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The Legend of Zelda: Breath of the Wild
Année : 2017
Système : Switch, WiiU
Développeur : Nintendo
Éditeur : Nintendo
Genre : Aventure / Action
Par MTF (12 juillet 2023)

À la date où je commence cet article (début juillet 2023), j'ai encore du mal à me dire que The Legend of Zelda: Breath of the Wild a six ans d'existence déjà tant sa force est vivante en moi et dans le monde du jeu vidéo, tant on en discute encore sans faiblir, tant on en explore toujours ses coins et recoins. Il est vrai que ces dernières années, qui ont vu passer des événements inédits dans nos vies collectives, sont passées comme dans un rêve, sans que je ne m'en rende compte ; il est vrai que le jeu est colossal, sans doute le plus ambitieux que mit en place Nintendo, et qu'on ne pouvait en faire le tour en quelques mois ; il est vrai que la saga Zelda, plus que nulle autre comme on l'a déjà abondamment dit, soulève ce genre de passions. Il y a davantage, cependant.
Breath of the Wild (BotW à présent) est un jeu rare, qui reproduit absolument le coup d'éclat que représenta, vingt ans auparavant, Ocarina of Time, et trente ans plus tôt, le tout premier épisode. C'est un jeu qui, si on opère une découpe anatomique de ses éléments, ne propose rien de franchement nouveau au regard de la concurrence. Mais c'est dans l'association pondérée, pensée, équilibrée de ses parties que le génie apparaît, et qu'il parvient à redéfinir tout un genre de jeu, l'action/aventure à monde ouvert, comme si le maître avait repris les brouillons de ses pioupious et leur avait montré comment il fallait faire. C'est une leçon, et une démonstration ludique ; c'est le jeu de toute une génération, et un modèle pour les âges futurs. C'est le jeu vidéo, dans tout ce qu'il est, tout ce qu'il aspirait à être, tout ce qu'il sera à présent.

Un héros, et un monde, se réveillent sous nos yeux.

Tu m'as donné ta boue et j'en ai fait de l'or

Il est bon de débuter cet article par un retour circonstancié sur le développement de cet épisode, car il est riche d'enseignements. Jadis, je n'avais pas mâché mes mots regardant Skyward Sword, ce qui avait pu m'être reproché. Si je reconnais que, depuis, le remake HD sur Nintendo Switch, sorti en 2021, a lissé certaines de ses aspérités les plus fortes, notoirement ses contrôles, je n'écrirai pourtant pas de palinode. Le jeu demeure enflé, contraint par sa narration et ses choix ludiques bizarres, cruellement vain. Je persiste à ne pas l'aimer. Il a été, pourtant, l'un des ressorts de la création de BoTW, à son corps défendant.
Le jeu introduit effectivement différents éléments novateurs, qui seront au cœur du propos de BoTW : la barre d'endurance, qui se vide à chaque fois que Link fait une action coûteuse en énergie comme courir ou escalader les parois, ou la durabilité de certains objets d'équipement comme les boucliers. Également, le jeu désirait exploser la distinction entre monde de la surface et monde souterrain, et même si la chose n'était pas parfaitement conduite, on sentait poindre cette ambition. Mais la linéarité pesante de l'histoire et de ses étapes, ses circonlocutions étranges, la division stupide de sa surface et le néant des cieux, la simplicité outrageuse de ses énigmes l'empêchaient d'être autre chose qu'une distraction fragile. C'était un prototype cependant, et un point de départ intéressant.

L'endurance, matérialisée par ce cercle vert, est une composante cruciale de notre progression.

Un autre épisode de la série qui influença BotW, moins discuté aujourd'hui comme il n'est encore accessible que sur la 3DS, c'est l'incroyable A Link between Worlds, suite inattendue de A Link to the Past qui avait profondément marqué le public d'alors. Il s'agit non seulement d'un excellent jeu, qui avait du reste la difficile mission de passer après l'un des épisodes, si ce n'est l'épisode le plus apprécié de la saga, mais également d'une petite révolution pour la façon dont la série se songeait jusque-là.
Si l'on passe rapidement sur la possibilité de s'aplatir pour explorer le monde le long de ses murs (ce qui demeure une excellente idée de jeu, exploitée avec intelligence de surcroît), c'est surtout sa non-linéarité qui surprit. En effet, et dans un mouvement qui ne pouvait que renvoyer au tout premier épisode de Zelda, la progression au sein de l'univers de jeu est laissée à notre libre arbitre. Il nous faut certes acquérir tel ou tel objet d'inventaire, un arc, une baguette magique, un grappin, pour accéder à un certain temple, mais l'ordre dans lequel nous explorons le monde n'est absolument pas imposé. Alors, cela n'était pas sans conséquences sur la difficulté du jeu, qui ne parvenait pas dès lors à augmenter conséquemment, mais la proposition était saisissante et plutôt bien conduite.

Il faut être prêt, car les ennemis ne nous attendront point.

L'intersection de ces deux aspirations (endurance et durabilité d'une part ; non-linéarité de l'autre) guida le pinceau de l'équipe de développement, toujours sous l'égide d'Eiji Aonuma qui avait repris le flambeau de Shigeru Miyamoto depuis plusieurs épisodes déjà. Le développement commença dès la complétion de Skyward Sword en 2011, et fut particulièrement long pour un épisode de la série. On n'hésita pas, d'ailleurs, à solliciter les avis de jeunes gens, pour insuffler davantage de nouveautés. Le jeu était annoncé, de prime abord, pour 2015 et pour la WiiU ; il sera finalement reporté jusqu'au début de l'année 2017 pour sortir et sur cette console, et sur la Switch dont il a été l'un des titres de lancement, ce qui contribua magistralement à sa popularité.
Une équipe colossale travailla sur le jeu. Plus de trois-cents personnes s'y attelèrent, réparties sur plusieurs continents, et la tâche fut dantesque entre la création d'un moteur de jeu à part entière, beaucoup de tests préliminaires pour améliorer jusqu'à la structure de l'aventure et une attention forcenée pour le moindre détail. Le résultat fut largement à la hauteur de cet investissement inédit et même si l'on peut toujours trouver quelques défauts, ils sont minuscules au regard de tout ce que l'épisode a à nous proposer.

L'attente fut longue, mais le résultat est à la hauteur de nos espérances.

Le jeu est cependant si généreux, si énorme, qu'il est difficile en vérité d'écrire sur lui tant tout finit par se recouper pour proposer une expérience globale. Évoquer un de ses éléments, qu'il s'agisse de l'histoire, du système de combat, de l'univers, de la difficulté, c'est être amené immédiatement à considérer tous les autres comme ils se répondent, se complètent et se complimentent sans interruption. Pour garder de la lisibilité cependant, il faut bien partitionner le propos même si, ce faisant, on risque de tuer la bête. Je vais m'y essayer cependant, en espérant pouvoir la reconstruire parfaitement.
Je commencerai dès lors par présenter les enjeux narratifs de l'aventure, car il me semble qu'ils déterminent une grande partie de la couleur particulière de cet épisode, avant d'aborder plus frontalement différents éléments de gameplay mais en me laissant emporter par la plume. Le rendu final sera peut-être brouillon, moins organisé que de coutume, mais il m'est difficile de faire autrement. Alors, de la même façon que l'on erre ci et là dans Hyrule, j'espère que vous prendrez plaisir à vous laisser promener dans les pages qui suivent.

Partout, des merveilles et des secrets nous attendent.

Bien entendu, cet article révélera des moments cruciaux de l'intrigue et du jeu : comme le charme de l'épisode tient beaucoup en sa découverte, je ne saurais que trop vous recommander de l'essayer, voire de le finir, avant de poursuivre la lecture.

C'était le meilleur et le pire de tous les temps

La chronologie interne des épisodes de Zelda a toujours fait l'objet de débats nombreux, que sa stabilisation par Nintendo dans l'ouvrage Hyrule Historia, sorti en 2011, n'a pas parfaitement éteint. À l'instar de nombre de séries fleuves, cette perspective est insatisfaisante et demande à opérer un grand nombre d'ajustements bizarres pour fonctionner : ce sera toujours une cote mal taillée. Aujourd'hui, le discours « officiel » fait de BotW l'un des points finaux de la chronologie, bien loin des épisodes précédents ; mais on peut aussi le voir, et c'est ainsi que j'aime à le prendre, comme une redite du tout premier épisode. Pour raconter l'intrigue cependant, il faut tordre la façon dont elle est effectivement racontée par le jeu, comme nous la découvrons de façon rétrospective. Risquons-nous, cependant, à l'historiographie.
Dix mille ans avant le début de l'aventure, le royaume d'Hyrule était florissant et habité par la très haute technologie. Les Sheikahs, une race mythique que l'on connaît bien depuis Ocarina of Time, avaient effectivement développé toute une série de machines pour protéger le royaume des menaces extérieures. Particulièrement, ils avaient créé quatre bêtes divines d'une stature gigantesque, un chameau, un éléphant, un lézard et un oiseau, pour veiller sur les peuples de la terre, et toute une série d'armes autonomes, les Gardiens, qui prenaient la forme de pieuvres menaçantes ou d'hélicoptères terribles. Ces machines étaient puissantes et elles avaient réussi à repousser les assauts d'un mal ancien, Ganon dit « le Fléau », dont le retour était cependant prévu loin dans le futur.

Les Gardiens sont des créatures terrifiantes, qui n'ont pas toutes été détruites lors de la guerre.

Effectivement, après dix millénaires de paix relative et bien que le royaume eût régressé vers une société médiévale suite à la quasi disparition des Sheikahs, voilà venir les premiers signes du retour du Malin. Le royaume se prépara, les gardiens furent réactivés et quatre pilotes d'exception, appelés « les Prodiges », prirent la charge des bêtes divines. Un cinquième, un chevalier royal qui ne sera autre que Link, devrait brandir l'épée légendaire, seule capable de vaincre le mal, et protéger la princesse Zelda, descendante des déesses qui aurait le pouvoir de sceller le démon.
Malheureusement, les choses ne se déroulèrent point comme il le fallait. Grâce à sa magie noire, Ganon prit possession des machines et lança une attaque dévastatrice sur le monde. Même Link et l'épée de légende ne furent pas de taille et, après une embuscade désastreuse au creux d'un bois, il sera laissé à l'article de la mort. Le pouvoir de Zelda s'éveilla miraculeusement, et tandis que Link fut amené dans un lieu secret pour guérir de ses blessures, la princesse parvint à retenir difficilement Ganon dans le château d'Hyrule qui semble être le cœur de son pouvoir. Le sort ne durera pas éternellement et il faudra bien, à un moment donné, sauver le monde. Après plus d'un siècle de convalescence, Link s'éveille finalement, partiellement amnésique, dans un sanctuaire perdu au cœur d'un plateau isolé. C'est alors que nous prenons les commandes, et que le jeu commence enfin.

Les cinématiques alternent entre bas-reliefs commentés et scènes très belles, que j'ai toujours pris plaisir à revoir.

L'intrigue, telle que racontée ici, ne subira pas par la suite de nouvelles révélations, du moins, pas regardant sa texture propre. Si le début du jeu nous laisse dans un flou volontaire, très rapidement et après une séquence de tutoriel sur laquelle nous reviendrons en long, nous rencontrerons le fantôme du Roi d'Hyrule, père de la princesse, qui nous racontera tout ça et nous enjoindra à tuer Ganon. Si ce n'est dès lors cette temporalité étrange pour un épisode de la série, qui évoque plusieurs millénaires d'histoire et plusieurs ellipses expliquant l'état de délabrement avancé de l'univers, nous sommes assez proches de l'esprit du tout premier épisode : Link arrive quelque part, un personnage lui explique que Zelda est prisonnière et que Ganon la retient, voilà une épée et un bouclier, et vogue la galère.
J'étais jadis, et je suis encore, particulièrement admiratif de ce choix d'écriture que l'on avait perdu depuis, au moins, Zelda II. À partir de A Link to the Past effectivement, les histoires de la saga ont singulièrement complexifié leurs enjeux narratifs, généralement en proposant un twist à la fin de leur premier tiers et en ménageant plusieurs révélations successives. La chose était parfois bien faite, parfois plus maladroite, mais c'était un attendu narratif de premier plan ; d'ailleurs, Tears of the Kingdom, suite directe de BoTW, reprend à son compte ce principe, comme si l'on ne pouvait pas s'en éloigner trop longtemps.

Les bêtes divines sont des machines gigantesques, que l'on ne peut approcher qu'avec difficulté.

Il n'y aura rien de tel ici, du moins, pas concernant l'intrigue première. Ce n'est cependant pas à dire qu'il n'y a pas de narration : mais elle explore des endroits différents, que l'on avait jadis considérés qui dans Majora's Mask, qui dans Skyward Sword, mais sans nécessairement les indexer à la quête principale. Il y a deux grandes réussites à mon sens : d'une part, les « souvenirs » ; d'autre part, la narration environnementale.
Les souvenirs sont, sans doute, le principe le plus simple à saisir. À un moment donné de l'aventure, nous aurons la possibilité de débloquer des segments narratifs en retrouvant sur la carte du monde des endroits spécifiques, qui désobscurciront des parcelles de la mémoire de Link. Si ce n'est un ultime souvenir, qui montre sa chute en protégeant la princesse, et un autre qui montre son adoubement, les autres se placent plutôt indistinctement au regard de la chronologie de l'intrigue générale et se consacrent à la relation tendre et complexe entre le héros et Zelda.

La personnalité de Zelda, qui se dévoile au long de ces souvenirs, est une excellente addition. Débloquer toutes ces séquences rajoute une scène touchante à la fin de l'aventure.

C'était, il est vrai, un impensé de cette saga jusque-là, même si Twilight Princess et Skyward Sword avaient déjà bien préparé le terrain. Zelda était rarement développée dans la série qui emprunte, pourtant, son nom : souvent damoiselle en détresse, parfois active mais secondaire et cantonnée à un rôle de sage ou de prêtresse, elle ne demandait qu'à devenir une protagoniste à part entière. C'est le cas ici, et d'une façon autrement plus intéressante que son rôle dans l'histoire première, celle de la sage qui retient le Malin.
La plupart des souvenirs que l'on débloquera effectivement, ainsi que les cinématiques se déclenchant à des moments clés de l'aventure (typiquement, au moment de la découverte des bêtes divines), développent des pastilles plus intimes sur Zelda, sur son enthousiasme à comprendre les machines et les plantes du royaume, sur sa frustration à ne pas être à la hauteur de son rôle décisif face à la guerre qui s'annonce, sur sa relation avec Link qui, de même, verra sa personnalité se construire petitement, même si en creux, mais d'une façon plus prononcée qu'alors. Ne serait-ce, le fait de savoir qu'il est un glouton qui adore manger fait davantage pour le caractériser que bien des épisodes de la série !

En tout, les cinématiques composent une bonne demi-heure de narration, pour un rendu vraiment appréciable.

Link est ainsi l'un des grands gagnants de cette narration toute en filigrane. Il restera un protagoniste muet, bien entendu, mais on découvrira indirectement quelques éléments le concernant, surtout en relation avec les autres personnages de l'intrigue : Zelda comme on vient de le dire, mais également les quatre autres Prodiges qui l'accompagnèrent lors de la grande guerre. Leurs relations, bien que stéréotypées, nous renseignent agréablement sur le héros, soldat mandaté par le Roi d'Hyrule pour protéger sa fille et brandir l'épée légendaire. Parlons-en alors un peu plus. Les Prodiges sont issus des grandes races de l'univers, reprises de l'histoire de la série. On trouvera donc Daruk le Goron, Urbosa la Gerudo, Revali le Piaf (les oiseaux de Wind Waker, que l'on n'avait pas revus jusqu'alors) et Mipha la Zora.
Chacun aura une relation spécifique avec nos héros. Daruk est le prototype du grand frère sympa, rentre-dedans et bon vivant ; Urbosa est plutôt une figure maternelle, qui échangera des mots très tendres avec Link ; Mipha en pince sans doute pour lui, tandis que Revali est une sorte de rival dont l'arc m'a toujours fait penser, en esprit, à la relation entre Goku et Vegeta dans Dragon Ball. Ces personnages, même s'ils bénéficient de moins de temps d'écran que Zelda ou Link, complimentent intelligemment nos héros et nous permettent de nous investir davantage dans l'histoire.

On voit peu les autres Prodiges, mais leur esprit et leur voix nous accompagneront une fois délivrées des bêtes divines.

Tout cela est aidé par une autre nouveauté, qui a beaucoup étonné jadis mais qui sied assez bien à cette nouvelle direction. Effectivement, les cinématiques sont, pour la première fois de la saga, intégralement doublées, et ce dans un grand nombre de langues. Le résultat est on ne peut plus convaincant, même si j'ai une grande préférence pour le doublage japonais que je trouve parfaitement réussi. La version française est, peut-être, un peu plus faible, mais le travail d'Adeline Chetail pour Zelda (actrice qui doublait jadis Kiki dans Kiki la petite sorcière de Miyazaki) ou d'Hervé Grull pour Revali (voix de Beast Boy dans Teen Titans) est à recommander. L'une des conséquences les plus notables, c'est que le nom du héros est figé, comme il est souvent prononcé : ce sera donc Link, plutôt que toute la génération des « [insérez votre prénom ici] » qui a sauvé Hyrule depuis le début de la saga.
Si j'étais au début sceptique quant à ce choix, craignant qu'il ne fige que trop la narration dans un carcan malheureux, force est de reconnaître que la chose fonctionne extraordinairement bien grâce à ce choix d'investir plutôt les à-côtés de l'intrigue que sa conduite principale. On ressort de l'aventure en ayant véritablement compris ce qui motive ces personnages et certaines scènes sont très touchantes, comme cette séquence avec Urbosa, Zelda qui ne parvient pas à entendre la voix de la déesse malgré ses prières à une source sacrée ou ce souvenir terrifiant de Link tombant au combat, un siècle avant sa résurrection miraculeuse. C'est une franche réussite et une posture inattendue, surtout au regard des épisodes précédents qui plaçaient, à mon grand regret, l'histoire principale avant tout le reste.

L'histoire du jeu, dont on n'a vu lors des bandes annonces que des extraits, a fait l'objet de beaucoup de spéculations.

Je vous salue, ruines solitaires, tombeaux saints, murs silencieux

Cette volonté de raconter les choses par les coulisses, par les intervalles et les entre-deux, se lit également dans la narration environnementale et dans la façon dont le jeu parvient à développer des fils narratifs tantôt importants, tantôt plus secondaires, sans nécessairement passer par des dialogues, des livres ou des cinématiques. Ceux-ci sont nombreux et assez réussis, on vient de l'évoquer et j'aurais pu aussi parler de quelques éléments plus ou moins cachés, comme le journal intime de Zelda que l'on peut lire dans ses quartiers ou quelques dialogues plus ou moins importants avec les habitantes et habitants des villages. Ces éléments étant cependant purement facultatifs, je passe volontiers sur eux tout en vous les recommandant.
Plus intéressant en revanche, le jeu nous propose de comprendre son histoire, ses peuples et sa géographie de façon passive, par les décors et ses choix organiques de design. Les épisodes antérieurs de Zelda s'étaient déjà risqués à cela, de façon souvent très intelligente : Ocarina of Time, Twilight Princess notamment avaient déjà creusé ce sillon et opposaient souvent les villages des différents peuples que l'on rencontrait. BotW pousse plus loin encore cette idée, et l'étend à l'ensemble de l'univers.

Le Domaine Zora est dans des tons bleus, alors que la ville Gerudo est dorée. Les Gerudos sont très grandes aussi (et Link est plutôt petit).

D'ores et déjà, il y a effectivement les caractéristiques culturelles, peut-on dire, des peuples que l'on rencontrera. Les Gorons ont construit leur village au pied du volcan de la Montagne de la Mort, et tout chez eux respire le brutalisme et l'efficacité sans fard, de leurs armures faites de pierres massives ou de leurs lourdes épées qui évoquent davantage les masses que les rapières. Les Piafs vivent autour d'un piton rocheux, près des monts enneigés, et construisent de nombreux perchoirs pour aller et venir. Le domaine Zora est piégé dans une région lacustre aux nombreuses cascades, et leur ville est toute en lignes élégantes, en statues racées et en marbre bleuté. Les Gerudos, enfin, habitent une cité géométrique au milieu du désert, protégée par d'épaisses murailles de terre cuite et parcourue d'une eau rare mais ô combien précieuse.
Si ces principes étaient déjà observés jadis, et s'ils composent des traits marqués du genre médiéval-fantastique duquel le jeu se revendique, ils prennent ici une couleur nouvelle compte tenu du soin apporté non seulement aux décors, mais également aux armes, aux arcs et aux boucliers qu'utilisent ces différentes races, voire à la façon de parler de ces peuplades. Plus encore, les boutiques ne proposeront pas les mêmes objets et le vice est poussé jusqu'à inventer parfois de nouveaux mots et des langues imaginaires, histoire d'offrir une cohérence narrative inédite pour la série.

La ville Gerudo est idéale pour refaire un stock de flèches. Quant aux Piafs, beaucoup de leurs légendes tournent autour de comptines et de chansons.

Les Hyliens, le peuple humanoïde que l'on cotoie le plus, ne sont pas en reste et illustrent également des cultures distinctes selon les endroits où nous les trouvons : le village d'Écaraille, en front de mer, a développé toute une économie autour de la pêche et du grand large, Elimith et ses terres fertiles abritent des paysans fiers de leur travail, Cocorico, perdu dans une vallée, abrite les dernières reliques des Sheikahs dans un style davantage orientalisant. Tout cela est bienvenu et confère une richesse certaine à cet univers, qui en devient d'autant plus réaliste.
Mais surtout, ce qui frappe en traversant BoTW et davantage que pour les jeux précédents, c'est l'ambiance ruineuse que l'on côtoie. On a là de nombreuses reliques d'un passé lointainement révolu, des restes de temples ou de villages que les monstres ont détruits lors de la guerre, d'autres constructions plus anciennes de civilisations mystérieuses et dont on ne sait rien, un colisée habité à présent par des créatures mortelles. Leurs noms évoquent également des évolutions linguistiques que ma nature diachronicienne a immédiatement repéré, le nom des déesses d'alors, Din, Farore, Nayru, s'étant modifié jusqu'à devenir partiellement opaque : Ordinn, Firone, Lanelle (ou plutôt « Ranēru » en japonais, l'un des seuls endroits où la localisation française, excellente au demeurant, passe à côté de la référence). Progressivement, la nature a, comme dit l'autre, repris tous ses droits : les herbes et les fleurs ont grignoté ces traces humaines, les biches et les écureuils arpentent ce qui fut des rues et des épiceries, la pluie a percé les toits.

Les monstres habitent les ruines de palais, tandis que les voyageurs sont toujours sur le départ.

Il y a une tristesse sourde à tout cela, une mélancolie particulière à laquelle la série ne nous avait jamais vraiment habitués. Si les ruines ont toujours fait partie de l'arrière-plan de Zelda, elles étaient toujours investies d'une façon ou d'une autre, détentrices de secrets millénaires, c'était des énigmes à résoudre. Si c'est encore parfois le cas, ce sont surtout les bêtes divines, ainsi que d'autres sanctuaires sur lesquelles nous reviendrons, qui prennent cette place. Généralement, ces tombeaux ne seront que des photographies mortes d'un temps oublié, et l'on ne peut qu'être saisi d'un froid morbide en les parcourant, en songeant que ces fermes étaient habitées, que ces villes dont on voit encore certaines routes étaient florissantes, que ces ponts gigantesques étaient jour comme nuit empruntés.
Là, il ne reste plus rien. Un siècle de guerre et les assauts incessants des monstres ont conduit survivantes et survivants à se réfugier soit dans des villes fortifiées ou isolées de tout, soit à investir une vie nomade, sans jamais se poser bien longtemps au même endroit. Des relais aux chevaux, construits dans de grandes yourtes inspirées du peuple mongol, attendent à la croisée des routes mais sont toujours sur le qui-vive, au cas où les armées du mal décideraient de faire un raid.

Terry, le vendeur ambulant, rôde autour des relais, dans une sorte de déambulation incessante. On est heureux de le voir : en-dehors des sentiers, on ne trouve souvent que des épées et des boucliers rouillés.

Cette déréliction ambiante se lit partout, et elle se comprend vite. Des gardiens furieux arpentent des zones délimitées du pays, des forêts, des marécages et des plaines, et tirent à vue sur quiconque s'approcheraient d'un peu trop près. Ailleurs, les monstres rodent en groupe, occupent des camps fortifiés ou des domaines oubliés et se ruent sur qui s'égarerait imprudemment. Chez les autres peuples, la situation est tout aussi préoccupante, comme les bêtes divines ne cessent de les harceler. L'oiseau géant toise le domaine piaf et menace les Icare en herbe ; le lézard rode le long du volcan et empêche les Gorons de s'aventurer dans leurs mines ; le dromadaire parcourt inlassablement le désert, et l'éléphant arrose d'une pluie continuelle le domaine zora et tout cela, on peut le penser, depuis près d'un siècle.
Il faut revenir dans d'autres épisodes de Zelda, qui dans Majora's Mask, qui dans le monde du crépuscule de Twilight Princess, pour retrouver ce sentiment désespérant qui nous fait traverser une terre morte ou sur le point de l'être. Même si, progressivement, nos actions permettront à nombre de retrouver espoir, nous ne parviendrons pas à repeupler ce royaume qui ne pourra jamais que regretter sa grandeur passée.

La nature est encolérée, et même les roches vous attaqueront à vue si vous vous approchez trop.

De chaque côté du fleuve glacé, l’immense forêt de sapins s’allongeait, sombre et comme menaçante

Il y a, cependant, des raisons de croire et d'espérer dans Hyrule, mais ce ne sont pas dans les constructions intelligentes qu'on les trouvera. Ce sera dans la nature, grandiose, absolue, fascinante, qui redonne de la vie et prend progressivement sa revanche, notamment face aux bêtes divines qui usurpèrent la forme des animaux que l'on devait respecter. Il n'est ainsi pas anodin que le titre de cet épisode, « le souffle sauvage », ainsi que les toutes premières images que l'on vit des bandes-annonces, fassent la part belle aux paysages, à la faune et à la flore. Plus qu'un décor, elle est l'horizon vers lequel nous tendons.
L'influence naturelle se ressent de deux façons particulières. Tout d'abord, en et par elle-même, tant les routes, les villages habités, les campements, se font rares et dispersés. Ce seront des forêts, des bosquets, des marais et des lacs, des collines, des montagnes et des déserts que l'on explorera, des dizaines de minutes parfois, sans rencontrer une maison, une arche, un semblant d'architecture, un ennemi voire. Là encore, difficile de ne pas penser au tout premier épisode de Zelda qui faisait habiter ses vieillards dans des cavernes et dissimulait ses temples sous des buissons ou des lacs asséchés.

Il y a encore quelques grottes cachées ci et là, mais peu finalement au regard de la taille du monde. Il y a cependant bien plus de choses dans la nature qu'on ne le pense de prime abord.

Ensuite, par la cruauté de cette nature, qui vous tuera volontiers autant que les monstres, surtout en début de partie. Les précipices et les chutes sont fréquentes, et tomber de trop haut nous tue souvent sans crier gare. La température, également, est un paramètre à prendre en compte : dans les déserts, sous le soleil brûlant, dans les froides montagnes enneigées ou encore sur les flancs d'un volcan en fusion, sans préparation idoine et sans se protéger de ces écarts de température, l'on ne survit pas longtemps.
Mais la nature est également nourricière, et c'est elle qui vous offrira les moyens de survivre. Les herbes sauvages, les champignons délicieux, les branches d'arbres pliant sous le poids des fruits, la faune que l'on peut chasser : il ne tient qu'à nous de cueillir cette manne, avec parcimonie toujours : il ne faudrait pas que les récoltes disparaissent trop vite.

On aura rapidement tout un marché de primeur dans la poche, de quoi concocter de bonnes choses. Tant mieux, car vu le prix des vêtements, on ne peut se les offrir facilement en début d'aventure.

La relation à la nature est, ainsi, particulièrement complexe dans BoTW. Loin de n'être qu'un décor utilitaire, un arrière-plan dessiné pour servir un objectif précis, pour notre amusement, pour bloquer notre progression, pour résoudre une énigme, elle est l'ultime personnage qui donne du liant à toute cette intrigue et à toute cette aventure. Il ne s'agit cependant pas d'un nettoyage ou d'un soin, comme on le faisait dans Ocarina of Time par exemple avec l'arbre Mojo, la caverne Dodongo ou Jabu-Jabu, mais plutôt de la recherche d'une certaine harmonie, d'un ordre à proprement parler naturel qu'il convient de reconnaître.
Cela, couplé avec l'isolement profond que l'on ressent au cours de nos parties puisque les ennemis et les villages demeurent, toutes choses égales par ailleurs, assez rares lors de nos prérégrinations, donne une couleur spécifique à l'aventure, que l'on n'avait pas encore rencontrée dans un épisode de Zelda. Nous ne sommes pas triomphants en traversant les plaines, en escaladant les montagnes ou plongeant dans les lacs, mais comme immergés dans un univers qui a existé bien avant nous, qui nous survivra, et que nous ne faisons que traverser. Rien ne semble particulièrement construit ou élaboré, comme nous en avons l'habitude d'ordinaire dans les jeux vidéo, mais comme incréé, évident, juste là, et nous ne l'observons que par accident.

Même les ruines de fermes ou de chalets finissent par être intégrées au paysage.

L'équipe de développement a, il faut le savoir, assez communiqué sur leur méthode créative à l'occasion de différents séminaires et colloques dans les mois qui ont suivi la sortie du jeu. L'élaboration de l'environnement a ainsi subi plusieurs modifications cruciales qui ont considérablement influencé son identité. Dans les premières versions ainsi, l'univers était bien plus plat qu'il ne le sera finalement, mais cela invitait les joueurs et les joueuses à ne pas s'intéresser à leur monde et à foncer plutôt de centre d'intérêt en centre d'intérêt, sans se préoccuper du reste. On prenait, pour ainsi dire, ce terrain de jeu comme un objet humain.
Il fut alors décidé d'appliquer ce qu'ils appellèrent la « stratégie du triangle » et l'équipe rajouta beaucoup, beaucoup de collines, de montagnes et de pics, à chaque endroit du paysage. Cette idée eut plusieurs conséquences décisives : d'une part, en limitant ainsi le champ de vision, le calcul demandé à la console se simplifiait, puisque l'horizon était mathématiquement bouché. Ensuite, en obstruant ainsi notre vue, nous sommes obligés de grimper, de contourner, de construire la géographie des lieux comme elle ne s'offre plus à nous directement. Notre regard est dès lors intuitivement attiré par ceci et cela, et nous baguenaudons davantage.

Les environnements sont certes classiques, mais leur grandeur les rend fascinants.

Surtout et même si, finalement, une main humaine a toujours décidé, à partir d'un canevas généré plus ou moins automatiquement, d'augmenter la hauteur de ce pic, de déplacer plus à l'ouest ce vallon, de réduire la largeur de ce ruisseau, l'effet général est saisissant. Jamais n'avons-nous l'impression de parcourir quelque chose d'artificiel, comme cela se voit bien souvent dans les jeux vidéo. Nous sommes dans un environnement vierge et encore largement intouché, inexploré, qui n'a pas tant des routes que des sentes de hasard, pas tant des villes que des campements, moins des pierres de taille que des rochers pratiques. À la géométrie et à l'arithmétique qui guident la main du dessin, succède l'adventice d'une illusion qui ne sera jamais détruite par la connaissance du jeu.
En ce sens, l'esprit de la quête, cet objectif de tuer Ganon, ne consiste pas (encore) à restaurer la grandeur du royaume d'Hyrule, mais plutôt à comprendre notre place au sein de cet univers. Le Fléau, mais aussi plus largement les machines et les bêtes divines, usurpèrent les éléments et les animaux et troublèrent la hiérarchie évidente de l'ordre naturel. Il s'agira dès lors de corriger ces erreurs afin de pouvoir, ultimement, coexister dans un monde qui n'a jamais eu besoin de la main humaine pour naître et fleurir.

La nature influence beaucoup nos capacités de jeu, et un caillou ne se comporte pas comme une boule de neige.
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