographe "hors sol", le choix des sources littéraires... Autant d'éléments exogènes qui ne disent rien de la langue ou de la compétence linguistique, mais de la relation à la norme, ce qui est un tout autre sujet.
- Par ailleurs, tu évoques la règle de "l'accord du COD", en occultant (i) qu'il s'agit d'une règle arbitrairement décidée par les grammairiens du 16/17e siècle, qui ne repose sur aucun argument linguistique mais sur une copie d'un italianisme alors en vogue, (ii) qu'elle n'a jamais été assidûment respectée par les locuteurs, ni avant, ni maintenant et qu'elle relève davantage de l'hypercorrection (
un article de la revue Mots (persée.fr) si tu veux creuser la question) (iii) que je ne vois pas en quoi un journaliste ou un député est plus sachant en norme orthographique qu'un docteur, un professeur ou un ouvrier. Que faire de mon grand-père paysan qui emploie sans affectation le subjonctif plus-que-parfait ou le passé surcomposé dans sa pratique régulière de la langue ? L'évolution diastratique est plus complexe que tu ne le supposes, et tu peux regarder ce que propose
William Labov (lien persée) sur la "sociolinguistique" pour une idée de la difficulté de cette sous-discipline linguistique, qui a beaucoup à nous apprendre.
- Concernant la réécriture, ton argument n'est pas encore bien convaincant. La population ne prend pas la tendance "inverse" que tu évoques, la littérature scientifique le prouve. Quand bien même, la distinction entre norme littéraire et idiolecte/emploi vernaculaire est colossale, toute la tradition grammaticale du 16e siècle à nos jours le montre. Tu parles de "changement majeur", lesquels ? Chateaubriand a passé toute sa carrière littéraire à écrire
effluve au féminin ; cela a été corrigé depuis. Cela change quoi, où, en quelle mesure ? Parle-t-on de littérature ou de langue ? Et si on parle de langue, on accepte alors l'idée qu'elle a une incidence sur les représentations, ce qui m'amène à ton dernier point :
- Oui, ta comparaison avec l'anglais est spécieuse. Il n'y a pas bijection entre culture et langue. C'est comme dire que les Chinois sont incapables de se projeter dans l'avenir puisqu'il n'y a pas de futur morphologique en mandarin. C'est du Sapir-Whorf dégénéré ou, si tu préfères, du déterminisme linguistique, soit une théorie du 18/19e siècle qui a été controuvée dès le début de la linguistique moderne. Cela vaut pour tout, et comme je le disais : ce n'est pas parce qu'en anglais, mettons, il y a neutralisation morphologique de genre (ce qui ne veut pas dire qu'il n'y a pas de masculin et de féminin, et il y a aussi des initiatives de création de
pronoms neutres. Laure Gardelle, à Grenoble, collègue et amie, travaille beaucoup sur ces questions) qu'il n'y a pas de problèmes de sexisme, tout comme ce n'est pas parce qu'en français les locuteurs suivent la règle du "masculin l'emporte..." que la société est sexiste. Mais ces éléments, comme le notent avant Shenron ou LVD, ont une incidence sur les représentations et les points de vue : c'est pour cela que l'écriture inclusive mène conjointement "trois chevaux de bataille" : la féminisation des noms de métier, l'accord de proximité, les pronoms à genre neutralisés, puisque ces points irradient le plus fortement les points de vue des locuteurs, comme le note Claire Michard dans l'article que j'ai donné.
Donc oui : je te réponds sur le fond, je source mes arguments, je maintiens que tes positions ne sont pas scientifiquement éclairées. D'ailleurs, je ne cherche pas spécialement à te convaincre puisqu'il ne me semble pas que tu désires être convaincu - as-tu lu les articles, messages, sources que je donnais ? En revanche, sur la place publique de ce forum, je me suis senti "obligé" de te contredire et d'apporter un autre son de cloche que ce discours, qui ne se fonde sur aucune fondation scientifique solide. Tout comme il ne suffit pas d'avoir un corps pour être biologiste, il ne suffit pas d'être locuteur pour être linguiste : et tes impressions sont, dans la façon dont je les ai reçues, peu représentatives des réalités linguistiques. Cela m'aurait plu que tu comprennes ma position "de spécialiste", et que tu me répondes en conséquence, que tu inities une discussion : mais à mon tour, ton braquage ne m'invite pas à te répondre davantage. Cela ne m'intéresse pas, à dire vrai ; ce serait une perte de temps, je le vois d'avance. J'ai exposé ma position aussi clairement que je le pouvais : prends ce que tu désires, et laisse le reste. Quant aux autres lecteurs, ils pèseront eux-même le bien-fondé de nos argumentations respectives.
À bon entendeur, salut.