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Nintendo 64
L'accouchement difficile et le parcours d'une console qui, malgré des ventes excellentes, passe souvent pour un échec commercial.
Par Laurent (28 avril 2004)

Même une entreprise forte d'un siècle d'activité prospère peut commettre des erreurs, l'important est d'y remédier à temps et savoir tourner la page. Les PlayStation et Saturn ont fait entrer les consoles dans la course à la puissance. Avec la Nintendo 64, Nintendo va tenter, pour la première fois de son histoire, de distancer radicalement ses concurrents dans le domaine technique. Réussite ou échec ? Une recherche sur le net montre que les avis sont très partagés. Certains qualifient la N64 de "meilleure console de tous les temps", et d'autres clament qu'il "n'y a pas besoin d'être un pro pour constater de visu qu'elle n'a rien d'attrayant". Pourtant, avec 32 millions de consoles et 220 millions de jeux vendus, la N64 s'est retirée sur un bilan financier très correct. Alors pourquoi garde-t-elle la réputation d'un produit qui n'a pas marché ? Pourquoi Nintendo a-t-il cessé de la produire en à peine 6 ans, et enchaîné, avec la Game Cube, sur une console différemment positionnée ? Reprenons depuis le début.

La bête noire de Nintendo : genèse de la N64.

Au début des années 90, Silicon Graphics Industry (SGI) représente le nec plus ultra en matière d'image de synthèse ; plus que cela même, puisqu'on peut dire que dans l'esprit de tous, l'évolution des stations de travail surpuissantes fabriquée par cette entreprise américaine fondée en 1982 par Jim Clark (qui a également monté Netscape), conditionne celle de l'animation 3d, qui commence à envahir le cinéma et la publicité et atteint une qualité suffisante pour qu'on puisse la mélanger à de la prise de vue réelle (cf. le film Jurassic Park, en 1993, où du reste on voit plusieurs stations SGI lors des scènes où Samuel Jackson bidouille des ordinateurs).

Avec un public constamment abreuvé de millions de polygones texturés en mouvement, il n'est pas étonnant de voir à cette époque le jeu vidéo évoluer vers un visuel 3d systématique. Nintendo, obligé de suivre le mouvement, ne va pas manquer d'associer le prestigieux label SGI à son image, non sans une certaine roublardise puisque le résultat, Donkey Kong Country, n'est pas un jeu en 3d. On y voit des personnages animés sur des stations SGI puis transformés en sprites affichables par la Super NES. De la pure esbroufe, en clair, même si le jeu est génial (et donc l'essentiel préservé), mais ce n'est là que le préliminaire d'une opération de plus vaste envergure.

Exemple de station SGI : la R4000 Indigo Elan (1991-1994). Ce genre de machine tournait sous UNIX et pouvait travailler en 1280x1024, avec un CPU MIPS R4000 à 100Mhz comparable à celui qu'on trouvera plus tard sur la Nintendo 64. Son prix était de 32.000$.

Le 23 août 1993, Nintendo annonce une collaboration avec SGI dans le but de créer "une véritable console Nintendo 64-bits", dont le nom de code est Project Reality. Silicon Graphics est censé concevoir la console, qui serait fabriquée sous licence par Nintendo. Les spécifications techniques du projet promettent des jeux plus rapides et affichant plus de couleurs, dans des mouvements fluides et réalistes que ce que les consoles 32-bits, qui apparaissent, à l'époque proposent. Le prix envisagé est de 250$ et la sortie est prévue fin 1995. A en croire le vice-président de Nintendo of America, Howard Lincoln : "Notre collaboration avec SGI va nous permettre de sauter une étape en créant un produit de la prochaine génération". Lorsque l'on sait qu'à cette époque les projets concurrents de Sony (la PlayStation, annoncée pour novembre 93) et Sega (la Saturn) sont des consoles 32-bits dont les analystes prévoient qu'elles seront vendues 500$ pièce, on imagine le retentissement de la nouvelle. Les sceptiques prétendent qu'il s'agit d'un coup de bluff et que SGI ne va pas se ridiculiser en réalisant un système 64-bits à 250$ qui égalerait en performances des unités centrales à plusieurs dizaines de milliers de dollars.

Fin mars 1994, Rare Ltd (développeurs à l'origine de la série Donkey Kong Country, donc rompus à l'utilisation de stations SGI) et Williams signent pour développer des jeux d'arcade sur le support Reality, devenant les deux premiers membres de la dream team que Nintendo entend mettre à ses côtés. Rare développera et Williams distribuera sous le label Midway les jeux en question. Le premier est Killer Instinct, jeu de combat proposant le même type de graphismes que Donkey Kong Country. Avec ce titre fort (même s'il n'est toujours pas vraiment en 3d), Nintendo entend prouver d'emblée que sa future console peut se mesurer aux jeux d'arcade du moment, ce qui ne semble pas être le cas pour la PlayStation.

Killer Instinct (Midway, arcade, 1994)

En mai 1994, DMA Design (futur Rock Star Games), une équipe de développeurs anglais qui s'était fait remarquer sur Amiga avec Blood Money et Lemmings, rejoint Rare dans les rangs des éditeurs tiers du projet Reality. Bien que Rare et DMA constituent un recrutement de premier ordre, les deux sociétés sont encore peu connues et la presse spécialisée n'est pas convaincue.

Le 5 mai 1994, Nintendo annonce que le projet Reality utilisera le support cartouche pour les jeux, dont la taille pourra atteindre un maximum de 100 Mo. Rappelons que toutes les consoles en développement à ce moment-là sont basées sur un lecteur de CD-ROM, et qu'un seul CD peut stocker 650 Mo de données. L'explication de ce choix étonnant est la suivante : "Nous ne pensons pas que le CD-ROM soit en mesure d'offrir les jeux que le public attend. Nous reverrons notre position lorsqu'il sera possible de fabriquer un lecteur de CD-ROM suffisamment peu coûteux et exécutant les jeux à la vitesse suffisante, ou alors lorsque le public ne sera plus demandeur de jeux rapides.". Il s'agit non seulement d'une revendication claire et nette de la cartouche en tant que support de données à accès immédiat, mais aussi d'une attaque directe contre Sony et Sega dont les consoles seraient ignobles à utiliser comparées au futur bébé de Nintendo.

En réalité, ce choix s'explique de façon plus terre-à-terre : tout d'abord, l'implémentation d'un lecteur de CD-ROM dans une console coûte au minimum 100$ par machine, c'est toujours ça de gagné. Rappelons que les objectifs de Nintendo sont osés : concilier la présence d'un hardware SGI et un prix de vente serré. Ensuite, le support cartouche permet à Nintendo de mieux contrôler l'édition et la distribution des jeux, étant le seul fournisseur des barettes mémoire adéquates. Troisièmement, mais c'est plus hypothétique, Nintendo à peut-être dans l'idée de lancer un système de commercialisation des jeux par réseau câblé afin de court-circuiter les revendeurs, leurs marges et autres commissions. La cartouche obligeant, coût de la mémoire oblige, à limiter la taille des jeux à 100 Mo, ceux-ci seraient plus rapidement téléchargés.

Les développeurs qui travaillaient sur SNES se montrent très réticents à continuer avec des cartouches. On leur demande de faire mieux que les jeux PlayStation dans un espace étriqué... De plus, le support est plus coûteux à produire que le CD-ROM, et ils se doutent que c'est sur leur pourcentage que Nintendo va compenser la différence. Eté 1994, alors que le projet Reality est rebaptisé Ultra 64 par Nintendo, les mois passent et aucun développeur de renom ne signe pour produire des jeux sur ce hardware à l'exception d'Acclaim, à qui l'on devait l'adaptation SNES de NBA Jam, et qui prépare un premier titre nommé Turok - Dinosaur Hunter (un FPS inspiré d'un comic).

Cruis'n USA

Plus d'un an après les premières annonces, au CES d'hiver 94, de nouveaux jeux d'arcade Ultra 64 sont montrés. Killer Instinct, qui a entre temps été adapté sur Super NES avec succès, est présenté dans une version Ultra 64 finalisée à 80%, ainsi que Cruis'n USA, borne signée Midway (c'est Eugene Jarvis, créateur de Defender, qui a dirigé le développement). La démonstration fait plutôt bon effet et Howard Lincoln annonce que les joueurs vont pouvoir jouer à ces jeux chez eux avant l'année suivante, au moment de lancement de la console Ultra 64. Il omet toutefois de mentionner que les versions montrées sont boostées par un hardware différent de celui des consoles qui seront vendues...

Après ce bon départ, Nintendo est prêt à passer à l'attaque, avec sa science éprouvée du marketing. Le 21 novembre 1994, veille de la sortie japonaise de la Sega Saturn, Nintendo fait volontairement une annonce choc pour détourner un peu l'attention du public : Shigeru Miyamoto, père de Donkey Kong et Mario, va s'impliquer avec la société Paradigm (spécialisée dans les simulations) dans le développement d'un jeu Ultra 64 : Pilotwings 64, suite d'un jeu SNES très apprécié. On murmure même qu'il sera fourni en série avec la console.

Pilotwings 64

Pendant ce temps, les plaintes sur l'usage des cartouches par l'Ultra 64 fusent de toutes parts et Nintendo va essayer de les faire oublier en annonçant un partenariat avec GTE Interactive pour développer un "réseau de jeu et de services interactifs". Il s'agit là du fameux réseau câblé dont on a parlé précédemment. La distribution par un tel biais permettrait à Nintendo de baisser le prix de ses jeux au niveau de ceux vendus sur CD-ROM pour Saturn et PSX, voire même plus bas. Même si des licences alléchantes sont signées, on ne voit toujours pas arriver concrètement de titres renversants sur Ultra 64. Nintendo annonce monts et merveilles à un public qui lui fait confiance, mais ne voit rien venir sinon les pronostics plus que réservés de la presse spécialisée, basés sur les spécifications techniques décevantes de la machine :

- CPU NEC VR4300, 64-bits cadencé à 93,75 Mhz (dérivé du R4300i de MIPS, utilisé sur certaines stations SGI).
- Circuit graphique et sonore : Silicon Graphics Reality Co-Processor
(RCP) cadencé à 62,5 Mhz, comportant 2 unités, le RSP (graphismes et décompression du son, basé sur un CPUMIPS R4000) et le RDP (effets graphiques).
- Résolutions d'écran : 640x480, 320x240 et 256x224 en 2 millions de couleurs (la plupart des jeux seront en 320x240).
- 150.000 polygones animés en 30 images par seconde.
- RAM : 4 Mo
- Son : 100 voies max, à 48 Khz 16-bits.

L'intérieur d'une N64

Bien qu'il faille toujours réserver son jugement sur ce genre de chiffres (sur une console ils n'ont pas la même portée que sur PC car il n'y a pas de système d'exploitation encombrant à faire fonctionner), les connaisseurs voient mal comment, même avec les effets graphiques dont elle dispose, l'Ultra 64 va faire passer les PlayStation et Saturn pour des reliques comme le prétend Nintendo, avec un processeur à moins de 100Mhz. Quant au look de la console, plutôt futuriste, il tranche radicalement avec les précédentes Nintendo : le traditionnel gris clair a été abandonné au profit du noir et l'ensemble fait assez sérieux.

Le 5 janvier 1995, peu de temps après l'introduction de la Saturn et de la PlayStation au Japon, un communiqué de presse de SGI annonce que les composants de l'Ultra 64 sont prêts. On est encore à un an de la sortie officielle et d'ici là leur prix de revient aura baissé. Nintendo semble bien parti, selon SGI, pour tenir l'objectif des 250$, qui sera difficile à égaler.

Le 5 mai 1995, la sortie de l'Ultra 64 est repoussée à novembre 95 pour le Japon, et avril 96 pour l'Europe et les USA, pour permettre de mieux finaliser ses jeux de lancement. La nouvelle tombe au pire moment, 5 jours avant l'E3 (Electronic Entertainment Expo), où tous les regards vont se tourner vers Sony et Sega. Le 10 mai, Sony annonce la sortie US de la PlayStation à un prix de 300$, inférieur aux prévisions, ce qui crée une onde de choc. Le 11, Sega répond en annonçant une sortie immédiate pour la Saturn, à un prix d'abord plus élevé, puis revu à la baisse fin 95. Le marché de la next-gen ne comprend alors que ces deux acteurs, tous les autres (3DO, CD32, CDTV) ayant jeté l'éponge. Le retard pris dans la constitution d'un catalogue de jeux décents pour l'Ultra 64 aura fait louper une fenêtre de lancement idéale à Nintendo.

Publicité américaine incitant le public à attendre l'Ultra 64 plutôt que d'acheter une console 32-bits.

Howard Lincoln se répand en explications qui fleurent bon le baratin : "Le retard est synonyme de qualité, nous avons besoin de plus de temps pour proposer au public le produit qu'il attend". La vérité est qu'à ce moment, l'Ultra 64 n'a à ses côtés que 10 sociétés capables de développer et/ou éditer des jeux, contre une centaine pour la PlayStation, et qu'à l'exception de Paradigm aucune d'entre elles ne semble un choix vraiment judicieux. Williams est avant tout spécialisé dans le jeu d'arcade et les flippers, Spectrum Holobyte et Sierra-on-line n'ont jamais développé pour des consoles, et encore moins sur cartouche, DMA et Rare sont brillants mais manquent encore de renommée, Gametek n'a jamais produit de hit imparable, GTE Interactive Media et Angel Studio viennent d'être montés et n'ont encore produit aucun jeu. Quant au dernier, Acclaim, ses productions pour Super NES ont proposé le meilleur comme le pire. Cette sortie repoussée peut-être vue comme une tentative de limiter la casse. Entre temps, l'Ultra 64 obtient le soutien de LucasArts Entertainment et d'Electronic Arts, ce qui est une bonne nouvelle. Des jeux sous licence Star Wars et des simulations sportives sont aussitôt annoncés.

En août 95, Nintendo présente le joypad de l'Ultra 64 en précisant que celui-ci va tout changer (et c'est vrai qu'il l'a fait). Plus volumineux et ergonomique que celui de la PlayStation, il a la particularité de disposer d'un mini-joystick analogique (qui se généralisera rapidement aux pads concurrents), et on peut y insérer une carte mémoire pour sauvegarder les parties. Cela semble indiquer que les jeux s'orienteront vers quelque chose de plus complexe, avec une gestion plus fine des contôles, comme ce qu'on observe alors sur PC. La nouvelle fait un certain bruit et réhausse un peu la cote de la console.

Le joypad de la N64 : Une réussite incontestable

En novembre 95, fort de 10 jeux quasiment prêts, Nintendo se sent en confiance pour annoncer la sortie mondiale de l'Ultra 64 dans un délai maximum d'un an. Bien que déjà fustigée par la presse spécialisée pour ce nouveau retard, la 64-bits de Nintendo reste sur les rails.

En décembre, au salon Shoshinkai, une démonstration de Shadow of the Empire, un jeu d'action en 3d inspiré de scènes de L'Empire contre-attaque, et d'une version 3d de Super Mario conçue par Shigeru Miyamoto laisse tout le monde pantois. L'Ultra 64, malgré son hardware pas si impressionnant sur le papier, en met plein la vue sur l'écran. Le joypad est aussi très bien accueilli. Nintendo annonce aussitôt la sortie officielle pour le 21 avril 1996, au lieu du 1er décembre envisagé précédemment. Par ailleurs, le nom de la console sera finalement Nintendo 64. L'heure n'est plus à la fantaisie ! Dernière bonne nouvelle : les USA et l'Europe seront servis en même temps que le Japon. Les spécialistes vont, une fois de plus, se montrer sceptiques. 5 mois paraissent insuffisants pour fabriquer les stocks de consoles et de cartouches suffisants, et seulement 2 des 11 jeux du catalogue sont terminés. Le 1er février, Nintendo va confirmer leurs doutes en repoussant la sortie de la console une dernière fois, au 30 septembre 96. La sortie japonaise, elle, sera toutefois maintenue au 23 Juin. La N64 n'est donc pas la première console japonaise de l'histoire à sortir dans le monde entier le même jour. L'explication pour cet ultime retard est le manque de consoles en stock, mais on murmure qu'en fait ce sont les jeux qui ne sont pas prêts, et que les développeurs ont les pires difficultés à respecter la limite de contenance des cartouches.

Shadow of the Empire etSuper Mario 64.
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