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Recursed
Année : 2016
Système : Linux, Windows
Développeur : Portponky
Éditeur : Shambles Software
Genre : Puzzle / Réflexion / Plate-forme
Par Simbabbad (14 mai 2022)

Braid de Jonathan Blow, sorti sur le Xbox Live Arcade de la Xbox 360 en 2008, est désormais reconnu comme un grand nom du jeu de puzzles/plateformes ; non seulement pour sa qualité, mais aussi pour avoir rempli un rôle majeur dans l'essor du jeu vidéo indépendant et dans la réhabilitation de la 2D et du jeu de puzzles, catégories qui à l'époque avaient été reléguées au simple rang de passe-temps superficiels.

On l'a un peu oublié, mais même s'il est vite devenu le chouchou de la presse spécialisée, Braid a ainsi rencontré la réticence de nombreux joueurs à sa sortie : pour eux, la place d'un jeu aussi « simple » était sur un navigateur web en tant qu'application Flash gratuite, voire à la rigueur sur le XNA (le marché indépendant de la Xbox 360) pour y être vendu un ou deux euros... Pour rappel, Braid a été vendu 1200 « points Microsoft » à sa sortie, soit une quinzaine d'euros.

Jonathan Blow a très intelligemment vu venir le problème : le jeu vidéo sur consoles venait tout juste d'entrer dans l'ère de la haute définition, et le modèle indépassable de l'industrie était alors celui du film interactif ; le concepteur était conscient que son gimmick original de manipulation du temps et le soin apporté au gameplay de son jeu de puzzles/plateformes ne suffiraient pas, il fallait offrir autre chose pour faire revenir la 2D et le jeu de puzzles dans la cour des grands.

La solution du développeur indépendant s'est déroulée selon deux axes : adopter une posture artistique « à message » permettant d'échapper au mépris dans lequel le « jeu pour le jeu » était alors tenu, et embaucher le graphiste professionnel David Hellman afin qu'il change totalement l'aspect de Braid.

Car Braid était fini, tant conceptuellement que dans son level design, il avait même déjà gagné un prix, mais Braid était très laid, affreusement laid même : gris, triste, basique, générique, quelconque. En apportant à Braid une réalisation HD et des références graphiques à la peinture impressionniste, David Hellman a fait d'une pierre deux coups : il a justifié à la fois sur les plans technique et artistique la présence de Braid sur le magasin Xbox Live Arcade ; et d'ailleurs, les grincheux ont perdu et Braid a gagné - non seulement pour lui, mais aussi voire surtout pour tous les jeux qui ont suivi...

Recursed de Portponky est sorti sur Steam huit ans après Braid, sans le moindre « message » (ni même une histoire) et sans la nécessité d'embaucher un graphiste... et Recursed est laid, affreusement laid même : il n'est pas gris, mais il est triste, basique, générique, et quelconque. C'est aussi un jeu brillantissime qui rappelle énormément Braid, ou plutôt son prototype : on dirait à première vue un jeu de puzzles/plateformes très ordinaire, mais une idée transgressive poussée jusqu'au bout de sa logique ainsi qu'un level design de qualité stellaire, à la fois minimaliste, didactique et déroutant, font de lui une référence du genre...

Recursed est un jeu très abstrait : il prend soin d'exposer ses mécaniques petit à petit, mais sa présentation basique et son choix d'éviter les explications littérales peuvent produire de la confusion - même en comprenant ses grands principes et en résolvant ses puzzles par tâtonnements successifs, on peut être perdu et ne pas prendre de plaisir. Cet article ambitionne de vous donner envie de jouer à cette merveille vidéoludique tout en vous permettant de comprendre clairement le fonctionnement du jeu, pour que vous soyez davantage interloqué par l'intelligence du level design de Recursed plutôt que par l'étrangeté de ses concepts.

À cette fin, j'aurai parfois besoin de prendre des exemples précis de niveaux du jeu et d'en révéler la solution ; ces niveaux ont été généralement choisis parmi les plus simples afin de ne pas gâcher l'expérience. Recursed comporte une centaine de niveaux en tout, répartis en quelques niveaux d'introduction puis en différents mondes : « Woodland », « Sewer », « Dungeon », « Ruins », « Temple » et « The Void », suivis de deux extensions gratuites incluses, « The Oobleck Conundrum » et « The Last Tapestry ». Chacun des mondes a une mécanique centrale à laquelle il est consacré.

Les bases (introduction)

Le but principal de Recursed est de collecter un cristal violet présent dans chaque niveau. On ne sait pas pourquoi : on joue une femme parfaitement inexpressive (elle ne cligne même pas des yeux) dont on ignore l'identité - comme le jeu comporte des coffres et (plus tard) des chaudrons et des éléments visuels évoquant la magie, et comme le titre du jeu est un mot-valise entre recursive (« récursif ») et cursed (« maudit »), on peut penser que c'est une sorcière, mais ça n'a pas d'importance.

On peut se déplacer comme d'ordinaire dans un jeu de plateformes en 2D : le jeu utilise deux boutons, un bouton pour sauter et un bouton d'action permettant de porter, poser et lancer des objets. Ces objets sont en général des clefs ouvrant des grilles (n'importe quelle clef ouvre n'importe quelle grille puis disparaît), et des blocs sur lesquels on peut monter pour pouvoir sauter plus haut. On saute moins haut lorsqu'on porte un objet. Les objets ne se lancent pas selon une trajectoire parabolique (c'est important), on peut lancer un objet vers le haut (il retombe) ou sur le côté, il va alors tout droit jusqu'à heurter une paroi puis il tombe. On trouve parfois des anneaux : ils ne servent pas à résoudre les puzzles, mais ils jouent un enregistrement audio après avoir été projetés contre un mur ; ils nous aident en fournissant des indices ou en clarifiant certains phénomènes. Quelquefois, des pièces sont inondées, notre sorcière peut y nager comme dans Super Mario Bros., en tapotant à répétition sur le bouton de saut (même si elle porte un objet). Certaines plateformes sont des passerelles fines, on peut tenir dessus sans problème, mais les objets tombent au travers ; si l'on pose un objet alors que l'on se déplace sur une passerelle (ou lors d'un saut), notre énergie cinétique sera transmise à l'objet et il tombera en biais. Tout ce platforming est exploité très simplement, en dehors de puzzles spécifiques qui sont plus pointilleux mais heureusement très dépouillés afin que l'on comprenne mieux ce que l'on attend de nous.

C'est à peu près tout en ce qui concerne le contenu des pièces du jeu, et comme on l'avait annoncé, c'est très banal, de la même façon que Braid semble lui aussi très banal jusqu'à ce que l'on y manipule le temps. Le plus important, dans Recursed, c'est en réalité comment on circule entre les différentes pièces de chaque puzzle...

Les coffres (« Woodland »)

Les niveaux de Recursed sont presque tous composés de plusieurs pièces d'un seul écran (il n'y a jamais de scrolling), mais on n'utilise pas de portes à proprement parler pour circuler dans le jeu, on passe d'une pièce à une autre en entrant et en sortant de coffres. On entre dans un coffre tout simplement en sautant dedans, et on en sort en pressant le bouton d'action alors que l'on se trouve sur une espèce de fumerolle violette, qui sert également de point d'arrivée dans le coffre : s'il n'y a pas de fumerolle dans la pièce, c'est qu'il s'agit de la première salle du niveau. On peut entrer et sortir des coffres tout en portant un objet (c'est capital).

Les portes n'ont pas été remplacées par des coffres au hasard, ce choix est lié aux deux concepts fondateurs de Recursed :

  • Il y a une dissymétrie entre une pièce contenante et une pièce contenue : quand on entre dans un coffre, on n'entre pas dans une pièce qui existerait réellement, on entre en vérité dans une copie éphémère d'un modèle de pièce propre à ce coffre, copie créée pour l'occasion - dès que l'on sort du coffre, cette copie est détruite. Le principe rappelle la physique quantique : les pièces n'existent ici que lorsqu'on se trouve à l'intérieur, à l'instar des particules quantiques qui n'existent que lorsqu'on les observe.
  • Les coffres sont des objets : cela implique donc qu'ils peuvent être transportés ou lancés.

Tout le jeu repose là-dessus : ces concepts sont simples à résumer, mais en les lisant, on ne mesure pas toutes leurs implications, et le concept de « coffre quantique » n'est pas facile à intégrer intuitivement - on l'a dit, la présentation du jeu est très basique, et la mécanique fondatrice du jeu, la « remise à zéro » des pièces, n'est ici ni justifiée ni mise en en scène. On comprend tout de suite en jouant que les coffres et les fumerolles permettent de circuler entre les pièces et que l'on peut porter les coffres (donc les pièces), mais la « remise à zéro » d'une pièce lorsqu'on quitte son coffre est un phénomène purement arbitraire et purement abstrait : rien ne montre ce phénomène à l'écran (il y a un vague effet de dissolution mêlé à un fondu au noir lorsqu'on utilise une fumerolle, mais la transition est presque identique au fondu au noir lorsqu'on saute dans un coffre), et rien n'explique jamais pourquoi ces pièces se « réinitialisent », c'est un postulat qui vient de nulle part. C'est gênant, car même en comprenant intellectuellement les principes d'un jeu vidéo, on a besoin que ces principes soient concrétisés à l'écran d'une façon ou d'une autre afin de bien les assimiler : un des objectifs du présent article est donc de compenser ce déficit grâce à des représentations et des explications que j'espère claires et intuitives, afin que vous puissiez mieux profiter de l'expérience étonnante offerte par Recursed.

Illustrons d'abord les conséquences des règles du jeu sur les objets, en prenant l'exemple du niveau Secure représenté plus haut. Ce niveau très simple comporte un seul coffre : dans la salle d'origine, il y a le coffre (encadré en violet) et un anneau, et dans le coffre (dont le modèle est représenté dans le cadre violet à droite), il y a un cristal protégé par deux grilles, une unique clef, et bien sûr la fumerolle de sortie.

Dans un jeu « normal », le puzzle semblerait insoluble puisqu'il y a deux grilles pour une clef, mais nous sommes dans Recursed : ainsi, la pièce contenue dans le coffre est réinitialisée à chaque fois que l'on y retourne - vous pouvez sauter dans le coffre, atterrir dans la pièce, prendre la clef, sortir du coffre et jeter la clef au fond du gouffre sous la passerelle à droite de la salle d'origine, puis sauter de nouveau dans le coffre, et vous y retrouverez la même clef au même endroit : celle-ci aura été recréée en même temps que le reste de la pièce. D'ailleurs, rien ne nous empêche d'extraire du coffre autant de copies de clefs qu'on le souhaite, à l'infini !

Partant de là, la solution est évidente : il suffit d'entrer dans le coffre, y prendre la clef, puis ressortir et y retourner aussitôt ; comme on sera alors dans une copie rafraîchie du modèle du coffre violet, la clef y sera à son endroit habituel, alors que l'on aura toujours une copie de cette même clef dans les mains - deux clefs, deux grilles, à nous le cristal !

À l'inverse, supposons que l'on ait posé l'anneau de la salle d'origine dans la pièce violette puis que l'on en soit ressorti : l'anneau aurait alors été perdu en même temps que l'itération de la pièce du coffre. On peut retrouver un objet perdu lorsqu'il fait partie du modèle d'un coffre duquel on peut extraire des copies, mais les objets natifs de la salle d'origine sont perdus pour de bon.

Il est crucial de correctement comprendre ce système de hiérarchie : en sautant dans un coffre puis dans un autre, on emboîte les pièces comme des poupées russes, et seules les pièces qui nous contiennent existent encore, celles dont on sort sont effacées immédiatement. Il faut donc être prudent quand on emporte un objet dans un coffre, alors qu'inversement, un coffre qui contient un objet est en quelque sorte un « distributeur » de cet objet. Et tout ce qui concerne les objets concerne les coffres, eux aussi peuvent être dupliqués ou perdus selon les cas.

Approfondissons les choses avec un niveau dont certains éléments rappellent Secure : il s'agit du puzzle Knot.

Vous le voyez bien : on retrouve les deux grilles qui protègent un objet, mais cette fois-ci il s'agit d'un bloc au lieu d'un cristal, et au lieu de la clef, il y a un coffre (encadré en vert) qui contient une clef et le cristal. Le puzzle comporte deux problèmes : il faut deux clefs pour pouvoir prendre le bloc, et il faut deux blocs superposés pour atteindre le cristal. On l'a vu, le problème du bloc n'en est pas un : on peut extraire autant de clefs que l'on veut du coffre vert - ouvrir les grilles puis prendre le bloc n'est donc pas un souci.

Par contre, comment emporter deux blocs dans la pièce verte ? Si l'on ouvre les deux grilles, que l'on prend le bloc, puis que l'on emmène le bloc dans la pièce verte, on est dans une impasse : dès que l'on sortira de la pièce verte, le bloc y sera effacé, et on ne le retrouvera pas dans la pièce violette - revenir jusqu'à la salle d'origine ne fera que remettre le puzzle à zéro. Comment faire ?

Souvenez-vous de ce qui a été dit plus haut : un coffre contenant un objet est en quelque sorte un « distributeur » de cet objet. Pour emmener deux blocs dans la pièce verte, il faudrait donc que la pièce violette (ou en tout cas son coffre) soit dans la pièce verte, or, nous avons ici l'inverse, c'est la pièce verte qui se trouve dans la violette - comment inverser leur hiérarchie ?

La réponse est en réalité très simple : en entrant dans la pièce violette, puis en prenant le coffre vert pour l'emmener dans la salle d'origine, puis en portant le coffre violet (lui aussi dans la salle d'origine) jusque dans la pièce verte !

En intercalant la pièce verte entre la salle d'origine et la pièce violette, on a bouleversé la hiérarchie du niveau de façon à ce que le coffre violet, « distributeur » des blocs, se trouve dans la pièce verte, alors que le coffre vert se trouve toujours dans la pièce violette pour y « distribuer » des clefs.

Si vous n'avez pas été très attentif (mais je sais que vous l'êtes, je vous taquine), vous allez me dire : « Mais on a pris le coffre vert pour le mettre dans la salle d'origine, il ne peut donc pas se trouver encore dans la pièce violette ! ». Or, souvenez-vous des règles : un coffre recrée la pièce qu'il contient quand on saute dedans, la pièce violette est donc renouvelée à partir de son modèle, qui contient le coffre vert. De la même façon que la pièce violette « distribue » des copies de blocs, elle « distribue » également des copies de coffres verts.

À partir de là, la solution est simple : on « descend » jusque dans la seconde pièce verte pour en extraire des clefs, que l'on utilisera pour déverrouiller les grilles protégeant le bloc de la pièce violette, puis on « remonte » ce premier bloc dans la première pièce verte, puis on « redescend » jusque dans la seconde pièce verte pour en extraire de nouveau des clefs, on accède ainsi à un second bloc (souvenez-vous, on est sorti du coffre violet pour en extraire le premier bloc, la pièce s'est donc renouvelée et les grilles sont donc refermées), on porte ce second bloc jusque dans la première pièce verte afin de le superposer sur le premier bloc, et on peut ainsi accéder au cristal !

Si vous comprenez ce puzzle, vous comprenez Recursed ! Bien sûr, le jeu comporte d'autres mécaniques très déroutantes, mais celles-ci sont de simples excroissances de l'idée fondatrice du jeu : seuls les coffres qui nous contiennent dans l'emboîtement en « poupées russes » de notre parcours conservent les changements que l'on a pu y apporter, tout le reste constitue des potentialités, comme des outils sans cesse remis à neuf ou des fonctions dans un programme informatique. Tout le jeu consiste à réorganiser la hiérarchie des coffres afin d'accéder aux objets dont on a besoin, en contournant ou en exploitant la « remise à zéro » des coffres. Si vous comprenez cette idée générale, même sans en maîtriser les détails (sans jouer, tout reste bien sûr abstrait), alors Recursed ne vous posera pas de problème majeur, en tout cas pas plus qu'un bon jeu de puzzles ne le devrait : le jeu est hermétique si on le découvre « en aveugle » (hélas), mais se révèle très accessible si l'on a préalablement intégré son concept principal.

Un autre bon exemple de niveau de Recursed est le niveau ci-dessus, Loop, qui illustre de façon plus directe l'étrange situation que l'on a créée dans Knot, où une pièce est amenée à se contenir elle-même. Ici, il n'y a qu'un coffre dans tout le puzzle, dont le modèle de pièce est la salle d'origine ! On peut ainsi « boucler » en emboîtant à l'infini toujours plus d'exemplaires de la même pièce, mais ici sans jamais pouvoir remonter plus d'un niveau, puisque la fumerolle est hors d'atteinte depuis le coffre.

Vous remarquerez que l'avant-dernière pièce ne contient pas de clef : c'est tout bêtement parce qu'on l'a prise et emmenée jusqu'à la pièce suivante (sans que ça soit forcément utile). J'en profite pour expliciter ma manière de représenter les niveaux : lorsqu'une pièce est encadrée par un trait de couleur sans être liée à un coffre précis, cela signifie qu'il s'agit du modèle du coffre associé ; si cette pièce est en revanche liée à un coffre, elle fait alors partie de la chaîne d'emboîtement façon « poupées russes » dans laquelle on se trouve, commençant depuis la salle d'origine (la seule à ne pas être encadrée) et finissant là où se trouve notre sorcière. Les pièces de cette chaîne sont capturées dans l'état où on les a quittées en allant dans un coffre. À ce sujet, on notera en comparant les différentes captures d'écran que l'arrière-plan des pièces change même lorsque les pièces proviennent d'un même coffre : en réalité, ce fond dépend de notre profondeur dans la chaîne d'emboîtement - au premier niveau il s'agit des « fleurs », puis ce sont les cercles entrelacés, puis les motifs celtes en forme de « 8 », et enfin le filet ondulant, après quoi ça reboucle.

Je ne dévoilerai pas la solution de ce niveau : en sachant que nos sauts font trois blocs de haut si l'on ne porte pas d'objet et deux blocs de haut sinon, vous devriez être capable de résoudre Loop mentalement par vous-même !

Les mécaniques liées aux coffres commencent d'être véritablement explorées dans « Woodland », le premier monde du jeu, sans la présence d'autres mécaniques (à part les bases établies en niveaux d'introduction, bien entendu). « Woodland » compte 12 puzzles, soigneusement progressifs, bien dosés et épurés, qu'il est vital de parfaitement comprendre (jusqu'à les trouver évidents, j'insiste) avant de passer à la suite...

Jeux d'eau (« Sewer »)

On l'a dit en début d'article, Recursed comporte des pièces inondées dans lesquelles on peut nager à la Super Mario Bros. ; le deuxième monde du jeu, « Sewer », est totalement consacré aux mécaniques associées, nous confrontant à une nouvelle propriété des coffres : quand on pose un coffre sous l'eau, la pièce qu'il contient est inondée.

On peut ainsi transformer une pièce pour améliorer sa navigation (on peut aller n'importe où en nageant, même chargé d'un objet), mais on découvrira aussi à cette occasion que certaines briques du décor sont en pierre ponce, et donc, elles flottent.

Comme ces briques (reconnaissables à leur couleur blanche) flottent, elles peuvent bloquer ou débloquer certaines parties d'une pièce alors que le niveau d'eau change. Il nous faut donc gérer la hiérarchie des coffres, tous les éléments déjà évoqués, ainsi que l'inondation (ou non) des coffres, et ces fameuses briques en pierre ponce...

Je ne résoudrai pas le puzzle (Drain) représenté en captures d'écran ci-dessus et ci-dessous, et je ne m'appesantirai pas sur ce chapitre : les mécaniques sont ici parfaitement claires et intuitives, les puzzles sont minimalistes et amusants à manipuler, jouer à « Sewer » ne nécessite pas des diagrammes ou de longues explications, même si son défi reste exigeant.

« Sewer » compte 8 puzzles, idéaux pour se détendre en réfléchissant sans (trop) se traumatiser, en attendant de risquer de nouveau une migraine à cause d'un concept aux conséquences bien plus complexes qu'une histoire de niveaux d'eau...

Les objets persistants (« Dungeon »)

Dans Braid, on croise assez tôt des objets (clefs, grilles, leviers, etc.) qui irradient d'une couleur verte ; leur concept est ingénieux puisqu'ils ajoutent de la complexité avec de la simplicité : ces objets n'ont en effet rien de spécial, ce sont de simples exceptions au gimmick du jeu, indifférents à toute manipulation du temps - ainsi, une grille « verte » déverrouillée restera déverrouillée même si l'on remonte le temps jusqu'avant son ouverture, une clef « verte » ramassée nous restera dans les mains même si l'on remonte le temps jusqu'avant sa collecte, etc.

Le génie est ici que l'on comprend tout de suite comment ces objets fonctionnent : d'un certain point de vue, ce sont eux qui sont « normaux » et c'est le gimmick du jeu qui est bizarre, ils ajoutent donc de la simplicité, mais leurs interactions avec la règle générale du jeu créent des situations surprenantes qu'il faudra analyser et anticiper correctement, et donc de la complexité. Comme l'art du jeu de puzzles consiste idéalement à créer des situations complexes à partir de principes simples, l'idée d'un objet tout bêtement « normal » perturbant le fonctionnement d'un univers « anormal » est particulièrement efficace.

Dans Recursed, il y a aussi des objets qui irradient d'une couleur verte dont la seule caractéristique est d'être une exception aux règles générales du jeu, et comme les règles de Recursed sont très bizarres, cette familiarité est plutôt bienvenue. La spécificité des objets « verts » est la suivante : ils restent tels qu'on les a laissés. Cela signifie par exemple que l'on peut déverrouiller une grille « verte », sortir du coffre qui la contient puis y retourner, et la grille restera toujours ouverte. De même, un objet « vert » restera dans le coffre où on l'a posé et à l'endroit exact où on l'a posé, malgré la réinitialisation des pièces contenues dans les coffres ; les objets « verts » ne peuvent donc pas être dupliqués et ils ne disparaissent pas si on les laisse derrière soi en sortant d'un coffre.

Si on voulait être vraiment rigoureux (et il vaut mieux l'être avec Recursed), il n'est cependant pas tout à fait exact de dire que les objets « verts » (ou « persistants », tels qu'on les appellera désormais) sont tout bêtement « normaux » : si on les pose dans un coffre, ils se retrouveront par exemple au même endroit dans n'importe quelle copie du même coffre, ce qui est intuitif mais peu « normal » ; la bonne définition serait plutôt : les objets persistants réécrivent le modèle des coffres pour y mettre à jour leur état et leur position.

Les objets persistants font leur apparition dans « Dungeon », le troisième monde du jeu, qui compte 10 puzzles dans l'ensemble très simples et progressifs (et astucieux), mais deux puzzles y sont plus retors, exploitant les implications des coffres persistants.

Car les coffres aussi peuvent être persistants, et ça crée des paradoxes quelque peu déconcertants. Prenons l'exemple ci-dessus, Attic : dans ce puzzle, même après avoir ouvert la grille de la pièce violette, il est impossible d'atteindre le cristal en sautant, et on ne dispose d'aucun bloc pour servir de marchepied. Comment faire ?

Assez rapidement, comme le puzzle est très dépouillé et qu'il y a peu d'options, on comprend ce que l'on est censé faire : ouvrir la grille, lancer le coffre vert persistant à travers la grille ouverte, puis sortir du coffre ! Mais cela signifierait que l'on manipule le coffre persistant alors que l'on est dedans ! Puisque le concept de ces coffres est justement de ne pas pouvoir être dupliqués, la question demeure : comment faire ?

La réponse vient en examinant le contenu du coffre persistant : sa pièce est à peu près vide, elle contient juste un coffre « normal ». Comme le coffre persistant contient un coffre, si ce coffre contenait à son tour le coffre persistant, on aurait ainsi créé une boucle faisant en sorte que le coffre persistant se contiendrait indirectement lui-même : on pourrait alors y accéder et le manipuler tout en étant encore dedans ! Mais d'abord, il faut créer un point d'entrée dans cette boucle : comme le coffre violet est « normal », ce n'est heureusement pas un problème puisque celui-ci peut être dupliqué...

La solution rappelle celle de Knot examinée plus haut : on résout le problème en intercalant un coffre au début de la hiérarchie originale des pièces. Ici, on va chercher une copie du coffre violet que l'on dépose dans la salle d'origine, puis on déplace le coffre persistant dans le coffre violet. À partir de là, on remonte prendre la clef, on saute dans le coffre violet puis dans le coffre persistant (qui est resté là où on l'a mis), on suit alors l'enchaînement original jusqu'à se retrouver dans une copie de la pièce violette, où l'on ouvre la grille en y lançant la clef pour ensuite lancer le coffre persistant à travers la grille. Après cela, il nous suffit de remonter les fumerolles pour sortir du coffre persistant repositionné au-delà de la grille.

Vous remarquerez qu'il y a une nouveauté dans ma représentation des niveaux : de petits correctifs encadrés de blanc y mettent à jour l'état des objets persistants depuis le moment où l'on a quitté la pièce associée ; ici, comme le coffre persistant a été lancé par notre sorcière sur la corniche en haut à droite de la seconde pièce violette, il n'est plus sur le sol de la première pièce violette - ces correctifs permettent de mieux visualiser la logique des objets persistants. Vous remarquerez également que l'on ne peut toujours pas atteindre le cristal depuis la corniche ! Je vous laisse trouver comment franchir cette étape (à ce stade, c'est plutôt facile) pour finir de résoudre le puzzle ; je préfère maintenant aborder un autre phénomène, celui des paradoxes liés aux coffres persistants...

Regardez la situation ci-dessus, et demandez-vous ce qui se serait passé si au lieu de lancer le coffre persistant à travers la grille, on l'avait déplacé dans la pièce verte, c'est-à-dire dans le coffre persistant lui-même. Le coffre ne changerait alors pas de position dans la pièce violette, il en disparaîtrait carrément ! Mais si le coffre n'est plus présent dans la pièce violette, que nous arriverait-il après avoir emprunté la fumerolle de la pièce verte censée mener à cette pièce dans la chaîne d'emboîtement des coffres, puisqu'il n'y a plus là de coffre vert depuis lequel sortir ? Et si le coffre disparaissait purement et simplement ? On l'a vu, les niveaux du jeu comportent quelquefois des gouffres sous certaines passerelles qui font disparaître définitivement les objets - où se retrouve-t-on si l'on tente de sortir d'un coffre qui n'existe plus ?

Réponse : nulle part ! Si pour une raison quelconque un coffre persistant est retiré de la pièce dans laquelle il est censé se trouver dans la chaîne d'emboîtement des coffres, le jeu « plante » au moment de nous faire remonter dans cette pièce, nous expulsant du niveau en cours pour nous transférer vers des zones spéciales, qui sont en réalité des niveaux bonus ! Chaque niveau dans lequel on peut créer un paradoxe de ce type a son propre niveau bonus avec son propre puzzle, reposant sur des ventilateurs rouges qui soufflent verticalement et propulsent ainsi notre sorcière et les divers objets vers le haut. Ces niveaux bonus sont au nombre de 10 dans le jeu principal, de 5 dans « The Oobleck Conundrum » et de 5 encore dans « The Last Tapestry » ; ils sont récompensés par un diamant, et leur qualité est aussi remarquable que celle des niveaux standards.

Appronfondissement et aqua mortua (« Ruins »)

Comme on l'a dit, les niveaux de « Dungeon » sont pour la plupart assez simples, et le monde suivant, « Ruins », est en quelque sorte un approfondissement de « Dungeon » avec des niveaux plus difficiles, là encore au nombre de 10. En réalité, tous les niveaux de Recursed étaient jusque-là relativement faciles, leur difficulté consistant surtout à comprendre les concepts du jeu plutôt qu'il ne s'agissait de maîtriser le level design de ses puzzles. Ici, on postule que tous les concepts sont maîtrisés, les puzzles deviennent donc plus exigeants.

Une nouvelle mécanique apparaît : l'aqua mortua. Il s'agit d'un liquide rouge qui dissout l'enchantement des objets persistants, les transformant en objets normaux. Comme ces objets ne font partie du modèle d'aucun coffre, s'ils perdent leur enchantement, les égarer dans un coffre les fait disparaître définitivement. Par ailleurs, l'aqua mortua a les mêmes propriétés que l'eau dans « Sewer » (on peut y nager, elle inonde les coffres immergés, et elle fait flotter les briques en pierre ponce).

L'aqua mortua est une mécanique simple et intuitive (qui crée pourtant des puzzles complexes), et même si « Ruins » est un monde difficile, il ne nécessite pas d'explication particulière pour peu que l'on ait bien compris les chapitres précédents, au contraire du prochain monde...

Des souvenirs dans une jarre (« Temple »)

« Temple », l'avant-dernier monde du jeu principal, compte 12 puzzles entièrement consacrés à la mécanique des souvenirs : ici, on trouvera en entrant dans certains coffres des « fissures », sortes de fumerolles vertes d'où émanent des étoiles. Si l'on appuie sur le bouton d'action alors que l'on est positionné sur cette fissure sans tenir d'objet, la pièce semblera être aspirée par la fissure, puis notre sorcière sera expulsée du coffre avec une jarre dans les mains.

Dans cette jarre, il y a un souvenir de la pièce telle qu'elle était lorsqu'on a activé la fissure : en sautant dans la jarre, on retournera dans le souvenir à l'endroit où on l'a quitté, sur la fissure (qui aura alors disparu). Si on quitte le souvenir en utilisant la fumerolle violette, on sortira de la jarre, qui se brisera aussitôt (les souvenirs sont une chose fragile). Autrement dit, cette mécanique permet de créer une « sauvegarde d'état » d'une pièce, et d'entrer dans cette pièce depuis un endroit différent de la fumerolle violette - c'est important. Les fissures font partie du modèle des coffres, elles réapparaissent donc à chaque fois que l'on retourne dans un coffre : on peut ainsi créer autant de souvenirs (et donc de jarres) que l'on veut, chacun avec ses spécificités.

Prenons l'exemple de la capture d'écran ci-dessus : il y a là deux problèmes, ouvrir la grille et atteindre le cristal à l'aide d'un bloc. Comme on le sait, à moins d'utiliser des objets persistants ou un coffre « distribuant » les objets nécessaires, on ne peut pas amener dans la pièce à la fois une clef pour ouvrir la grille et un bloc pour prendre le cristal - le coffre réinitialisera la pièce à chaque retour. Mais grâce à la fissure, ça devient possible : si on arrive à ouvrir la grille, il suffira alors d'activer la fissure pour « sauvegarder » l'état de la pièce dans une jarre, puis il nous faudra trouver un bloc pour sauter avec dans la jarre ; on réapparaîtra alors juste devant la grille toujours ouverte, et il nous restera simplement à poser le bloc et à monter dessus pour prendre le cristal.

On le voit, le concept des souvenirs est intuitif et plein de potentiel, et les puzzles de « Temple » exploitent parfaitement ce potentiel. Cependant, comme la « remise à zéro » des pièces des coffres et comme les paradoxes liés aux coffres persistants, cette mécanique souffre quelque peu de la présentation minimaliste de Recursed...

Dans cet article, j'ai pris soin d'entourer les coffres avec des cadres de couleur, d'afficher le modèle correspondant à chaque coffre, de retracer la hiérarchie des coffres qui contiennent notre sorcière, et d'expliciter les mécaniques du jeu. Recursed ne fait rien de tout cela : les coffres se ressemblent tous, on ne voit à l'écran que la pièce dans laquelle on se trouve, et les mécaniques sont à comprendre par nous-mêmes (les anneaux aident, mais au compte-gouttes, et il faut deviner tout seul qu'il faut les lancer contre un mur pour entendre leur message, ce n'est jamais expliqué). On l'a dit, le level design est très progressif et cela compense dans une certaine mesure, mais cela nous conduit parfois à résoudre un puzzle sans vraiment comprendre comment on a fait...

À défaut d'expliciter les choses, il faut au moins les illustrer, et Recursed pâtit de sa présentation. On l'a dit, sur ce plan le jeu est bâclé, mais ça va au-delà de la question d'avoir de jolis graphismes...

Si l'inondation des coffres, les objets persistants et l'aqua mortua sont si plaisants à manipuler, c'est parce qu'on les comprend tout de suite, et on les comprend parce que c'est visuel, donc intuitif. Si Recursed avait fait de même avec ses « coffres quantiques » (persistants ou non) et avec ses souvenirs (rien ne distingue l'intérieur d'une jarre de celui d'un coffre, ce qui complique inutilement les choses alors que l'on emboîte les coffres dans des jarres et inversement), et s'il avait su nous présenter un univers et un héros un peu plus accrocheurs, le jeu aurait pu avoir un immense succès, car ses idées et son level design sont extraordinaires...

Patrick's Parabox (cf. ci-dessus), autre jeu de puzzles où la notion de récursivité est centrale, a lui aussi des visuels très épurés, mais ils illustrent clairement (et spectaculairement) les concepts du jeu, on comprend tout de suite sa logique. Si Recursed avait une présentation plus soignée, avec des effets de zoom avant et arrière quand on entre et on sort d'un coffre, avec une destruction et une recréation des pièces des coffres qui soient mises en scène à défaut d'être justifiées (le thème de la magie n'est sans doute pas idéal), pourquoi pas un filtre de couleur sépia quand on se trouve dans un souvenir voire, soyons fous, une visualisation de la hiérarchie des coffres telle que je l'ai représentée ici (à laquelle on accèderait en cours de jeu à la manière d'une carte automatique dans un jeu d'exploration), on intégrerait plus naturellement les règles du jeu, et on profiterait plus spontanément de Recursed.

Sur son fond ludique, Recursed n'a rien à se reprocher, ses concepts sont intrigants, amusants et passionnants, son level design est parfaitement construit, ses puzzles sont sublimement satisfaisants à résoudre, etc. Mais joué « en aveugle », il peut sembler très abscons, raison pour laquelle j'ai souhaité expliquer avec soin les points les plus nébuleux du jeu, ceux sur lesquels j'ai moi-même rencontré des difficultés... en fait, c'est après avoir commencé de rédiger cet article que j'ai réellement compris le jeu, en particulier après avoir réalisé les diagrammes à base de captures d'écran : tout est alors devenu beaucoup plus clair, et j'ai réalisé qu'il aurait suffit de pas grand-chose pour que Recursed soit un nouveau classique...

Conclusion (« The Void »)

Le dernier monde du jeu principal, « The Void », compte seulement 6 puzzles, et il n'introduit pas de nouvelle mécanique : même au moment de conclure son aventure en beauté, Recursed conserve la même philosophie de game design consistant à préférer la qualité à la quantité et le minimalisme à l'esbroufe - les niveaux de « The Void » n'accumulent pas les pièces ou les objets, ils ne se compliquent pas artificiellement, ils ne nous surchargent pas avec de la combinatoire, ils ne diluent pas leur level design dans des effets de manche narratifs, ils choisissent plutôt de nous titiller avec des situations d'apparence simple qui exploitent superbement les différents principes du jeu afin de construire des solutions déroutantes et raffinées, d'une élégance folle.

En plus de son aspect best of, « The Void » comporte aussi une véritable conclusion, avec un paroxysme puis un générique de fin, mais cette conclusion est (très raisonnablement) cachée et nécessite plusieurs couches de déductions, qui sont cependant moins tarabiscotées que celles nécessaires à l'obtention des étoiles de Braid.

Cette apothéose, digne de ce qui précède, n'est pourtant pas un point final : on l'a dit, l'histoire de Recursed ne s'arrête pas là, et j'irais même jusqu'à dire que le meilleur reste à venir...

« The Oobleck Conundrum »

Dans cet article, je me suis attardé uniquement sur les chapitres pouvant à mon avis poser des problèmes de compréhension. Je serai donc très bref sur « The Oobleck Conundrum », extension gratuite sortie deux mois seulement après le jeu, puisque celle-ci est limpide à la fois dans son concept et dans son level design.

« The Oobleck Conundrum », comme son nom l'indique, est consacré aux ooblecks, des espèces de jetons verts au principe simple : lorsque notre sorcière prend un objet dans ses mains, tous les ooblecks présents dans la pièce se métamorphosent en cet objet. Seule la nature de l'objet est copiée, pas la propriété de persistance, et si un oobleck fait partie du modèle d'un coffre, lui aussi sera remis à zéro lorsque la pièce sera réinitialisée.

Voilà, c'est tout. Dès les premières secondes, on a compris tout ce qu'il y avait à comprendre sur les ooblecks, mais combiné avec les autres éléments du jeu, ce nouvel objet permet de créer les puzzles les plus agréables de Recursed : déconcertants sans être confus, plaisants à tourner dans tous les sens alors que l'on cherche à les décrypter, et procurant une immense satisfaction après que l'on soit enfin parvenu à les domestiquer.

« The Oobleck Conundrum » compte 16 puzzles clairs, coriaces mais sans le moindre gras, à la difficulté parfaitement dosée et aux graphismes un peu plus jolis que ceux du jeu principal - en ce qui me concerne, c'est mon chapitre de Recursed préféré !

« The Last Tapestry »

« The Last Tapestry » est sorti un an après Recursed, et est une extension d'un style très différent de « The Oobleck Conundrum » : alors que ce dernier était un chapitre conçu pour être très accessible (il se débloque d'ailleurs après avoir battu « Sewers », on peut donc commencer d'y jouer assez tôt), « The Last Tapestry » est plutôt conçu pour les joueurs ayant fini Recursed et qui brûlent de batailler contre de nouveaux puzzles encore plus complexes (le chapitre se débloque après avoir battu « Ruins »).

Après les coffres qui s'emboîtent à l'infini, les coffres persistants que l'on déplace alors que l'on se trouve encore à l'intérieur, et les souvenirs que l'on multiplie et encapsule, voici maintenant... les mondes parallèles !

Jusqu'ici, alors que l'on évoluait dans un niveau, il y avait toujours un fil linéaire net depuis la salle d'origine jusqu'à la pièce où se trouvait notre sorcière, avec un emboîtement de pièces les unes dans les autres façon « poupées russes » clairement hiérarchisé : il n'y avait aucun embranchement dans cette chaîne puisque les pièces qui ne nous contenaient pas n'existaient pas réellement - en dehors du cas particulier des souvenirs, chaque pièce était créée pour nous et n'existait que le temps où l'on restait à l'intérieur.

Dans « The Last Tapestry », il y a plusieurs jeux de poupées russes (deux la plupart du temps, mais des fois plus) : un monde à fond bleu avec sa propre salle d'origine et son propre emboîtement de pièces, un monde à fond rouge lui aussi avec sa salle d'origine et son emboîtement de pièces, etc. ; et pour aller et venir entre ces mondes coexistants, on doit sauter dans des chaudrons.

Rien ne l'indique (malheureusement), mais un même chaudron nous envoie toujours dans le même monde, même si l'on arrive à déplacer ce chaudron dans un autre monde. La première fois que l'on arrive dans un monde après avoir utilisé un chaudron, on apparaît dans sa salle d'origine, comme lorsqu'on débute un niveau, mais par la suite on y débarquera depuis le dernier chaudron emprunté. Notre sorcière sautera ainsi dans un chaudron du monde bleu pour aussitôt sortir d'un chaudron du monde rouge, etc. exactement comme avec une chaîne de téléporteurs.

Comme les coffres, les chaudrons peuvent être déplacés, lancés, et dupliqués s'ils font partie du modèle d'un coffre. Comme ils ne contiennent pas le monde auquel ils mènent, cependant, ils n'inonderont pas ce monde si on les dépose sous l'eau. On peut porter un objet en sautant dans un chaudron, y compris un coffre, ce qui signifie que l'on peut changer les coffres de monde. Il y a en fait de nombreuses interactions fascinantes avec cette idée de mondes parallèles : par exemple, en copiant un coffre, on peut faire en sorte que deux exemplaires de la même pièce se trouvent dans deux mondes différents, puis en déposant un objet persistant dans cette pièce, on aura ainsi un objet existant simultanément dans deux mondes différents. Il y a des chaudrons persistants, aussi.

Bref, vous l'aurez compris : on arrive ici à un très haut niveau d'abstraction, alors que le jeu ne réalise aucun effort particulier pour nous aider à visualiser tout ça, et qu'il n'y a plus d'anneau pour fournir des indices. Pour compenser, sur les 20 puzzles que compte « The Last Tapestry », la moitié sont franchement faciles, nous permettant d'apprivoiser petit à petit les conséquences ludiques des chaudrons, mais les 10 puzzles suivants sont parmi les plus difficiles que j'aie jamais rencontrés dans un jeu du genre : ce qui est remarquable, ici encore, c'est qu'ils semblent impénétrables alors qu'ils présentent très peu d'éléments ; parvenir à les comprendre puis à les résoudre procure un plaisir rare. En plus de ses 20 puzzles et des 5 niveaux bonus auxquels on accède en causant des paradoxes avec les coffres persistants, le chapitre offre aussi 5 autres niveaux bonus accessibles en causant des paradoxes avec les chaudrons persistants ! Ces niveaux, récompensés par un rubis, reposent sur la mécanique de murs collants ! Même s'il n'est pas mon chapitre de Recursed préféré, « The Last Tapestry » comporte des puzzles faisant partie des plus impressionnants que j'ai pu voir, et pourtant, j'en ai vu beaucoup...

Le potentiel et l'ambition

Je préfère largement Recursed à Braid : le jeu de Jonathan Blow est un jeu linéaire très narratif pour ne pas dire maniéré, où le joueur relie en quelque sorte des pointillés, alors que Recursed est un pur jeu de puzzles où le joueur a une autonomie complète, devant par lui-même appréhender et manipuler des concepts extrêmement forts.

Néanmoins, Braid est allé jusqu'au bout de son potentiel (et même au-delà à mon avis, ce que j'aurais tendance à lui reprocher), alors que Recursed ressemble un peu à la version alpha d'un chef-d'œuvre. Il est colossalement frustrant d'imaginer ce qu'aurait pu être Recursed avec une réalisation plus aboutie : il aurait pu avoir un univers plus adapté à ses idées (un jeu vidéo old school qui « bugue » avec des zones mémoire en lecture seule, une expérience de physique quantique qui tourne mal, que sais-je), l'action aurait pu y être mise en scène de façon à ce que toutes ses mécaniques paraissent claires et intuitives, son style graphique et son héros auraient pu nous charmer et nous impressionner en tirant pleinement parti des concepts étranges du jeu, son ton aurait pu être relevé de quelques touches d'humour, etc. Avec une forme à la hauteur de son fond, une sortie sur console n'aurait pas été à exclure, avec la possibilité d'être le nouveau « indie darling » de la presse spécialisée, et pourquoi pas un succès à la Baba Is You.

Sur le fond, Recursed est un jeu beaucoup plus accessible qu'on ne pourrait le croire : je le redis, son level design est de qualité stellaire, non seulement parce que les puzzles y ont des solutions prodigieusement satisfaisantes, mais aussi parce que tout y est introduit très soigneusement - sur ce dernier plan, je trouve Recursed d'ailleurs beaucoup plus agréable que Baba Is You.

Mais voilà : l'ambition de Recursed a été d'être un petit jeu développé sous Linux, sorti sur Windows et Steam un peu au hasard, par un développeur très modeste qui n'a pas cru bon d'embaucher un graphiste pour combler ses lacunes ; alors que l'ambition de Braid a été de conquérir le Xbox Live Arcade grâce à un plan méticuleusement préparé - ces ambitions ont fait toute la différence. Et de fait, j'ai beau moins aimer Braid que Recursed, il faut rendre hommage à Jonathan Blow d'avoir effectivement changé le paysage vidéoludique et préparé le terrain pour des développeurs aussi humbles que Portponky (qui a par ailleurs sorti quelques jeux mineurs gratuits ou semi-gratuits, notamment sur itch.io, dont Stellar Extractor, un très bon jeu à la Boulder Dash). Même s'il n'est pas le jeu qu'il aurait pu être, Recursed existe, et c'est déjà fantastique.

Recursed, comme on peut s'y attendre, a eu un succès très confidentiel, mais il est révéré par beaucoup de développeurs ayant publié des jeux de puzzles connus, et c'est d'ailleurs grâce à eux que j'ai moi-même découvert le jeu. J'espère, par cet article, avoir participé à combattre cet anonymat, et avoir rendu ce jeu exceptionnel un peu moins rugueux et plus accessible.

Simbabbad
(14 mai 2022)
Sources, remerciements, liens supplémentaires :
Cet article a été publié initialement sur le blog de Simbabbad, à cette adresse.
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