Mastodon
Le 1er site en français consacré à l'histoire des jeux vidéo
Torin's Passage
Année : 1995
Système : Mac, DOS, Windows
Développeur : Sierra On-Line
Éditeur : Sierra On-Line
Genre : Point'n click / Aventure
Par DSE76 (22 janvier 2018)
Jaquette du jeu. Torin’s Passage a été conçu comme substitut, avec une série de 5 jeux en chantier. Malheureusement, les mauvaises ventes et la situation catastrophique de Sierra en décideront autrement.

La première moitié des années 90 a décidément laissé des souvenirs impérissables dans l’histoire du jeu vidéo, et ce dans de nombreux genres : plateformes, course, combat, FPS... De grands noms ont vu le jour et ont offert des jeux qui sont restés dans les mémoires pour les décennies à venir. D’autres, en revanche, sont restés dans l’ombre, leur contexte ne favorisant pas vraiment des ventes florissantes et donc, une notoriété. C’est le cas du jeu dont on va parler : Torin’s Passage.

Les années 90 sont aussi l’occasion pour deux sociétés majeures dans le domaine du Point & Click de s’affronter : tout d’abord, LucasArts, société créée par Georges Lucas pour exploiter le domaine prometteur du jeu vidéo. Leurs jeux sont on ne peut plus connus : Monkey Island, Day of the Tentacle, Indiana Jones... Face à eux, Sierra On-Line : société créée par le couple Williams suite à la création d’un jeu d’aventure. Le budget est moindre, la renommée l’est tout autant mais le talent des équipes du studio a permis de se faire un nom avec de grands titres : Space Quest, Police Quest, King's Quest, Lesuire Suit Larry, Gabriel Knight... Sans compter que Sierra est une maison d’édition et avait dans son escarcelle : CocktelVision, des Français (cocorico) à l’origine des Gobli(i)(i)ns et de sa suite spirituelle : Woodruff ; Dynamix avec The Incredible Machine et surtout Red Baron avec sa mouture 3D jamais égalée dans le domaine de l’aviation Grande Guerre ; ainsi que Impression Studios dont Lord of the Realm et Caesar sont les productions les plus marquantes.

Les logos de Lucas Arts et Sierra Online. À eux deux, ces deux studios ont œuvré pour le point & click.

Alors, en 1994, Sierra est sur un nuage, avec une renommée et un compte en banque bien fournis. Mais la société est bien embêtée : elle a l’habitude de produire annuellement les King’s Quest mais les nouvelles possibilités techniques (en particulier le CD-ROM) rendaient impossible cet objectif de 1 jeu par an. Du coup, la direction eut une idée fort bien simple : alterner une année King’s Quest avec une nouvelle série, les deux ayant chacune 2 ans de production pour sortir.

Donc, pour remplir ce nouveau créneau, la société fait appel à Al Lowe, producteur interne qui est surtout connu pour sa série Leisure Suit Larry... Un jeu on ne peut plus graveleux (mais jamais vulgaire). Or Sierra veut un jeu un peu plus tout public. Et Justement, Lowe voulait faire un jeu pour que sa fille de 11 ans puisse jouer avec lui. C’est en regardant Mme Doubtfire qu’il eut l’idée de Torin’s Passage : des passages drôles pour les enfants et de petits clins d’œil aux adultes avec des piques spécialement pour eux.

Al Lowe, l’un des plus célèbres talents de Sierra. S’il est surtout connu pour les Leisure Suit Larry, son CV est agrémenté de jeux moins adultes, en particulier de jeux Disney.

Torin’s Passage est donc un point & click, dont le moteur est entièrement fondé sur celui de King Quest 7... avec toutefois des modifications dont on parlera plus tard. Le but est d’accomplir les cinq chapitres qui composent le jeu, le tout avec des énigmes à résoudre, une bonne dose d’humour et des personnages déjantés.

Le jeu se déroule sur la planète Strata qui, comme son nom le suggère, est un emboîtement de planètes. Un jour, le roi et la reine des terres d’en haut sont assassinés mais leur fils a été sauvé par leur nourrice alors qu’elle tentait de le calmer. Puis on retrouve le personnage de cette aventure, Torin Farhman, jeune garçon dans la force de l’âge (et légèrement stéréotypé) qui rêve d’aventures mais doit faire des courses en ville pour ses parents. Alors qu’il se rend pour la énième fois à Crystal City, accompagné de son ami Boogle, un chien cartoonesque qui ne dépareillerait pas dans un Tex Avery, le destin frappe à sa porte : ses parents se font enlever. Notre héros apprend plus tard qu’une sorcière du nom de Lycentia les a kidnappés et réside dans les terres du bas. Torin est donc fermement décidé à partir à l’aventure pour sauver ses parents, quitte à traverser des mondes... des plus étranges.

Le monde de Strata. Bizarrement, le jeu propose de commencer à n’importe quel chapitre du jeu, ce qui n’est évidemment pas recommandé pour une première partie.

La zone de jeu est divisée en deux parties : la partie du dessous est votre inventaire, où sont stockés tous les objets que vous ramassez. L’autre partie de l’écran est la zone de jeu, où se trouve votre personnage et le tableau où vous évoluez. Ledit tableau fait assez rarement la taille de l’écran et il faudra vous déplacer pour aller d’un bout à l’autre. Mais ne vous inquiétez pas : le jeu est pourvu d’un scrolling qui peut être aussi bien vertical qu’horizontal. Un curseur sur le côté de l’écran permet d’ailleurs de déplacer ce scrolling.

Chaque planète est composée de tableaux reliés entre eux par des chemins, pouvant être pris par Torin en cliquant sur l’un d’eux (le pointeur se changeant en flèche). Torin peut aussi se déplacer dans le tableau en cliquant simplement à un endroit. Et enfin, je vais vous dévoiler pourquoi Torin’s Passage est une version améliorée du moteur de King Quest 7 : tous ceux qui ont joué à ce dernier se rappellent tristement des déplacements du jeu. Il fallait parcourir entièrement le tableau, sans moyen d’accélérer le processus et je ne vous parle pas des transitions entre les tableaux. Eh bien, Al Lowe et son équipe vous ont entendus : le bouton droit permet de "téléporter" Torin à la destination choisie, tandis qu’un bouton spécialement conçu permet de passer les transitions... ainsi que les cinématiques.

Le premier écran que vous serez amené à voir. Le petit triangle que vous voyez au-dessus du livre est le curseur, qui permet de déplacer la zone de jeu. Le même se situe à droite, au cas où le tableau serait trop grand verticalement.

Comme tout point & click qui se respecte, pour progresser, vous allez devoir résoudre des énigmes. Celles-ci sont généralement du type ramener un objet à une personne ou utiliser un objet pour en obtenir un autre. Des problèmes plus complexes vous attendent généralement à la fin du chapitre, mais aussi au fil de l’aventure, avec parfois un enchaînement d’actions à effectuer pour progresser. Si vous êtes bloqué, pas de panique : il y a un sablier sur le côté droit qui permet d’obtenir de l’aide sur la marche à suivre. Évidemment, cela endommagera votre score à la fin.

Votre inventaire : en fait, vous en avez deux. Le vôtre contient tous les objets que vous ramasserez. Il vous suffit de le sélectionner et de cliquer sur un élément du décor. Toutefois, comme pour les interactions simples, vous ne pourrez utiliser l’objet que si l’icône devient blanche. Aussi, vous avez un projecteur holographique pour avoir une meilleure vue. Mais autant vous prévenir tout de suite : ce mode ne servira pas seulement à admirer le travail des graphistes, car il vous faudra manipuler certains objets, voire carrément combiner deux d’entre eux. L’autre inventaire est celui de Boogle... eh oui, il n’est pas une simple mascotte pour attendrir le joueur. En plus de briser le quatrième mur et de répondre de façon lâche aux lois de la physique, cet animal est... un polymorphe. Il peut se changer à volonté en un quelconque objet, la seule limite étant que Boogle doit "apprendre" la transformation en allant dans certains tableaux.

Le mode hologramme vous permet d’examiner un objet mais aussi le manipuler, comme ce médaillon qu’il faudra ouvrir pour obtenir la confiance de quelqu’un.

Le monde de Strata est totalement cartoonesque, humains compris. Vous aurez d’ailleurs affaire à pas mal d’individus aussi bizarres et farfelus les uns que les autres. D’ailleurs, l’ensemble de l’aventure ressemble à un dessin animé, de bonne facture ma foi. Sans compter que le background du jeu est plutôt développé, en particulier sur les cristaux, on ne peut plus abondants sur la planète ; les plus importants étant les fameux phénocristaux, colonnes entièrement en cristal qui servent de moyen de locomotion entre les mondes et que Torin va devoir utiliser à l’aide d’une étrange substance : de la poudre d’erresdy.

Et bien entendu, c’est un jeu Sierra, ce qui signifie "écrans de morts des plus cocasses". Torin’s Passage n’en est pas dépourvu, même si leur déclenchement laisse un peu à désirer sur le plan de la créativité (simplement un clic au mauvais endroit) mais certains sont vraiment drôles. L’ennui est que les textes sont en grande partie fondés sur des jeux de mots et tous ceux qui connaissent le milieu de la traduction savent que les jeux de mots représentent la partie la plus difficile à traduire.

Un jeu Sierra n’en serait pas un sans ses écrans de morts faisant une réflexion amusante sur votre destin funeste.

Le monde de Torin’s Passage est haut en couleurs : nombre de personnages viennent aider, se faire aider ou ralentir Torin dans sa progression. Quasiment tous sont cartoonesques et on ne peut plus amusants, au point de se demander comment ces mondes survivent face à tant de délire. Aussi, chaque monde a son propre environnement, lui donnant une personnalité.

Mais outre les personnages, attendez-vous à des situations burlesques : vous plonger carrément dans une (mauvaise) sitcom américaine des années 50, rattraper des boulets de canon venant d’un manège dans un monde de lave, devenir le nouveau joueur de scie... Mais à part l’humour, le jeu est vraiment haletant, avec la bande sonore (on y reviendra sous peu) et le côté "voyage de Gulliver" (souligné dans un des textes de mort) du parcours qu’aura à faire Torin pour retrouver ses parents.

Les personnages de Torin’s Passage sont burlesques et ridicules au possible mais le garde du phénocristal d’Escarpa atteint largement des sommets, entre ses trous de mémoire absurdes et ses plats favoris à chaque fois composés de jeux de mots.

Torin’s Passage est on ne peut plus beau : les personnages et leurs animations sont époustouflantes. On dirait presque du Don Bluth (en particulier Dragon’s Lair) avec une telle qualité. Les environnements ne sont pas en reste : outre de beaux arrière-plans, le jeu intègre des éléments en 3D et c’est plutôt réussi. Il faut dire que l’un des artistes chargés de cet aspect a poursuivi sa carrière... chez Pixar.

Pour la création de ce titre, Sierra a réussi à convaincre... Michel Legrand (oui, le célèbre compositeur cinématographique primé plusieurs fois aux Oscars. Rien que ça !). Autant dire que la bande son, entre de bonnes mains, est de très bonne facture : non seulement la musique participe admirablement à l’ambiance de chaque situation (on pense en particulier lorsque Torin se trouve près d’un phénocristal) mais une bonne partie des musiques restent allégrement en tête après avoir joué au jeu.

Une partie des sketchs pour la réalisation des personnages. On sent bien le côté cartoonesque du titre dans leur design.

Bon, Torin’s Passage a évidemment quelques défauts. Le principal est dû au public qu’Al Lowe visait avec son jeu : un enfant accompagné par un adulte. De ce fait, les énigmes sont assez faciles pour quelqu’un qui a un peu de bouteille dans le jeu vidéo. Au pire, elles sont juste irritantes à cause de leur structure, même si un enfant risque sûrement de buter sur certaines d’entre elles.

Aussi, on parlera de la traduction française : on l’a vu, le jeu est composé de nombre de jeux de mots et la localisation galère pour les traduire. Pour ne rien arranger, même si le doublage français est de qualité, il y a quand même des passages douteux : sous-titres avec parfois des fautes, qui ne collent pas aux dialogues et le doubleur qui est... bizarre.

Les énigmes de Torin’s Passage ne sont jamais difficiles pour quelqu’un d’expérimenté. Au pire, elles énervent, comme ce fameux passage de la colline glissante.

Torin’s Passage est un jeu réussi pour un premier jet d’une nouvelle série, un charmant jeu d’aventure comme Sierra sait bien les faire. Malheureusement, pour une raison encore obscure (manque de publicité ?), nombre de gens sont passés à côté du titre et les ventes du jeu sont bien en deçà des espérances de Sierra.

Malheureusement, la suite de l’aventure Sierra sera des plus sordides : en 1996, l’entreprise est rachetée par CUC International. De ce fait, Ken Williams, qui avait mis un point d’honneur à garder le contrôle du studio, perd vite la direction de l’entreprise. CUC est une firme vautour, du genre à dépecer ses rachats afin de satisfaire la gloutonnerie des actionnaires. C’est ce que subira Sierra de plein fouet, avec nombre de licenciements, dont un suite au scandale survenu après la fusion de CUC International et Health Franchise Systems (le tout fut renommé Cedant Corporation). Cedant vendra Sierra à Vivendi et là, pas de cocorico car Vivendi continuera de manière plus violente le travail de sape sur l’entreprise (toujours pour les mêmes raisons). En 1999, le siège original d’Oakhurst est fermé, avec 250 licenciements à la clé. La suite n’est que fermetures de studios jusqu’en 2004 où le dernier d’entre eux, le studio de Bellevue, met définitivement la clé sous la porte. Sierra n’est plus qu’une coquille vide mais qui siphonne pas mal d’argent à Vivendi. En 2008, le groupe se débarrasse de ce qui reste de l’entreprise à Activision, qui possède actuellement les titres de Sierra.

Même si Activision fera quelques remasters des jeux les plus populaires de Sierra, Torin’s Passage est tombé dans l’oubli et le projet de l’époque de "un jeu tous les deux ans", prévu à la base pour soulager l’équipe de King’s Quest, ne verra jamais le jour : ce qui fait que les quatre autres épisodes prévus ne seront jamais produits, rendant le jeu incomplet, vu que certaines parties étaient prévues pour être approfondies au fil des épisodes. Reste un titre solide, témoin du passé autrefois glorieux de Sierra.

DSE76
(22 janvier 2018)