Mastodon
Le 1er site en français consacré à l'histoire des jeux vidéo
Tender Loving Care
Année : 1998
Système : Windows
Développeur : Aftermath Media LLC
Éditeur : Aftermath Media LLC
Genre : Film Interactif
Par Jean-Christian Verdez (29 juillet 2024)

Ah, le Film Interactif. En tant que genre pur et dur, il puise ses origines dans l'arcade du début des années 80 avec Dragon's Lair, Space Ace, ou encore Time Gal. L'arrivée des machines 16-bit offrit à ce type de jeu un second souffle, proposant de rares nouveautés (Braindead 13) et plusieurs portages issus de l'arcade, notamment pour Sega-CD (Road Avenger). Des jeux efficaces mais limités, qui restaient presque toujours cantonnés à l'idée d'appuyer sur le bouton demandé de façon réflexe, ce qu'on appellera plus tard le Quick Time Event. Le gameplay a ensuite tenté d'évoluer, s'inspirant de jeux de tirs comme Cabal, ce fut l'avènement du rail-shooter en FMV : Wetlands, les Cyberia, Hardline, Escape from Cyber City... Défoulant et très chouette, cela maintenait toutefois le genre dans un style très "arcade".

En parallèle, grâce au support CD-Rom, des jeux d'aventure ont commencé à utiliser des séquences filmées (Phantasmagoria, Gabriel Knight 2, Under a Killing Moon...). Abusivement classés comme films interactifs, ils démontraient néanmoins que le genre n'avait pas à rester cantonné au QTE, mais avait aussi le potentiel pour intégrer une part de réflexion. Ce qui nous amène au précurseur hybride The 7th Guest, et bien sûr à ses descendants directs, à commencer par celui qui nous intéresse aujourd'hui, Tender Loving Care (TLC).

titre

Mais n'allons pas trop vite... Avant de détailler TLC et sa place dans le monde étrange des Films Interactifs, il convient d'évoquer ses origines, notamment en s'intéressant, une fois n'est pas coutume, à un développeur éphémère des années 90, Trilobyte.

Parlez-moi de votre enfance

Le studio Trilobyte (1992-1999) est à l'origine de plusieurs choses : 3 jeux, 1 compilation, une rivalité toxique et destructrice entre ses deux co-fondateurs, et quelques projets inachevés. Nous avons déjà largement détaillé cette situation au fil des articles dédiés à The 7th Guest (1993), The 11th Hour (1995) et Clandestiny (1996). Nous ne saurions donc que trop vous en conseiller la lecture, car la présente page est la suite directe de l'histoire.

les 3 jeux originaux de Trilobyte.

Afin de vous rafraîchir la mémoire et de remettre en place le contexte de la création de Tender Loving Care, voici tout de même un résumé des événements :

Né en 1949, Rob Landeros est un dessinateur (et plus généralement artiste) qui a rejoint le monde du jeu vidéo un peu par hasard, en découvrant le C64. Graphiste sur plusieurs productions Cinemaware dont Defender of the Crown, il intègre Virgin Mastertronic en 1990, où il fait la connaissance du jeune programmeur Graeme Devine. Ensemble, ils réfléchissent aux capacités du format CD-ROM, encore sous-exploité dans le jeu vidéo, et mettent au point The 7th Guest pour lequel ils vont fonder leur propre studio, Trilobyte. Le jeu sort en avril 1993 et fait l'effet d'une bombe. Pour Devine et Landeros, c'est le rêve devenu réalité : travailler sur de nouvelles technologies pour l'un, et s'exprimer artistiquement sans les contraintes d'un éditeur pour l'autre. Mais du rêve au cauchemar, il n'y a parfois qu'un pas... Tandis que The 7th Guest cartonne, des tensions apparaissent entre les deux hommes, tensions exacerbées par les multiples retards que prend le développement de sa suite, The 11th Hour.

L'un des soucis tient à la vision que chacun a du jeu vidéo. Devine, le technicien, veut exploiter le potentiel du CD-ROM pour s'adresser à toute la famille. Landeros, l'artiste, y voit surtout l'opportunité de bousculer les attentes du public avec un contenu plus mature. En cela, il est soutenu par le réalisateur David Wheeler chargé du tournage des cinématiques avec de vrais acteurs sur The 11th Hour... Tandis que le tournage est terminé, le jeu accumule les retards côté programmation. Les besoins technologiques exigent notamment de refaire le moteur du jeu. Rob Landeros en est très frustré, refusant de comprendre que programmer un jeu soit si long. La situation se dégrade entre Landeros et Devine, et comme si ce n'était pas assez, ces derniers, trop confiants en leurs capacités de gestionnaires, prennent des décisions financières suicidaires. Ils investissent dans de nombreux futurs projets vidéo-ludiques à un moment où seul The 7th Guest leur assure une rentrée d'argent.

Rob Landeros & David Wheeler

C'est dans ce contexte que Rob Landeros lance un tout nouveau projet en 1995 : il apprend que le réalisateur David Wheeler travaille pour la télévision sur l'adaptation de Tender Loving Care (TLC), une nouvelle de 1984 signée Andrew Neiderman (connu pour son roman The Devil's Advocate/L'associé du Diable). Landeros propose à Wheeler d'en faire à la fois un long-métrage et un film interactif. Cette approche lui permet de réduire au minimum la partie gaming, et par extension la programmation, les impératifs technologiques, et plus ou moins tout ce qui lui déplait dans le Jeu Vidéo. Se sentant enfin maitre d'un projet qu'il peut contrôler en totalité, Rob Landeros se désintéresse complètement de la fin du développement de The 11th Hour, ruinant définitivement son amitié avec un Graeme Devine qui n'en peut plus. En outre, si TLC a au départ été présenté comme un projet expérimental, son budget explose rapidement et atteint les $2.500.000, une somme astronomique pour un jeu vidéo du milieu des années 90.

En parallèle, The 11th Hour sort en novembre 1995, laissant tous les membres de Trilobyte lessivés, frustrés, découragés... Malgré d'excellentes critiques initiales, les reviews et ventes finales sont décevantes. The 11th Hour a beaucoup trop souffert du manque de communication de Landeros et Devine, et cela se ressent jusque dans le gameplay schizophrénique. L'exigence du public a fait le reste. Avec les nouveaux projets qui s'enlisent et l'argent qui ne rentre plus, les conséquences ne tardent pas : puisque Graeme Devine et Rob Landeros ne peuvent plus travailler ensemble, et qu'il n'est financièrement plus possible d'avoir deux équipes indépendantes en interne, l'un des deux hommes doit partir de Trilobyte. L'équipe décisionnelle mise sur l'importance de la technologie dans le jeu vidéo, aux dépens de l'approche artistique, et Rob Landeros sent qu'on lui indique où se trouve la sortie. Il prend la porte au tout début de l'année 1997, non sans emporter son projet TLC avec lui, laissant un trou colossal dans les finances de Trilobyte qui ne s'en relèvera jamais.

Bien décidé à achever son futur chef-d'oeuvre, Landeros fonde sa propre boite, Aftermath, avec le réalisateur David Wheeler. TLC, qui bénéficie déjà d'un an et demi de production, se fera attendre pendant un an supplémentaire. Finalement, Tender Loving Care sort sur PC le 12 aout 1998, et une version "DVD interactif" voit le jour quelque temps plus tard, le 7 juin 1999.

Différentes versions

TLC a donc été distribué sous deux formes : la version PC tenant sur 4 CD-ROMs, et la version DVD capable de tourner sur n'importe quelle machine du moment que cette dernière est pourvue d'un lecteur DVD. Le gamer aura instinctivement tendance à se jeter sur la version PC, plus ludique sur le papier, en particulier lorsqu'on explore la maison dans laquelle se déroule toute l'intrigue (on y reviendra plus bas). Toutefois dans le cas présent, le choix n'est pas si évident car le DVD propose en contrepartie une qualité de vidéo très nettement supérieure. Regardez plutôt :

La version PC en premier, et le DVD interactif en second. Outre une différence de qualité qui saute aux yeux, vous remarquerez aussi que sur PC, l'image est légèrement zoomée et écrasée... Ah et, oui, c'est bien John Hurt !

Affirmer que la version PC est moins jolie que la version DVD serait un bel euphémisme ! Le problème tient à la compression. Conformément aux algorithmes de l'époque, ainsi qu'à la vitesse maximale des lecteurs de CD-ROM, TLC fait le même choix que la quasi-totalité des jeux comportant des séquences vidéo : noircir une ligne sur deux, pour diviser la taille des vidéos. Ce filtre scanline a comme effet secondaire néfaste de "griser" une image déjà ternie par la compression proprement dite. C'est le prix à payer pour que le jeu puisse tenir sur "seulement" 4 CDs. En contrepartie, Aftermath édite une version DVD interactif l'année suivante. Attention, pas "DVD-ROM" hein ? Non, c'est un vrai DVD vidéo qui tourne sur un lecteur de salon (et incidemment sur les lecteurs d'ordinateurs pour les chanceux qui en ont déjà un, mais en 1999 c'est encore un peu tôt).

Il y a fort à parier que la plupart des joueurs de l'époque ne se sont pas vraiment sentis concernés par ce DVD. La situation correspond d'ailleurs assez bien à l'idée que Rob Landeros semble se faire de tout ça : la technologie importe moins que ce que l'artiste veut exprimer. L'idée est défendable mais a quand même ses limites, a fortiori dans le domaine du jeu vidéo sans cesse en évolution, où la technologie permet justement d'exprimer des choses qu'on ne pouvait faire avant. C'est précisément ce qui a fait le succès et l'influence de The 7th Guest, ce que Landeros semble avoir oublié (Mais là encore, on va y revenir plus bas).

Un oeil sur le scénario

L'histoire peut se résumer ainsi : Michael Overton (Michael Esposito) et sa femme Allison (Marie Caldare) formaient un jeune couple heureux, jusqu'à ce qu'une terrible tragédie viennent les traumatiser - Leur fille, décédée dans un accident de voiture. Tandis que Michael parvient petit à petit à surmonter son chagrin, Allison se plonge au contraire dans un état de plus en plus délirant, incapable d'accepter la réalité et de reprendre une vie d'adulte. Le docteur Turner (un psychiatre joué par John Hurt) suggère aux Overton de faire appel à une infirmière à domicile pour apporter des soins psychologiques à Allison. Ils embauchent une certaine Katherine (Beth Tegarden). Mais rapidement, l'infirmière et ses méthodes peu orthodoxes vont faire naître de nouvelles tensions.

Le casting : Trois acteurs et actrices peu connus qui ont joué dans des séries TV par-ci par-là, et John Hurt, qui doit se demander ce qu'il fait là (et à vrai dire nous aussi...)

Voilà pour le scénario, que je ne détaillerai pas davantage afin de ne rien spoiler. Sachez seulement que si vous faites le jeu plusieurs fois, vous obtiendrez à peu près toujours la même histoire, quoi que vous fassiez. Certaines scènes seront légèrement différentes, mais rien qui puisse changer la trame de l'histoire. Même pour un film interactif, TLC se révèle donc plutôt rigide. On est loin de productions plus récentes comme The Late Shift qui propose de vrais embranchements bien distincts. TLC contient toutefois sept fins (quatre fins différentes les unes des autres, plus trois qui sont des variations des précédentes). Elles sont plutôt sombres et pessimistes, et toutes sont radicales au point de manquer de cohérence, comme si l'un ou l'autre des personnages avait soudain décidé de péter un plomb histoire de débloquer un scénario qui s'enlise...

Quand est-ce qu'on joue ?

Bien que ce ne soit pas explicité par la mise-en-scène, on peut découper le jeu en une quinzaine de chapitres, chacun d'entre eux se déroulant lui-même en quatre phases bien distinctes :

  • Pour commencer, une cinématique vous place en simple spectateur de l'intrigue. Il n'y a rien à faire hormis regarder, on est véritablement devant un film.
  • Ensuite, le bon docteur Turner vient s'adresser directement à vous, commentant la séquence filmée qui vient de se dérouler. Il va ensuite vous poser (par écrit) une série de questions à choix multiples, grâce auxquelles vous pouvez, à votre tour, donner votre avis sur les événements et personnages... Optionnellement, vous pourrez ensuite aller sur l'option "profil" dans le menu principal (version PC uniquement) pour y trouver de brèves notes du Dr.Turner vous concernant.
  • Vous voilà ensuite libre de visiter les lieux, dans lesquels il n'y a, soyons honnête, pas grand-chose à faire. Au plus, on peut lire les journaux intimes tenus par chacun des protagonistes, ainsi que quelques livres, magazines ou dossiers qui trainent çà et là, et regarder quelques vidéos à la TV (des extraits de clips et films divers). Les informations récoltées vous permettront de mieux cerner la psychologie des personnages, mais lire ou oublier tel ou tel indice n'aura aucune influence sur l'histoire...
  • Finalement, en cliquant sur un objet précis (qui change à chaque chapitre), le docteur Turner vous soumet à un TAT (Thematic Apperception Test), une technique d'interprétation d'images réellement utilisée en psychologie : vous voyez une image, une question en rapport avec ladite image, et plusieurs réponses au choix. Il n'y a pas de bonne ou mauvaise réponse, et contrairement à un véritable TAT, l'analyse qu'un psychologue ferait de vos choix ne vous sera ni communiquée ni débattue. Une fois le test terminé, le chapitre suivant commence.

Les réponses que vous apporterez lors des phases 2 et 4 sont censées modifier le contenu des cinématiques ultérieures. Le jeu ne permet qu'une seule sauvegarde par profil, et les questions posées ne sont pas toujours les mêmes d'une partie à l'autre (et varient selon les réponses précédentes). Il est donc vraiment difficile d'établir ce qui modifie ou non l'évolution du jeu. A priori, il y a deux types majeurs de questions : celles qui vont déterminer le degré d'érotisme de certaines scènes, et celles qui vont déterminer le destin des personnages, en particulier lors de la scène finale. Par exemple, un personnage que vous décrivez avec des termes négatifs a des chances de mal finir. À mon humble avis il doit y avoir une sorte de système de points invisible, et le score final déclenchera l'une ou l'autre des fins possibles.

Ce qui m'amène à l'érotisme latent du jeu. Déjà à l'époque de The 11th Hour, Rob Landeros souhaitait ajouter des scènes un peu osées par endroits, ce qui avait contribué à une grave mésentente avec son cocréateur Graeme Devine. Apparemment il n'a pas changé d'idée. Pour lui, un "jeu mature qui bouscule les habitudes du joueur", c'est un jeu coquin. Et là, mine de rien, on commence à toucher du doigt tout ce qui ne va pas avec Tender Loving Care. Exemple avec l'une des questions aux conséquences les plus évidentes. Au début du jeu, le docteur vous propose l'affirmation suivante : "J'aime regarder les gens faire des choses intimes", vous devrez répondre si vous être d'accord ou non... Plus tard, dans le film, Michael prendra l'air dans le jardin au début de la nuit. Là, il verra l'infirmière à la fenêtre de sa chambre. Selon la réponse que vous aurez donnée précédemment, la scène sera différente :

Une affirmation à choix multiple.
1ère conséquence possible : le store est déjà baissé.
2ème conséquence possible : Katherine, en sous-vêtements, vient baisser le store.
3ème conséquence possible : Katherine se déshabille nonchalamment devant la fenêtre alors que le store est toujours ouvert.

Le problème, c'est que ça ne sert à rien. Absolument à rien ! Au début, j'imaginais que mes choix durant le questionnaire avaient aiguillé le script sur une voie différente, dans laquelle Katherine était plus manipulatrice, provoquant Michael pour servir ses intérêts. Ou peut-être que c'est le comportement de Michael qui allait se révéler différent, plus sombre... Bref, je pensais que cette scène avait un sens. Las ! Quelle que soit la version que vous obtiendrez, ça ne changera rien par la suite. C'est de la pure gratuité, une façon habile de demander au joueur/spectateur s'il veut voir une scène coquine, et la lui donner (ou pas) selon la réponse... Et quasiment toutes les scènes alternatives se résument à ça : ajuster le degré d'érotisme (souvent) et de violence (rarement) selon les gouts du spectateur. Autre exemple, une inévitable scène en flashback vous montre la nuit de l'accident de voiture ayant couté la vie à la fille de Michael et Allison. En fonction de vos réponses lors des questionnaires, la séquence dramatique sera mise-en-scène de façon plus ou moins pudique, mais les événements et leurs conséquences ne changeront pas d'un iota... Cerise sur le gâteau, on parle ici d'une petite dizaine de scènes à tout casser sur la totalité du jeu, ce qui en dit long sur la replay value.

En ce qui concerne les déplacements libres dans la maison, ils sont totalement facultatifs puisque le Docteur Turner vous indique tout de suite sur quel objet cliquer pour passer à la suite. Si vous choisissez de farfouiller un peu, vous pourrez lire quelques documents, écouter le répondeur, regarder la TV... Et selon les réponses que vous aurez donné précédemment, certaines découvertes seront un peu plus osées que d'autres (notamment pour les émissions de TV, où vous pourrez aussi bien visionner des extraits de la Quatrième Dimension, des Trois Stooges dans un épisode avec des infirmières, une scène osée entre deux femmes issue d'un vieux film pour adultes, une série dans laquelle se déroule une opération médicale, et j'en passe...) Là encore, hormis quelques rares documents écrits par les protagonistes, ça n'a aucun intérêt, et surtout aucun impact sur l'histoire...

L'objectif de ce "jeu" reste pour moi une énigme. On dirait que les développeurs sont partis d'un simple menu d'option permettant de régler le degré de nudité et de violence (comme on peut en trouver dans plein de productions modernes, comme Cyberpunk 2077 par exemple), et qu'ils se sont dits "Hey, reprenons cette simple option et faisons-en un jeu complet tout en la rendant nébuleuse". Alors, oui, c'est très original. Cela transforme ainsi un film d'1h45 à la réalisation médiocre, en programme pseudo-interactif poussif de 5 heures qui passe son temps à nous poser des questions embarrassantes (surtout si vous avez la mauvaise idée d'y jouer avec d'autres personnes ou en stream twitch ^^). Mais, oui, c'est original.

Bon. Et techniquement ?

Tender Loving Care souffre d'autres choix de game design étranges voire incohérents. Quelques exemples : dans les jeux d'aventure en vue subjective des années 90, lorsque le joueur veut se déplacer d'un lieu à un autre, il clique sur la sortie de la pièce où il se trouve, et cela déclenche une transition qui peut être proposée sous deux formes : soit une transition d'un plan fixe à un autre, soit une vidéo de transition qui simule l'intégralité du déplacement (typique des productions Trilobyte). Ici, on a un mélange des deux. D'une pièce à l'autre, le jeu nous gratifie d'une vidéo, mais lorsqu'on se déplace au sein d'une même pièce, les transitions sont beaucoup plus brutales, toutes en plans fixes. Cela donne l'impression que les développeurs ont eu la flemme de générer toutes ces petites vidéos supplémentaires, ce qui est préjudiciable au jeu en termes de qualité perçue. De la part de développeurs ayant travaillé sur The 7th Guest et The 11th Hour, ça sonne comme une méchante régression.

Cette impression est renforcée par la qualité du rendu en 3D des décors. Ce n'est pas que le jeu soit intrinsèquement moche, mais il représente là aussi un vrai bond en arrière comparé à un 11th Hour pourtant sorti depuis plus de 3 ans ! Les décors paraissent vides et sans aucune personnalité. Pour vous donner une idée, j'ai acheté quelques courtes années plus tard un logiciel Micro Application nommé Intérieur 3D au rayon "tout à 10 francs" (1.5 euro) de l'hypermarché du coin. J'y avais modélisé et aménagé ma propre maison en quelques heures, et le résultat n'avait pas grand chose à envier à TLC (d'autant qu'on pouvait se déplacer librement et sauvegarder le résultat en vidéo. Il était bien, ce p'tit programme. Mais je m'égare...). Et c'est d'autant plus décevant qu'Aftermath avait une vraie maison et de vrais décors à sa disposition pour le tournage des séquences Live. Pourquoi avoir refait l'intérieur en images de synthèses au lieu de tout filmer ? Pourquoi la plupart des apparitions de John Hurt sont tournées sur un fond vert plutôt que dans la maison lorsqu'il s'adresse à nous ?

De plus, le jeu ne sait décidément pas quoi faire de nous en tant qu'utilisateur/spectateur/joueur. Dans la scène d'introduction, le Docteur Turner nous accueille à l'extérieur de la maison et nous propose d'apporter un nouveau regard sur les événements qui s'y sont passés. Première cinématique, puis le docteur s'adresse de nouveau à nous pour proposer son analyse de ce qu'on vient de voir, avant de nous demander notre vision des choses via un questionnaire. Bon, à ce stade, c'est clair : Dr. Turner fait office de guide/narrateur dans une histoire du passé mais dont on peut influencer certains éléments (ce qui n'a aucun sens puisque les faits ont déjà eu lieu). En fait on tombe dans exactement le même problème que The 11th Hour : On est là avant tout pour admirer la création de développeurs qui veulent tout contrôler. Dans The 11th Hour, ça avait même une incidence sur notre personnage, relégué au rang de simple témoin d'une aventure vécue par une autre personne, elle-même racontée en flashback. Dans Tender Loving Care, c'est pareil mais en encore plus explicite puisqu'on joue notre propre rôle, celui du "viewer". Et le docteur, après chaque cinématique, vient nous dit quoi penser de ce qu'on regarde. Par exemple, il pète un plomb après que Katherine a réussi à séduire Michael, qualifiant la situation de non-professionnelle. Mais docteur, si vous décidez d'avance ce que je dois penser, moi en tant que joueur, je sers à quoi ?

Le plus étrange reste à venir : lorsque vous explorez la maison, vous déclencherez parfois des vidéos avec les personnages de l'histoire... Et ces personnages vous parlent ! Ils agissent comme si tout se déroulait en direct, commentant les faits récents avec vous, le viewer ! Mais... Attendez une minute... On est dans le passé ou dans le présent ? Ahem bon, ok, le fait de briser le quatrième mur n'est pas forcément un problème, et peut-être qu'il s'agit d'un twist, une histoire de fantômes coincés dans une boucle, à l'image de The 7th Guest ? Sauf que non, ça n'a juste réellement aucun sens ! Le modèle narratif change tout le temps, sans aucune raison ni cohérence (parfois, les scènes où des personnages s'adressent au joueur sont montrées dans la télévision, comme les extraits de séries), parce que vous n'êtes qu'un "viewer", ce que les personnages vous rappellent d'ailleurs plusieurs fois... J'insiste à nouveau : ne cherchez pas un message ou une métaphore, il n'y en a pas (ou s'il y en a, la mise en scène est tellement bâclée qu'on ne peut pas le comprendre).

Conclusion

En tant que film, Tender Loving Care est un thriller dramatique très moyen, avec un final grand-guignol (quelle que soit la fin que vous obtiendrez). La performance des acteurs est au mieux correcte, la réalisation est médiocre, et même si l'histoire est finalement assez intrigante, le fait qu'elle soit identique d'une partie à l'autre annihile l'intérêt de refaire le jeu. Pour un Film Interactif, dont la vocation est d'être rejoué plusieurs fois de plusieurs façons, c'est clairement un problème.

En tant que jeu, Tender Loving Care est raté. L'interactivité ici n'existe pas, et on erre sans conviction dans l'un des "jeux" les plus narcissiques auxquels j'ai joué de toute ma vie ! De là à dire qu'il a contribué à enterrer le Film Interactif, il n'y a qu'un pas, que j'aurais sans doute franchi si des productions beaucoup plus récentes n'avaient pas réussi à prouver que ce genre vidéo-ludique a encore des choses à exprimer (The Infectious Madness of Doctor Dekker ou Her Story, par exemple).

A noter aussi que TLC est disponible depuis 2017 sur les boutiques dématérialisées (Steam, GOG...) mais il s'agit d'un simple portage d'une version iOS de 2012. L'interface est donc typique des smartphones, ce qui non seulement n'est pas très approprié sur PC, mais en plus le joueur y perd certaines possibilités interactives de la version PC d'origine. De plus, les vidéos sont très compressées. Dire qu'il aurait suffit de reprendre la version PC de 1998 et d'y remplacer les vidéos par celles du DVD, et on obtenait la meilleure version possible. Dommage. Ça n'aurait évidemment pas rendu le jeu/film meilleur, mais l'expérience en aurait été nettement améliorée.

Au milieu des années 90, mon parcours de joueur a été grandement marqué par The 7th Guest et sa suite, et j'ai donc toujours eu un pincement au coeur en repensant à l'histoire (et à la faillite) du studio Trilobyte. De fait, lorsque j'avais enfin pu mettre la main sur TLC aux alentours de 2008, j'avais hâte de voir ce que Rob Landeros et David Wheeler avaient bien pu faire des $2.500.000 investis dans un projet semblant si important à leurs yeux, et si important pour l'industrie vidéo-ludique (du moins selon eux). Le résultat confirme, après un 11th Hour déjà très chaotique, que lorsqu'on confie un développement à des gens qui au fond n'aiment pas vraiment les jeux vidéo, le résultat n'est jamais bon. Dans un premier temps, j'ai été très perplexe devant certains avis et notes d'une presse dithyrambique. Et puis j'ai compris que les bonnes notes venaient surtout de magazines de DVD. Effectivement, en 1999, Tender Loving Care pouvait paraître révolutionnaire aux yeux de non-joueurs, pour qui le summum de l'interactivité n'était alors caractérisé que par les VHS d'AtmosFear. (Vous vous souvenez d'AtmosFear ?). Et c'est vrai qu'en tant qu'objet, ce DVD est marquant : un film, une analyse de scènes après leur visionnage en compagnie des personnages qui s'adressent à nous, et les déplacements dans la maison qui font office d'interface luxueuse pour accéder à des petits documents bonus. Ce DVD demeure une belle démonstration des capacités de ce support dans un contexte purement cinématographique.

Mais la meilleure preuve que le succès d'estime de TLC n'était qu'un concours de circonstances, c'est sa suite spirituelle, Point of View, là aussi signé par les mêmes développeurs. La formule est la même, et n'a donc plus aucun intérêt aux yeux de qui que ce soit à sa sortie en 2001. Le jeu fait donc un bide dans une indifférence générale, ce qui est presque injuste dans la mesure où l'histoire est plus intéressante et la mise-en-scène plus rythmée. Mais ce sera le tout dernier jeu de Landeros et Wheeler, qui se séparent dans la foulée.

Depuis, David Wheeler a disparu des radars, tandis que Rob Landeros capitalise sans se lasser sur les droits de The 7th Guest et The 11th Hour, avec des versions iOS ensuite portées de façon fainéante sur PC, un projet de série TV avorté, et un jeu de société assez nul. Quelques projets annexes sont à noter, comme ce très sympathique fangame The 13th Doll, ainsi qu'un remake en VR de The 7th Guest sorti fin 2023 et apparemment très bon, mais ce sont des projets dans lesquels l'ancien cofondateur d'Aftermath (et de Trilobyte) n'est pas du tout impliqué au niveau créatif. Entre nous, ce n'est peut-être pas plus mal comme ça.

Jean-Christian Verdez
(29 juillet 2024)