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Thrill Penguin
Année : 2022
Système : Linux, Windows
Développeur : Sylph
Éditeur : Sylph
Genre : Plate-forme / Action
Par Simbabbad (24 mars 2024)

Depuis l'incroyable succès de Super Meat Boy en 2010, le genre du hardcore platformer (aussi appelé precision platformer, et le jeu "hardcore" en général comme Hotline Miami ou Flywrench) s'est spectaculairement popularisé, devenant un genre majeur avec de nombreuses variantes et beaucoup de titres connus ou reconnus : Bit. Trip Runner, VVVVVV, Dustforce DX, N++, 1001 Spikes, The End Is Nigh, Celeste, Remnants of Naezith, etc.
En plus de ces succès plus ou moins populaires, tout un écosystème de productions plus humbles a lui aussi fleuri au sein du jeu indépendant, depuis de simples "ROM hacks" sadiques de Super Mario Bros. ou Super Mario World jusqu'à une myriade de "petits jeux" neufs et payants mais moins chers, plus dépouillés et moins remarqués que les titres précédemment cités ; dont par exemple Quickly, Quackley! qui reprend le style graphique du ZX Spectrum, ou INK qui propose le surprenant gimmick d'avoir des plateformes invisibles (le comble de l'épure graphique) matérialisées en y projetant de l'encre lors de nos doubles sauts – l'un comme l'autre jeu est court et coûte moins de 5€ sur Steam, pour une expérience néanmoins excellente...

En haut, Quickly, Quackley! et INK, Thrill Penguin est en bas.

Gimmick ou pas gimmick, le principe reste toujours le même : des niveaux très brefs sélectionnables directement depuis un menu après avoir été débloqués, des morts quasi instantanées à la moindre erreur, un level design de jeu de plateformes très dur, mais une boucle d'essais resserrée grâce à des vies infinies et un délai réduit entre deux tentatives – ainsi, l'action et l'excitation restent constantes, sans frustrer ni décourager le joueur malgré ses échecs répétés.

Thrill Penguin est un "petit jeu" : il offre une aventure reprenant le minimalisme du tout premier Super Mario Bros., avec des niveaux linéaires très géométriques et lisibles, pas d'histoire ni de fioritures graphiques superflues (gagner le jeu, même avec des performances optimales partout, est récompensé par un unique écran de félicitation), et un gameplay à deux boutons à priori très simple – on peut aller à gauche ou à droite seulement, avec un bouton pour sauter et un bouton d'action, et on devra rejoindre un point d'arrivée de préférence le plus vite possible afin d'obtenir une médaille d'or dans chacun des 60 parcours d'obstacles du jeu, répartis dans six mondes distincts.
Pour bien installer l'idée qu'on ne doit pas lambiner, le scrolling défile automatiquement à la Super Mario Bros. 3 si l'on est trop lent, mais il suit sinon notre héros, un petit pingouin violet à l'air très déterminé. Le scrolling est parfois horizontal, parfois vertical et parfois diagonal, mais il va toujours dans la même direction au sein d'un même niveau, sans aucune exploration et sans l'option de revenir en arrière. Pour grimper, on a notamment la possibilité de prendre appui sur un mur pour sauter sur le mur opposé comme dans New Super Mario Bros., sans saut mono-mural à la Super Meat Boy. Le dixième et dernier niveau de chaque monde est un combat de boss pastichant ceux contre Bowser dans Super Mario Bros., avec des boules de feu venant horizontalement vers nous et un gros ennemi (le seul du jeu) sous lequel on doit se glisser lorsqu'il saute – son poids brisera alors un pont en atterrissant puis il tombera dans le vide. Avec ou sans boss, chaque niveau peut être battu en moins d'une minute.

Rien de tout cela ne semble extraordinaire sur le papier, et pourtant, Thrill Penguin est devenu un de mes hardcore platformers favoris, un de ceux auxquels j'ai pris le plus de plaisir à jouer, et où battre les limites de temps aura été pour moi le plus jouissif.

Pourquoi donc ?

Le secret de Thrill Penguin est son bouton d'action : au lieu d'être un bouton d'accélération comme dans Super Mario Bros. ou Super Meat Boy, ou un bouton de dash comme dans Celeste ou Quickly, Quackley!, ou un bouton lié à un gimmick, il sert ici principalement à effectuer une chute planée en avant puis à glisser rapidement au sol.
En soi, ça n'est pas original : dans New Super Mario Bros. Wii, le costume de pingouin permettait déjà de glisser avec un peu d'élan puis en allant vers le bas – la différence, cependant, est que chez Mario, la vitesse de glisse met longtemps à s'éroder au gré des frottements et du relief, restant plutôt constante et transformant le jeu en autorunner, alors qu'ici, on ralentit très vite jusqu'à arriver lamentablement à l'arrêt, après quoi notre pingouin se remettra péniblement debout puis reprendra sa marche en dandinant.

Pour éviter que la glissade nous fasse PERDRE du temps (!), on peut heureusement sauter en glissant, ce qui nous fera effectuer une pirouette rapide vers l'avant qui réceptionnera notre héros en station debout. En pure ligne droite, on peut donc maximiser sa vitesse en glissant, puis en faisant une pirouette, puis en glissant de nouveau, puis avec une nouvelle pirouette, etc. mais bien sûr, nous sommes ici rarement en ligne droite, le level design est plutôt accidenté et rempli d'obstacles mortels !

Prenons l'exemple simple d'une section droite suivie d'une courte étendue de piques : dans n'importe quel autre jeu déjà cité, c'est une configuration sans intérêt – il suffit d'avancer le plus vite possible puis de sauter par-dessus les piques. Dans Thrill Penguin, chercher à passer rapidement l'obstacle pose beaucoup plus de questions : a-t-on la place de glisser puis faire une pirouette avant d'arriver aux piques, ou devrait-on plutôt effectuer la pirouette au-dessus des piques (notre contrôle aérien est restreint, la distance parcourue par la pirouette n'est donc pas très élastique), ou vaudrait-il mieux tout bonnement marcher jusqu'aux piques puis sauter par-dessus sans avoir glissé ?

D'autres subtilités compliquent encore les choses : la chute planée précédant la glisse est très rapide, on pourrait donc prolonger notre enchaînement en trois temps – en sautant puis en faisant une chute planée au sommet du saut, puis en glissant au sol, puis avec une pirouette réalisée avant que la glissade ne ralentisse trop... mais, à l'instar du triple saut de Mario, il faut bien coordonner toutes ces étapes avec les aléas du terrain !

Au fil des niveaux et des mondes, on découvrira en effet en plus des piques déjà évoquées divers gouffres, des plans inclinés qui montent (il vaut mieux sauter par-dessus) ou qui descendent (y glisser permet d'accélérer drastiquement), des plans inclinés situés au plafond sur lesquels on peut aussi glisser (!), des plans d'eau qui peuvent nous faire perdre un temps fou, de petits trampolines sur lesquels il faudra se réceptionner avec soin (sauter lors du rebond nous fera monter beaucoup plus haut), des gouttières, des plateformes mobiles, des pans de décor qui s'écroulent, des pistons, des foreuses qui transpercent tout le terrain et y laissent des trous (!), des tapis roulants, ainsi que divers obstacles mortels qui s'activent précisément à notre approche – stalactites qui chutent, mines flottantes, scies circulaires, bulles de lave sautillantes, tuyaux qui crachent des flammes, arcs électriques, pôles d'impulsion projetant des étincelles, etc. qui nous préviennent parfois de leur activation grâce à une petite bulle portant un point d'exclamation.

En ce qui concerne les parois verticales, et en particulier les niveaux où l'on doit grimper rapidement, le bouton d'action a un autre usage très utile : en se collant contre une paroi tout en le maintenant appuyé, il fera grimper (assez lentement) notre petit pingouin sur une courte distance, au bout de laquelle il aura du mal à se maintenir à la même hauteur – à nous de déterminer quand on doit grimper de cette manière, quand il convient plutôt de sauter de mur en mur, et quand il est préférable de combiner les deux.

Tous les éléments de level design de Thrill Penguin, plutôt variés en eux-mêmes malgré l'épure du jeu, voient leur complexité et leur richesse magnifiées voire sublimées par la maniabilité du pingouin – parfois, au début de l'expérience, lorsqu'on finit un niveau avec un gros retard par rapport au temps exigé pour la médaille d'or, on reste perplexe : "mais comment peut-on aller aussi vite" ?

Alors que beaucoup de hardcore platformers reposent sur leur exécution, le bon parcours étant évident façon "reliez les pointillés", Thrill Penguin peut tourner au jeu de puzzles : il arrive que l'on puisse gagner du temps en grugeant à la Super Mario Bros., en passant par-dessus un mur en dehors de la zone jouable à l'écran, mais dans l'écrasante majorité des cas, ils s'agit tout bêtement de savoir exploiter à 100% les pointes de vitesse de notre pingouin tout en minimisant ses moments de lenteur, et en choisissant le tracé le plus adapté à telle ou telle situation.

Ce dernier point, le choix du trajet, est d'autant plus intéressant que le level design, d'apparence pourtant basique, est conçu pour proposer différents chemins possibles, dont plusieurs peuvent mener à la médaille d'or ! Encore mieux : la maniabilité du héros, le level design et la nature des obstacles (en particulier ceux qui se déclenchent lorsqu'on approche d'eux) se combinent pour causer d'importantes variations d'un essai à l'autre – à cause d'une micro-hésitation, d'un léger décalage, ou au contraire parce qu'on a été meilleur, on sera déphasé par rapport à l'essai précédent, et on devra donc improviser. Dans un genre dominé par le "par cœur" avec des boucles parfois abrutissantes, Thrill Penguin exige du joueur une vivacité, une réactivité et une anticipation constantes : peu de hardcore platformers m'ont paru aussi excitants et stimulants pour l'esprit, chose voulue par le jeu et qu'il revendique même dans son titre !
Pour parvenir au même type de résultat, RUN: The World In-Between (lui aussi fait par des Français) génère aléatoirement son level design avec des altérations à chaque nouvel essai – il est remarquable que Thrill Penguin arrive à procurer des sensations similaires sans cet artifice.

Toutes ces qualités sont parachevées par deux aspects : d'abord, des contrôles de rêve – malgré sa maniabilité par étapes, notre pingouin est spectaculairement simple et agréable à manipuler, chaque mouvement a des trajectoires intuitives, les commandes répondent et s'enchaînent à la perfection (on peut anticiper un rebond en hauteur sur un trampoline en laissant le bouton de saut appuyé, même chose pour grimper sur une paroi), le contrôle aérien et prolonger un saut avec une chute semblent naturels, etc.

Et ensuite, le level design des niveaux est conçu de façon à instiller un perpétuel sentiment d'urgence – voire est carrément mis en scène comme un final de film catastrophe, façon "explosion d'une base de Blofeld dans un film de James Bond" : tout flambe, tout s'écroule, tout cherche à se fermer devant nous pour nous couper la route, tout conspire pour nous ralentir et nous tuer... Cumulé avec la volonté de nous proposer différents tracés, avec la nécessité d'improviser, avec la planification nécessaire pour maximiser notre vitesse tout en adaptant nos mouvements aux obstacles, et avec des contrôles précis et ultra réactifs, Thrill Penguin est un jeu de parkour idéal, largement digne de plus "gros" titres comme Mirror's Edge. L'excitation est en réalité telle que chaque petit contretemps, chaque micro-hésitation et chaque misérable maladresse est vécu comme une faute impardonnable – mais le jeu est cependant relativement clément, avec une difficulté qui nous incite à nous dépasser sans être punitive : j'ai personnellement battu certains niveaux du dernier monde avec plus de dix secondes d'avance sur la médaille d'or ! Une fois que l'on maîtrise pleinement son petit pingouin, le jeu confère en fait l'impression grisante d'être un véritable ninja !

Cette réussite met en avant un principe simple, mais qui a été quelque peu oublié lors des années 1990/2000 : les contraintes de maniabilité peuvent aussi être une richesse ludique. C'est aussi vieux que les projectiles rationnés de Space Invaders (1978) et Galaga (1981) qui nous obligeaient à viser soigneusement avant de tirer, aussi vieux que l'emprise énorme de l'inertie et de la gravité sur le vaisseau de Thrust (1986), aussi vieux que l'incapacité de Mega Man à se baisser ou à tirer à la verticale (et je ne parle même pas des diagonales) qui n'a pourtant pas changé depuis 1987 puisque constitutive du gameplay de la série...

La vague rétro de 2010 a permis de redécouvrir ce principe, en produisant de nouveaux jeux renouant avec de vieilles contraintes (Zeroptian Invasion, A Blast from the Past et bien sûr Space Invaders Extreme sont revenus aux projectiles rationnés), et aussi en inventant de nouvelles contraintes, comme Antecrypt qui a des airs de twin stick shooter mais où on ne contrôle pas le réticule de visée (!) qui bouge tout seul comme une balle de Pong !

De la même manière, Thrill Penguin, en faisant ralentir rapidement sa glissade et en articulant ses acrobaties en plusieurs étapes successives, crée quelque chose de riche, de complexe, d'unique et de neuf, tout en restant incroyablement plaisant à contrôler, et cela pour un prix inférieur à 3€50 sur Steam !

En plus de son gameplay admirable et malgré son épure graphique, Thrill Penguin dégage aussi beaucoup de personnalité grâce à l'humour habituel de Sylph (Hugo Guerrini), son créateur : le sprite du pingouin est ultra expressif, et ses mimiques affichées en gros plan lorsqu'on échoue ou lorsqu'on bat au contraire un record sont irrésistibles. On retrouve là les points forts de Garlic, son précédent hardcore platformer sorti un an plus tôt en 2021, beaucoup plus ambitieux mais plus brouillon et moins maîtrisé, qui avait la même créativité, la même nervosité, le même humour, et la même patte graphique inspirée d'Akira Toriyama. L'ambiance sonore est quant à elle l'œuvre de Darvel (David Revel) qui avait déjà travaillé sur Garlic, et qui est parfaitement complémentaire avec le style de Sylph : ses compositions renforcent beaucoup les qualités des deux jeux. L'un comme l'autre est français : cocorico !

Depuis Thrill Penguin, Sylph a enchaîné avec de nombreux projets, certains aussi minimalistes et d'autres plus ambitieux ; dont Quick Quest sorti début 2024 qui mélange Super Mario Bros., Wonder Boy et Alien Soldier dans une formule de Rogue-lite encore une fois extrêmement nerveuse.

Simbabbad
(24 mars 2024)
Sources, remerciements, liens supplémentaires :
Cet article a été publié initialement sur le blog de Simbabbad, à cette adresse.