Mastodon
Le 1er site en français consacré à l'histoire des jeux vidéo
Actualité de l'émulation [contenu fourni par Emu-France]
Half-Life²
Année : 2004
Système : Windows, Playstation 3, Xbox, Xbox 360
Développeur : Valve Corporation
Éditeur : Sierra (Vivendi Universal Games)
Genre : FPS / Action / Aventure
Par Laurent (15 avril 2005)

Après 5 ans de "development hell", 40 millions de dollars engloutis et une bataille juridique dont les enjeux concernent l'avenir commercial du jeu PC dans son ensemble, le rêve de millions de joueurs s'est enfin réalisé : Half-Life² est là et c'est un jeu important, une oeuvre phare. Mais l'affaire est complexe, et passionnante à plus d'un titre.

Note : cet article ne traite pas Counter-Strike Source et Half-Life² Deathmatch, et il contient des spoilers sur l'ensemble du jeu.

Valve sous pression

Revenons d'abord sur les conditions dans lesquelles s'est réalisée cette suite des aventures de l'insaisissable Gordon Freeman. Peu de gens l'ont su à l'époque, mais le développement de Half-Life² a démarré en juin 99, seulement six mois après la sortie de Half-Life, avec des méthodes de travail plutôt old-school consistant à programmer diverses phases de jeu sans lien apparent entre elles, bien avant qu'un scénario ou une charte graphique n'aient été arrêtés. Les premiers essais ayant mis en évidence le besoin de développer un moteur 3d maison, il était évident que Half-Life² serait un projet de longue haleine. Les dirigeants de Valve, Mike Harrington et Gabe Newell, ont ainsi décidé de ne fixer aucune date de sortie dans un premier temps (MAJ 2016 : rétrospectivement, ce qui vient d'être dit résume plus ou moins le fonctionnement de l'entreprise Valve son ensemble. Cet article, par exemple, en dit plus à ce sujet). Ce n'est que fin 2001 que les premières annonces officielles concernant Half-Life² sont faites, mais aucune image n'est montrée. Les problèmes commencent alors : à l'E3 2002, la projection d'une vidéo illustrant les possibilités du jeu et sa qualité graphique (notamment le travail réalisé sur les animations faciales) doit mettre tout le monde d'accord sur l'importance de ce qui se prépare. Gabe Newell doit finalement y renoncer, conscient que ce qu'il a en main à ce stade du développement n'est pas à la hauteur.

La machine ne se mettra sérieusement en marche que quelques mois plus tard. A l'E3 suivant, en mai 2003, une nouvelle vidéo est préparée, dans laquelle Freeman rencontre un scientifique avant qu'une attaque extra-terrestre ne le pousse à la fuite. Encore une fois, Newell juge qu'elle n'est pas assez impressionnante et se contente de faire une courte démonstration de gameplay, insistant (encore une fois) sur la modélisation des visages via un comparatif entre un personnage du premier Half-Life et son alter-ego infiniment plus crédible dans Half-Life². La démo fait son petit effet et le public comme l'éditeur du jeu, Vivendi Universal Games (qui a racheté Sierra en 1998) mettent la pression pour obtenir une date de commercialisation. Gabe Newell lâche alors non pas un mois, mais un jour de sortie : 30 septembre 2003... Pendant les mois qui suivront, Valve rencontrera d'innombrables problèmes avec le jeu, notamment le fait que l'importance qu'y revêt la physique des objets en mouvement multiplie les possibilités d'interactions, ce qui est une excellente chose pour le joueur mais un cauchemar pour le développeur déjà fatigué qui traque les bugs de dernière minute. Une autre bête noire de Valve sera l'ennui potentiel ressenti en jouant : des centaines d'heures de test sont consacrées à traquer les temps morts, enchaînements laborieux, parcours trop longs, maps erratiques ou dialogues redondants qui pourraient nuire à l'intensité de l'expérience vécue.

Faisant preuve d'une certaine irresponsabilité (on l'imagine un peu dépassé par les événements, d'autant qu'il dirige Valve seul depuis le départ de Mike Harrington en 2000), Gabe Newell attendra le dernier moment (début septembre 2003) pour annoncer le report du jeu, cette fois sans délai précis de livraison. Cette annonce porte un coup terrible au projet : les joueurs commencent à craindre le syndrome du vaporware et la tension monte avec l'éditeur. Les gens de Vivendi accusent Valve de leur extorquer de l'argent en retardant sciemment la finalisation du jeu. Un premier procès entre les deux sociétés, concernant la vente de licences Counter-Strike à des cybercafés, est en cours depuis 2002 et ces démêlées juridiques vont s'intensifier.

Un développement difficile pour un jeu aux ambitions démesurées.

Le 15 février 2004 une autre "catastrophe" se produit : un hacker allemand nommé Axel G. décide de faire payer à Newell ses promesses non tenues. Alors qu'il s'est introduit, 6 mois auparavant, dans le réseau de Valve pour surveiller passivement le développement de Half-Life², il met la main sur le code source du jeu et le fait circuler sur le net. Il ne s'agit pas seulement d'une version piratée qu'on s'échangerait peu avant la sortie officielle comme cela arrive très souvent, mais du code source, à savoir les entrailles du jeu, qui peuvent donc être analysées à loisir pour une possible récupération frauduleuse. Or, le moteur 3d développé par Valve qui, facétieux hasard, a été baptisé Source Engine, doit être mis sur le marché. Newell voit dans ce détournement des millions de dollars potentiellement perdus. Il annonce alors que Half-Life² est retardé d'au moins 6 mois et que le jeu va être remanié pour qu'on puisse clairement le différencier des versions contrefaites.

En vérité ce vol de code source est presque une aubaine. Le jeune piratin est rapidement épinglé par la police de son pays, tout le monde parle de Half-Life², et le temps gagné va permettre de boucler le jeu qui est loin d'être au point (la version pirate le prouve). Le développement ne s'achèvera qu'en septembre 2004.

Evolution des visages entre Half-Life et Half-Life².

Entre temps, Gabe Newell aura redonné confiance aux fans à l'E3 2004, lors duquel une présentation complète est faite. L'impact sur l'assistance est énorme : Half-Life² utilise mieux qu'aucun jeu avant lui le moteur physique HAVOC développé par la société du même nom, au sein de cartes gigantesques qui offrent une interactivité jamais vue dans un FPS. Terrassés par des graphismes époustouflants, les observateurs reçoivent en pleine face ce que sera l'ambiance du jeu : un voyage traumatisant dans des cités ternes et délabrées dont l'architecture évoque les pays de l'est, et sur lesquelles règne un pouvoir totalitaire qui contrôle les citoyens grâce à des miliciens humanoïdes sans visage... Ces derniers, à en croire la démonstration de Newell qui laisse entrevoir des scènes de guérilla urbaine impressionnantes, disposent d'une intelligence artificielle exceptionnelle, et les autres monstres aperçus parmi les ennemis bénéficient d'un design si effrayant que le jeu semble pouvoir basculer à tout instant dans le survival-horror.

Par ailleurs le pack définitif, qui comprendra Half-Life² et des version rénovées de Counter-Strike et Half-Life², sera vendu sous deux formes : une boîte distribuée par DVD comprenant 6 CD ou 1 DVD, et une version téléchargée après paiement en ligne via Steam, l'OGS de Valve que les joueurs utilisent pour organiser des parties de Counter-Strike depuis deux ans déjà. La version Steam coûtera moins cher que la version boîte et tout l'argent payé en ligne ira dans les caisses de Valve. C'est une autre révolution qui s'annonce : la possibilité pour un développeur de vendre directement ses jeux, engrangeant pour chaque exemplaire vendu 5 fois plus d'argent qu'en travaillant avec un éditeur. Evidemment, Vivendi UG (qui traverse une crise financière) voit l'affaire d'un mauvais oeil et menace à son tour de retarder le jeu.

La sortie officielle sur PC à finalement lieu en novembre 2004, au milieu d'une déferlante historique de hits. Etre le jeu de l'année en 2004, c'est quelque part être le jeu de la décennie. La critique, menée par le magazine Edge qui décoche le 10/10 des grandes occasions, va rapidement accorder ce titre à Half-Life². Le public suivra rapidement avec plus de deux millions d'exemplaires vendus en quelques mois rien que pour la version boîte de Vivendi. Le système d'activation en ligne obligatoire, prévu pour lutter contre le piratage avec l'excuse que celui-ci a effectivement eu lieu peu avant sa sortie (comme si c'était une première...), fait grincer des dents, à juste titre : il faut absolument être connecté au net pour l'installation, l'option permettant de jouer hors-connexion fonctionne très mal, le client Steam qui tourne en tâche de fond nuit à la fluidité de l'affichage et multiplie les temps de chargement au delà de l'acceptable, la revente du jeu en occasion oblige à céder son compte Steam à l'acheteur... etc etc. On n'a sûrement pas fini de découvrir les vices cachés d'un tel système. Valve a tablé sur la qualité de son jeu pour faire avaler ce scandaleux mode de distribution. Le pire est que le pari est tout à fait raisonnable : l'amour du jeu vidéo est plus fort que les principes, surtout lorsqu'on a affaire à un titre qui conforte dans l'idée que ce média peut encore briller par des qualités qui n'appartiennent qu'à lui.

Repères narratifs

Le G-Man.

Dans Half-Life², l'incident de Black Mesa avait provoqué l'ouverture d'un portail de téléportation entre Xen et la Terre, par lequel s'étaient faufilées jusqu'à notre planète diverses créatures hostiles. Parmi elles, deux doivent être distinguées : les headcrabs, petits monstres rampants et sauteurs capable de digérer la tête d'un homme pour le transformer en zombie, et les Vortigaunts (on apprend leur nom dans Half-Life²), créatures cyclopes aussi grandes qu'un homme et lançant de leurs mains des éclairs d'énergie. Pendant que des Marines, dirigés par le mystérieux G-Man, tentaient de contrecarrer cette invasion tout en éliminant Freeman et ses collègues, ces derniers se montraient beaucoup plus entreprenants que prévu. Ils mettaient en marche un énorme téléporteur et envoyaient Freeman sur Xen éliminer le mal à la racine. Sur cette inquiétante planète, une surprise l'attendait : les Vortigaunts y étaient apathiques et traités comme des esclaves (on les voyait travailler sur d'étranges chaînes de montage), surveillés par une créature monstrueuse nommée Nihilanth et sa milice composée de monstres à son image. Les scientifiques de Black Mesa pensaient qu'en tuant le Nihilanth, Freeman priverait les Xeniens d'un chef et mettrait fin à l'invasion de la Terre. Le jeu se concluait sur un coup de théâtre : à peine sa victoire acquise, Freeman rencontrait le G-Man, qui l'enrôlait de force dans ses troupes.

Tout dans le jeu donnait l'impression que l'incident de Black Mesa avait été provoqué volontairement dans le cadre d'une conspiration. Le G-Man tâchait, en envoyant ses Marines, d'éliminer le personnel du centre pour empêcher cette invasion, sans chercher à distinguer les coupables des innocents. Mais bien des questions restaient sans réponse. On ne savait pas qui parmi les scientifiques du centre avait été corrompu, ni ce qu'est précisément le G-Man. Freeman lui même restait assez mystérieux. Pendant l'aventure, il procédait à la mise sur orbite d'un satellite. On ne savait pas pourquoi, sinon que ce lancement contrariait beaucoup les Marines.

En fait, une bonne part de l'intérêt du jeu résidait dans la manière, audacieuse, dont ces zones d'ombre étaient entretenues. Half-Life² prenait le risque de ne donner au joueur aucune explication sur les motivations de ses ennemis et les actions qu'on attendait de lui. Il fallait y agir sans se poser de question, braver des dangers de plus en plus grands, et faire preuve de débrouillardise. La carence en information avait pour but de faire ressentir au joueur les mêmes émotions que le personnage qu'il incarnait, celui-ci étant totalement dépassé par les enjeux de l'histoire. Le fait que Gordon Freeman se découvrait peu à peu les ressources d'un homme d'action était donc particulièrement gratifiant et intéressant, grâce notamment à la manière dont le jeu suivait, dans ses mécanismes, cette progression : on démarrait l'aventure sans aucune arme, puis on franchissait une série d'épreuves qui relevaient dans un premier temps du jeu d'aventure (se frayer un chemin dans les décombres du centre, actionner des mécanismes, déverrouiller des portes), puis glissaient lentement vers le combat militaire avant de se terminer dans l'héroïsme pur. Mais à aucun moment Freeman ne semblait décider réellement de ce qu'il avait à faire, ce qui rendait possible le parti-pris étonnant de Valve : créer un héros qui n'existe qu'au travers de ses actes. Freeman ne parle pas, n'est jamais physiquement visible et ne fait qu'avancer et obéir aux ordres sans vraiment savoir dans quel camp il se trouve ni où tout ce qu'il fait va le mener. Une véritable mise en abyme de la condition de joueur, qui avait déjà été tentée dans d'autres FPS (notamment Unreal) mais pas de manière si radicale, et jamais dans le cadre d'un scénario aussi riche et cohérent.

Un quartier de City-17 délimité par des colonnes métalliques mobiles que le Cartel peut actionner pour écraser des bâtiments et "comprimer" la ville.

Half-Life² reprend cette idée et la pousse à l'extrême, peut-être même jusqu'à l'absurde (dire pourquoi oblige à ouvrir la boîte à spoilers, aussi y reviendra-t-on plus loin). Le jeu démarre une dizaine d'année après l'incident de Black Mesa, soit vers 2010. Gordon Freeman sort de nulle part, et sa première vision est le visage du G-Man, qui lui explique qu'il s'est assez reposé et qu'il a du pain sur la planche... Aucun briefing de mission, aucune explication... Freeman est téléporté dans un train, qui arrive en gare de City-17. Le monde qu'il découvre relève du cauchemar. Les Hommes vivent sous le contrôle d'extra-terrestres, mais pas les Xeniens comme on aurait pu le penser, puisque ceux-ci ont l'air de cohabiter avec eux. En réalité, la Terre a été annexée par le Cartel (en V.O. "the Combines"), une intelligence extra-terrestre très avancée dans sa technologie, qui s'est lancée dans la colonisation de l'Univers et l'assimilation génétique de toutes les formes de vie intelligentes. Sa méthode consiste, lors de la découverte d'une planète habitée, à l'envahir puis étudier ses espèces dominantes. Un hybride entre celles-ci et les soldats du Cartel est alors créé dans le but d'obtenir plusieurs types d'individus à la génétique idéale : des "Stalkers", esclaves qui exécuteront les basses-oeuvres (principalement extraire les ressources naturelles de la planète) et des super-soldats destinés à grossir les troupes militaires du Cartel. Les espèces qui dominaient à l'origine la planète envahie sont asservies en attendant leur remplacement par des Stalkers, surveillées par une milice composée de soldats du Cartel, et stérilisées afin d'assurer leur extinction progressive. Pendant cette phase de "transition", la planète est administrée par un de ses habitants, collaborateur servile du Cartel qui peut agir par peur, conviction ou intérêt. Dans le cas de la Terre, cette personne est le Dr Wallace Breen, directeur de Black Mesa au moment de l'"incident". Le G-Man, quant à lui, cherche à contrecarrer les plans du Cartel, et semble capable de choses incroyables. Pour le compte de qui agit-il ? Vient-il du futur ? Est-il vraiment humain ? Est-il lié au Cartel, ou l'a-t-il été ? Pourquoi a-t-il l'air si détaché et cynique quand il s'adresse à Freeman ? Nul ne le sait.

Freeman sera amené à découvrir que Breen travaille pour le Cartel depuis longtemps, et a en partie perdu la raison : il est convaincu que l'espèce humaine est condamnée à l'auto-destruction et que l'hybridation génétique avec le Cartel, qu'il appelle "nos bienfaiteurs", est une étape nécessaire de son évolution. Xen n'était que la précédente planète colonisée et le Nihilanth était l'"administrateur" local, chargé de surveiller les Vortigaunts. Le portail de Black Mesa a été ouvert dans le but d'envoyer sur Terre les troupes du Cartel composées des hybrides créés sur Xen, ainsi qu'un très grand nombre de headcrabs utilisés comme une arme contre les humains (le Cartel les place dans des capsules qui sont ensuite larguées sur les villes), et une variété difficile à évaluer de créatures xeniennes. Des Vortigaunts avaient aussi fait le voyage, fortuitement semble-t-il, rendus agressifs par la panique. Par la suite d'autres portails sont apparus, ouverts grâce à des satellites comme celui que Freeman a lancé depuis Black Mesa. Malgré le soutien des Vortigaunts, que Freeman a libérés en tuant le Nihilanth et qui ont décidé de se réfugier sur Terre et s'allier aux Hommes, la Terre a été envahie (à l'issue d'une guerre violente mais très brève) et le Cartel s'est lancé dans son processus habituel de remplacement de la population, qui ne fait que commencer lorsque débute Half-Life².

Eli Vance, sa fille Alyx, et Barney Calhoun

Une bonne partie de la Terre étant devenue inhabitable en raison des retombées radioactives du conflit, les Hommes qui ont survécu sont parqués dans de gigantesques villes, les dernières que les headcrabs n'ont pas rendues invivables, et "protégés" par la Milice du Cartel. Breen est logé au sommet de la Citadelle, une tour haute de plusieurs centaines de mètres qui domine City-17 (les autres villes en ont également une), et fait régner une véritable terreur stalinienne. Les gens vivent dans des immeubles sordides dans lesquels la Milice opère des descentes à la moindre occasion, des écrans géants montrant Breen prêcher sa bonne parole jalonnent les rues, des robots volants se promènent et photographient les citoyens à tout bout de champ, et un produit chimique est répandu dans l'eau courante qui provoque stérilité et pertes de mémoire chez les citoyens, devenus apathiques et résignés. A plus ou moins brève échéance la race humaine aura disparu, et des Stalkers sont clonés à la chaîne dans la Citadelle.

Les résistants se regroupent dans des sous-terrains. Les Vortigaunts sont devenus leurs alliés, et ont appris à s'exprimer en langage humain. Ils seront les premiers à considérer Freeman comme un Messie.

Mais une résistance existe, menée par des anciens de Black Mesa qui savent tout ce qui s'est passé (le Dr Eli Vance, sa fille Alyx, le Dr Kleiner, le Dr Judith Mossman et l'agent de sécurité Barney Calhoun), auquel se sont ralliés un certain nombre de Vortigaunts. Le G-Man est prêt à apporter son soutien à ces résistants, attendant le moment opportun pour faire entrer en scène celui qui est devenu son homme de main préféré : Gordon Freeman. Après sa victoire sur le Nihilanth, Freeman a été placé dans une sorte de placard spatio-temporel. Inconscient pendant une dizaine d'années il n'a ni vieilli ni bougé, ni même existé matériellement, n'a pas assisté à l'invasion, ne connaît pas le Cartel et ne sait absolument rien de ce qu'est devenue la Terre. Connaissant sa capacité d'adaptation et sa parfaite subordination, le G-Man le gardait en réserve, attendant que la résistance s'organise. Le rôle de Freeman est donc d'accomplir un certain nombre de missions "terroristes" pour la résistance, faisant ainsi la preuve que le Cartel ne contrôle pas totalement la Terre. Il devra dans un premier temps échapper à la milice pour rejoindre les résistants dans leur cachette, puis se rendre, à bord d'un aéroglisseur, à Black Mesa où l'attend le Dr Vance. Suite à une attaque lors de laquelle Vance est kidnappé et emmené à Nova Prospekt (un centre dans lequel le Cartel se livre à des expériences sur des sujets humains), Freeman traversera le village abandonné de Ravenholm, infesté de headcrabs et d'habitants transformés en zombies, suivra à bord d'un buggy une route côtière parsemée de barrages miliciens, longera une plage envahie de fourmilions (des insectes géants venus de Xen qu'il apprendra à dresser pour les envoyer combattre à sa place), franchira les lignes défensives de la milice puis s'infiltrera dans l'enfer de Nova Prospekt pour y libérer Vance.

Freeman affronte un Strider, robot du Cartel en forme d'araignée géante.

Le but final est que la population de City-17, encouragée par ces succès, voit en Freeman un leader charismatique ("the one free man" dans la V.O.) et se soulève contre l'occupant. Un face-à-face avec Breen et la prise de la Citadelle constitueront l'aboutissement logique de cette insurrection, au cours des derniers chapitres du jeu qui offrent des combats urbains fabuleux, avant, et c'est là une rupture de ton comparable à la dernière partie de Half-Life², de plonger le joueur dans un final de deux petites heures semi-contemplatives, science-fictionnesques et presque oniriques lors desquelles le jeu atteint son zénith esthétique.

La tâche qui incombe à Freeman paraît inhumaine, d'autant qu'il sera rapidement désigné comme ennemi public no1 dans un monde où seul le pouvoir en place peut rapidement faire circuler une information, mais les gens de Black Mesa ont des connaissances scientifiques suffisantes pour détourner la technologie du Cartel. D'autre part, Barney et Alyx l'aideront occasionnellement sur le terrain, en attendant qu'il ait acquis une autorité suffisante au sein de la résistance pour pouvoir diriger, dans le dernier quart du jeu, sa propre équipe de combattants. Malgré ce soutien, il sera le plus souvent seul face à un danger omniprésent, et ne sera informé des données du conflit qu'au compte-goutte...

Futurité et oppression

La Milice patrouille dans City-17

Le scénario de Half-Life² a été écrit par le romancier Marc Laidlaw (une petite dizaine de titres à son actif dont Papa, Maman, l'Atome et moi et Gadget), qui a du gérer un certain nombre d'impératifs, le principal étant que le jeu tienne compte de la relation que les joueurs entretenaient avec le premier Half-Life et ses deux add-ons Opposing Force et Blue Shift, dont il fallait également prendre en compte les données narratives. Les joueurs s'étant attachés à certains personnages, Valve a décidé de leur donner une grande importance dans Half-Life² en leur conférant une personnalité propre et un nom de famille alors qu'ils étaient génériques et clonés en de nombreux exemplaires dans Half-Life. Sous la plume de Laidlaw, un Barney (agent de sécurité de Black Mesa qu'on voyait parfois mourir, parfois non, peu importait) est devenu Barney Calhoun, et les modèles de scientifiques croisés dans tous les recoins de Black Mesa, tantôt morts tantôt figurant d'une scène scriptée, sont devenus le Dr Kleiner et le Dr Vance. Alyx, la jolie métisse qui ne semble pas indifférente au charme glacial de Gordon Freeman, donne l'impression d'être en "béta-test affectif". Son importance est encore limitée, mais si les joueurs l'aiment elle deviendra probablement l'héroïne d'un add-on. Tous les personnages du jeu sont servis par la manière incroyable dont le Source Engine peut faire vivre des visages humains affichant des expressions aussi complexes que la résignation, la séduction, le cynisme désabusé, l'incertitude ou l'épuisement.

La Citadelle symbolise-t-elle le capitalisme écophage ?

Il faut reconnaître qu'à mesure que le mystère entourant nombre d'éléments de l'univers Half-lifien s'effrite, l'histoire prend la direction bien balisée de la science-fiction parano sous influence de Georges Orwell, H.G. Wells, Richard Matheson, Aldous Huxley ou plus près de nous Chris Carter et sa "théorie du complot" développée dans les X-Files, ici projetée dans un futur pessimiste.

Le jeu se voulant une expérience émotionnelle très forte et dérangeante, il devait immerger le joueur dans des environnements crédibles et enveloppants, puisant une partie de leur esthétique dans le réel. L'idée d'une ambiance "Europe centrale" vient de Viktor Antonov, directeur artistique de Valve natif de Bulgarie, et a servi de base pour le scénario comme pour le travail sur les graphismes. Au milieu de cette ambiance de régime totalitaire archaïque viennent se greffer des éléments visuels très futuristes rappelant l'omniprésente menace du Cartel, le contraste avec les HLM crasseux de City-17 contribuant à donner au jeu une "patte" visuelle.

Mais l'immersion, dans la logique créative de Valve, passe nécessairement par l'interaction. Aucune idée ne peut, dans un jeu vidéo, être aussi forte que lorsqu'elle débouche sur du gameplay : c'est dans cette optique que Half-Life², comme son prédécesseur, a été développé. D'ailleurs il est frappant de noter que lors du générique (au début comme à la fin), les noms des personnes ayant travaillé sur le jeu sont cités par ordre alphabétique sans différencier les graphistes, programmeurs, musiciens, designers etc. Il faut croire que tous se définissent simplement comme des créateurs de jeu vidéo, leur conception du média dans sa modernité se limitant à l'idée que le joueur doit avant tout ressentir et agir. Half-Life² est donc un trip dans lequel on est sans cesse bombardé d'émotions diverses sans jamais cesser d'être sollicité pour jouer. Pour ce faire le moteur physique, s'il n'est pas l'oeuvre de Valve et n'a rien d'exclusif au jeu, en est une composante essentielle dans la mesure où il sert de liant entre ses ambitions narratives, esthétiques et ludiques.

La théorie du bac à sable

Le moteur physique peut gérer des masses allant de quelques grammes à plusieurs tonnes

Max Payne 2 est un autre exemple de jeu utilisant le moteur HAVOC alors que le premier volet en était dépourvu. Dans son cas cela ne changeait rien, fondamentalement, au gameplay, car le surcroît de crédibilité physique ne s'appliquait qu'aux conséquences de ce que faisait le joueur (principalement les chutes des ennemis abattus, rebondissant et roulant dans le décor). Pour Half-Life², Valve s'est efforcé de généraliser la chose à toutes les actions effectuées, de leur sollicitation jusqu'à leur conclusion (réussite ou échec). Le joueur reçoit sans cesse des rappels du poids, de la taille et de l'inertie des nombreux mobiles qui l'entourent, et doit prendre en compte ces données. Cette omniprésence du moteur physique, outre la très grande variété de situations, modes de déplacement et digressions ludiques qu'elle permet, participe à la fois du fun et de l'immersion. Du fun, car Valve a su créer des énigmes mécaniques agréables à résoudre et inclure dans le jeu deux véhicules amusants à utiliser, et de l'immersion dans la mesure où le réalisme photographique des graphismes est doublé d'animations stupéfiantes qui semblent ne jamais se répéter et donnent une vérité tridimensionnelle à tout ce que l'on observe.

Par exemple, peu après le début du jeu, lors des premiers pas dans City-17 on découvre, entouré par des blocs d'immeubles déprimants au possible, un jardin d'enfants, désert. On peut s'y arrêter, actionner le tourniquet, monter sur le toboggan, ou jouer avec une sorte de boulier. Ce bac à sable n'est pas un gimmick anodin ou un exercice de programmation qu'on aurait finalement décidé d'inclure dans le jeu pour faire du remplissage. D'une part il nous indique, dans le cadre d'une narration environnementale dont Valve usera énormément dans les niveaux suivants, qu'il n'y a pas d'enfants dans cette ville (du fait de la campagne de stérilisation opérée par le Cartel). Mais c'est aussi un message, un clin d'oeil même, adressé au joueur pour lui signifier qu'il est là avant tout pour s'amuser, et qu'on ne l'oublie pas. De même qu'un petit enfant saura trouver son bonheur dans une simple balançoire alors qu'il est cerné par le béton d'une cité-dortoir, le joueur, dans Half-Life², sera constamment diverti quand bien même tout est mis en oeuvre pour lui procurer une gamme d'émotions négatives allant de la peur au désespoir en passant par des moments de solitude extrême.

Pour que la promesse de ce bac à sable soit tenue, Valve a fait de Half-Life² le FPS le plus imprévisible qu'on ait vu. Malgré la banalité relative du scénario (qui compte bien moins, certes, que la manière dont il est raconté), bien malin qui saurait y dire vers quel type de phase de jeu conduit chaque porte ouverte, chaque étape franchie. En dehors des inévitables fusillades et des séquences d'exploration/plate-forme hérités du premier Half-Life, on aura droit à des énigmes consistant par exemple à faire basculer une planche en y posant des objets, jeter des caisses dans un plan d'eau pour en faire un pont flottant, manipuler d'énormes containers à l'aide d'une grue, empiler toutes sortes de débris pour accéder à un passage en hauteur ou mettre en place un tremplin lors des passages véhiculés. Ces petites épreuves n'ont pas été conçues pour qu'on se creuse la tête longuement à chercher comment les franchir, mais pour qu'on s'amuse en mettant en œuvre leurs solutions techniques. Si le jeu est d'une totale linéarité dans sa progression globale (une porte s'ouvre ? Prenez-là, c'est forcément par là), la quantité de challenges différents qu'ont imaginés les développeurs est impressionnante, et leur déroulement réserve toujours des surprises.

Alyx, accompagnée de son robot Chien, présente le gravity-gun à Freeman. En guise de tutorial, on jouera à la balle quelque minute avec Chien.

Toujours dans le registre de la physique virtuelle appliqué à Half-Life², il faut évoquer le gravity gun, ou "pistolet à gravité zéro", qui aurait dû en toute justice s'appeler le "HAVOC-gun". Tout comme la célèbre barre à mine destructrice de caisses, c'est un des objets de l'inventaire vers lequel les développeurs ont tout fait pour qu'on revienne souvent (il dispose, dans les commandes, d'un bouton spécial, et ses réserves d'énergie sont illimitées). Ce fusil, conçu par les gens de Black Mesa à des fins de manutention, permet de soulever des objets énormes comme s'ils ne pesaient rien, de les projeter avec une force considérable ou de les attraper au vol. C'est à la fois une arme et un outil : lors des phases de combat on peut s'en servir pour lancer sur les ennemis des tables, des armoires, des bouteilles d'oxygène sous pression (qui exploseront près d'eux) ou des lames circulaires géantes (qui les couperont en deux), et lorsqu'un passage est bloqué il sera utile pour soulever ou empiler des objets. Le gravity gun permet également de se camoufler derrière un objet transporté, comme par exemple un radiateur en fonte, et utilisé à vide il projette un champ de force capable de détruire une caisse ou assommer un ennemi. L'utilisation de cette arme géniale, qui est déjà considérée comme emblématique, et sa répercussion sur les sensations de jeu sont conditionnées par le level-design : tantôt le gravity gun se posera-t-il en alternative aux armes à feu pour des phases de jeu à tendance émergente (voir l'article sur Halo si ce terme vous paraît énigmatique), tantôt le sortira-t-on pour manipuler des objets dans le cadre d'énigmes mécaniques, comme celle, savoureuse, des "trois batteries" située sur la route de Nova Prospekt. Le gravity gun est aussi un joli cadeau offert à la communauté des créateurs de mods (on peut s'en servir pour jouer au basket ou même au ballon-prisonnier !), et un pavé dans la marre des joueurs de deathmatches un peu trop ancrés dans leurs habitudes.

<<<
Page 1 sur 2
Un avis sur l'article ? Une expérience à partager ? Cliquez ici pour réagir sur le forum
(857 réactions)