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Bit. Trip, la série : L'analyse
Les 6 jeux développés par Gaijin Games à partir de 2009, et ce qu'ils nous disent.

Bit. Trip Flux

Avant même d'avoir défini le gameplay des jeux de son hexalogie, Gaijin Games avait déjà planifié que le dernier devait beaucoup ressembler au premier. L'idée, bien sûr, était d'illustrer le thème du retour aux sources, que ce soit celles de l'âme du héros après son décès à la fin de Bit. Trip Fate, ou celles que le jeu vidéo a retrouvées grâce à la vague rétro (série des Bit. Trip incluse). Ainsi, Bit. Trip Flux cumule les intentions : être un symétrique de Bit. Trip Beat, raconter la mort du héros, récapituler la série, et symboliser le "néo-rétro".

On pourrait décrire Bit. Trip Flux de façon lapidaire : comme Bit. Trip Beat, mais de droite à gauche ; les principes fondateurs, les grandes lignes du style graphique, les contrôles, l'esprit du scoring, la nature du défi (schémas d'attaque des vagues de beats, rôle de la mémorisation, des réflexes, de la musique, du "décodage" des schémas d'attaque) sont en effet extrêmement proches entre le premier et le dernier jeu de la série, simplement avec une action et une interface orientées en miroir...

Le symbole de ce retournement est évident : Bit. Trip Beat ouvrait la série et illustrait le transfert du héros vers l'état de matière, et Bit. Trip Flux conclut la série et amène CommanderVideo au-delà du Styx. Mais pour appuyer ce dernier point, le jeu en fait bien plus : en réalité, Bit. Trip Flux, malgré sa proximité avec Bit. Trip Beat et son cadre abstrait, fait résolument partie de la seconde trilogie des Bit. Trip dans le sens où l'immersion narrative y occupe une place capitale.

En effet, autant il était possible jusqu'à Bit. Trip Fate de ne pas vraiment se rendre compte que les jeux de la série portaient un message, autant Bit. Trip Flux baigne tout entier dans une ambiance funèbre voire mortuaire que l'on ne peut pas rater. Dès la première cinématique, le ton est donné : la présentation a beau être ultra minimaliste (au contraire des cinématiques des autres épisodes), on comprend très facilement que l'âme de CommanderVideo glisse hors de son corps, et s'éloigne de ses amis malgré ses efforts pour s'y accrocher.
Le jeu lui-même va dans le même sens et tranche tout autant avec certains points visuels des jeux précédents : les couleurs Atari (ou la chaleur de Bit. Trip Void) sont parties, échangées contre un style "blanc sur noir" qui rappelle évidemment Pong puisque tous les éléments de l'aire de jeu sont maintenant blancs (tout au plus certains beats ont un petit halo coloré pour les différencier, et notre raquette change de couleur selon les niveaux de puissance), mais qui rappelle d'abord le niveau NETHER, qui est celui que l'on voit dans la série lorsqu'on est sur le point de mourir - quand on est familier de l'hexalogie, on a ainsi le sentiment d'agoniser pendant toute son expérience de jeu.

Les décors de fond conservent quant à eux le côté "clip vidéo abstrait" typique de la série et de Rez, mais leur style s'éloigne de l'esthétique des gros blocs pleins et colorés à la faveur de formes plus courbes, plus vectorielles, plus plates, plus éthérées, plus lumineuses. Par rapport à l'univers de l'Atari 2600, les blocs façon "gros pixels en 3D" représentaient en effet la matière, et donc le réel et la vie terrestre ; ce style plus recherché et, disons-le, plus beau, véhicule donc des émotions bien distinctes. Il faut d'ailleurs souligner qu'au lieu d'ajouter des effets, les niveaux de puissance NETHER, HYPER, MEGA, SUPER, ULTRA, EXTRA, GIGA, et l'ultime niveau de la série, META (qui s'étend à MULTI+ comme l'avait déjà fait MEGA dans Bit. Trip Beat) ont chacun leur propre décor de fond, avec des tons et même des modes de représentation (fil de fer, transparence, filtres) franchement différents. Passer d'un niveau à l'autre (même rétrograder) est ainsi un pur bonheur, mais on perd du même coup toute "notion de lieu".

La musique connaît le même traitement : sans contredire les principes fondateurs de la série, elle s'en émancipe en étant bien plus écrite, plus élaborée, et, pour le coup, en précédant et en conditionnant le gameplay plutôt qu'elle ne le suit, rapprochant le jeu d'un Guitar Hero. Son ton est lui aussi cohérent avec le thème de l'épisode : plutôt triste, mélancolique, doux-amer, un peu comme si un Jean-Michel Jarre chiptune avait écrit un requiem "New Age".
En parlant du chiptune, de la même façon que les décors de fond changent avec les niveaux de puissance et vont au-delà du look "gros pixels 3D" pour exploiter des effets jusque-là interdits, la musique change d'instrument échantillonné de NETHER à META : xylophone, guitare, piano, violon - on sort du "bip" qui se contenterait de résonner plus ou moins. Là encore, tout cela est très beau, mais on perd une part de l'alchimie originale qu'il y avait entre gameplay et musique.

Point de vue gameplay, justement, celui-ci a des variantes importantes d'avec Bit. Trip Beat, cherchant à faire de Bit. Trip Flux une synthèse de l'hexalogie : il y a désormais des beats ronds qu'il faut éviter, comme dans Bit. Trip Void (le second boss du jeu est d'ailleurs un écho du premier boss de Bit. Trip Void), et des bonus facultatifs que l'on peut collecter avec de l'adresse, comme dans Bit. Trip Runner. Bit. Trip Fate est quant à lui référencé par sa proximité narrative avec Bit. Trip Flux et la place explicite qu'y a l'immersion dans les deux opus ; et Bit. Trip Core est présent de manière plus subtile...
Dans Bit. Trip Core, l'aspect "arcade", la vivacité et les réflexes sont bien moins importants que la mémorisation et le "décodage" des schémas d'attaque : une fois que l'on a compris et retenu la logique y organisant les vagues de beats, les intercepter est plutôt facile. Dans Bit. Trip Flux, c'est pareil, les points communs entre Bit. Trip Beat et un shoot 'em up à la Gradius sont ici absents, le gameplay est très cérébral et repose d'abord sur le "par cœur".

Personnellement, pour toutes ces raisons et malgré ses qualités, Bit. Trip Flux est nettement l'épisode que j'aime le moins dans la série. Je comprends et apprécie intellectuellement ce que Gaijin Games a voulu en faire, mais en tant que joueur, je n'y éprouve pas de plaisir ludique. Déjà, même si ça a un sens sur un plan symbolique, mon cerveau n'arrive pas à trouver l'action de droite à gauche intuitive ou lisible, et c'est très largement empiré par la disparition des couleurs des beats, un code de shoot 'em up qui avait son charme et aidait surtout à la clarté du gameplay - là encore, la ligne graphique "blanc sur noir" a un sens narratif et immersif, mais elle nuit à mon avis au jeu en tant que tel.
Les modifications apportées aux décors de fond et à la musique sont elles aussi appréciables et réussies en soi, mais ce que l'on gagne sur un plan esthétique ou thématique est de nouveau perdu sur un plan ludique : en supprimant le repère visuel du décor commun et de la progression qui va avec, on n'arrive plus à situer les vagues de beats dans le niveau ni à les anticiper, d'autant que l'on n'est plus guidé par la musique, devenue trop "orchestrale" pour être facilement retenue ou maîtrisée.

Même chose pour la complexification du gameplay : elle permet à la fois au joueur (et aux auteurs) de se remémorer les différents épisodes de l'hexalogie avant de la conclure, et d'illustrer la récapitulation des expériences de la vie de CommanderVideo au moment de sa mort, mais pour ce qui est du plaisir de jeu, on peut se demander si c'est une bonne idée de compliquer une formule dont le principe fondateur est la simplicité.

Plus largement, et on le voit sur tous les sujets, la question se pose : est-il pertinent de bâtir une expérience avant tout narrative et immersive dans une série qui se veut avant tout ludique, et se revendique comme telle par opposition à la norme dominante ? Dit autrement, on joue à la série des "Bit. Trip" pour sa pureté ludique ; si on cherchait à jouer pour l'immersion ou pour explorer des thèmes plus ou moins profonds, on s'orienterait plutôt vers Dead Space, Lollipop Chainsaw, Silent Hill 2, etc. - pas vers un jeu qui se base sur Pong, et encore moins si ses ambitions narratives nuisent à son gameplay.
Si les thèmes de la jeunesse et de la maturité fonctionnaient aussi bien dans Bit. Trip Runner et Bit. Trip Fate, c'est parce qu'on les expérimentait par le biais de l'expérience de jeu elle-même. Or, rien dans le gameplay de Bit. Trip Flux n'évoque la mort, elle y est associée de façon purement cosmétique, on pourrait changer la musique et les décors pour lier le jeu à n'importe quoi d'autre.

Ceci dit, Bit. Trip Flux reste de haute qualité, et pour peu que l'on adhère à son propos artistique et narratif, on peut tout à fait le préférer aux autres jeux de l'hexalogie. On peut aussi le voir comme un véritable manifeste néo-rétro : ce n'est pas parce qu'un jeu est "rétro" dans sa conception ludique qu'il ne peut pas avoir des visuels sophistiqués ou une ambition immersive ou philosophique. Cela apparaît maintenant comme une évidence, avec de nombreux exemples sortis depuis (Fez, Papers, Please, etc.), mais à l'époque, ça n'allait pas de soi.

Bit. Trip Complete

La série des Bit. Trip a originellement été développée pour WiiWare, le service de jeux en téléchargement de la Wii - le seul où elle pouvait trouver un public et donc un créneau commercial en 2009. Elle a ensuite été portée sur cartouche Nintendo 3DS (compilation Bit. Trip Saga) puis épisode par épisode sur Steam, pour enfin ressortir sur Wii au format "boîte" avec la compilation Bit. Trip Complete. Parmi toutes ces options, la meilleure façon d'y jouer est globalement de lancer Bit. Trip Complete sur Wii U (ou sur Dolphin, l'émulateur Wii et GameCube) malgré la portabilité de la Nintendo 3DS et la HD et la connectivité de Steam.

Il y a une explication simple à cela : Gaijin Games a beaucoup de talent mais a codé ses jeux "salement", en "moulant" son code dans les moindres spécificités de la Wii. Quand la décision de porter les jeux sur d'autres systèmes a été prise, le studio, au lieu de tout recoder "au propre", a préféré confier son code et l'opération de portage à un autre studio, qui n'avait ni les moyens ni le temps de le faire comme cela aurait dû être fait.
Résultat : le code a été laissé tel quel, et pour corriger ses inadéquations aux nouveaux OS, une couche de programmation a été rajoutée par-dessus. Très inefficient, ce procédé a eu de lourdes conséquences sur Bit. Trip Saga (la 3DS est peu puissante) et même sur les portages Steam : fluidité approximative, saccades, désynchronisations, bugs - malgré l'apparente simplicité des jeux et la puissance des PC, l'expérience est très imparfaite sur 3DS comme sur Steam, voire injouable (cf. Bit. Trip Flux sur Steam).

Mieux vaut donc y jouer sur son support d'origine puisque Bit. Trip Beat et Bit. Trip Flux (et Bit. Trip Fate, à un moindre degré) utilisent les capacités de la Wiimote ; ou plutôt, mieux vaut y jouer en émulation sur Dolphin, on pourra ainsi profiter des contrôles d'origine avec la haute définition (Dolphin gère très correctement une Wiimote connectée en bluetooth).

La compilation Bit. Trip Complete contient tous les jeux WiiWare intacts (à part une bizarrerie), plus l'ajout des niveaux de difficulté "facile" et "difficile", plus des contenus multimédias à débloquer, plus vingt "défis" par jeu exclusifs à la compilation. Initialement, elle permettait aussi de comparer ses scores en ligne, mais le serveur a été fermé depuis.

La bizarrerie concerne Bit. Trip Void et Bit. Trip Flux : sur WiiWare, le premier avait une Wiimote qui vibrait en rythme alors que le second en avait été étrangement privé ; Bit. Trip Complete, lui, enlève les vibrations du premier et en rajoute au second. C'est très curieux et franchement dommage ; pour avoir à la fois les versions DVD et WiiWare, je trouve que la vibration ajoute quelque chose d'important à l'expérience des jeux Bit. Trip.
Les niveaux de difficulté ne changent pas le gameplay ou le level design, juste les règles de transfert de niveau de puissance : en "facile", monter est plus aisé et rétrograder est plus ardu, en "difficile", c'est le contraire. Le niveau "facile" est vraiment très facile : même en étant complètement perdu dans Bit. Trip Core, on peut arriver au bout malgré des vagues entières de beats ratées. Le cas de Bit. Trip Runner est un peu spécial puisqu'il ne se prête pas à ce type de modification, le niveau "facile" enlève donc les lingots d'or alors que le niveau "difficile" rend leur collecte obligatoire - personnellement, je n'en vois pas l'intérêt.
Les bonus à débloquer sont très sympathiques, en particulier les vidéos et images promotionnelles et les ébauches conceptuelles qui montrent les prototypes de travail des divers jeux, notamment une version de Bit. Trip Runner vue de trois quarts comportant des embranchements avec des souterrains comme dans Pitfall!. Ces bonus se débloquent en progressant naturellement dans les jeux, mais surtout en remportant leurs défis (ce sont d'ailleurs de très bonnes motivations).
Les défis sont d'excellente qualité, ils proposent des séquences de jeu courtes mais dures, souvent structurées autour d'un concept précis. Comme les jeux ont déjà une mentalité "rétro", cette formule de "die & retry" leur convient parfaitement, les défis étant dans certains cas plus agréables et addictifs que les jeux eux-mêmes, comme par exemple ceux de Bit. Trip Core. Rien que pour ces défis, Bit. Trip Complete serait donc la version à privilégier.

Voilà tout ce qu'on peut dire sur l'hexalogie des Bit. Trip. Au-delà de proposer de très bons jeux, la série apporte un témoignage crucial sur une période charnière du jeu vidéo.

On l'a vu en introduction : l'histoire du jeu vidéo, malgré bien sûr des aléas mineurs, a suivi une évolution constante depuis le début des années 1980 jusqu'à la fin des années 2000 vers toujours plus d'ambition technique et immersive voire narrative, au point où chaque nouvelle génération rendait obsolète la précédente aux yeux de la presse et du grand public. L'idée qu'il fallait conserver les jeux dans leur format d'origine et que ces jeux valaient la peine d'être rejoués tels quels a pendant longtemps été jugée farfelue ; même la dimension historique des jeux plus anciens était brocardée par la fuite en avant, la conviction que l'on était en perpétuel progrès.

La popularisation de l'émulation des vieux systèmes sur les ordinateurs récents a sans doute joué un rôle majeur dans l'évolution des mentalités au début des années 2000, en particulier au sein d'une frange qui allait par la suite développer elle-même des jeux. Quelques années plus tard, la Wii a amplifié ce phénomène avec sa console virtuelle, réactualisant les classiques en obligeant de nombreux sites d'information à rejouer à ces jeux et les réévaluer dans de nouvelles critiques ; et, en utilisant la Wiimote comme un pad NES, en publiant "en boîte" des jeux au gameplay en 2D, et en refusant la course à la puissance, la Wii a aidé à changer l'idée que l'on se faisait de l'évolution du jeu vidéo grâce à une philosophie plus "rétro" que sur GameCube - la série des Bit. Trip n'est pas sortie sur Wii par hasard...
Naturellement, les magasins de jeux dématérialisés sur absolument tous les systèmes et la fluidité des prix qui va avec, les jeux indépendants voire gratuits sur PC, puis les jeux sur tablettes et smartphones à la qualité et aux procédés certes critiquables mais reprenant clairement des codes "rétro", ont eux aussi beaucoup pesé sur la façon avec laquelle on concevait ce qu'était ou devait être un jeu vidéo. Et paradoxalement, le systématisme sur certaines machines du jeu "mature", sombre et narratif aux graphismes "réalistes" a fini par créer la demande exactement inverse, un boulevard dans lequel même les gros éditeurs se sont engouffrés.

C'est dans ce contexte que la série des Bit. Trip a été conçue, c'est à ce mouvement-là qu'elle a collaboré, de manière, on peut le dire, plus brillante et réfléchie que beaucoup d'autres. Maintenant que le jeu d'action/plateformes en pixel art est devenu monnaie courante, elle continue d'avoir une identité et une originalité fortes - avec son style Atari non littéral, sa symbiose avec la musique, la grande variété de son gameplay. C'est en partie grâce à cette série que le jeu vidéo est enfin devenu un vrai art mature ; non en singeant le cinéma ou en adoptant des poses mélodramatiques, mais en assumant simplement son histoire, son potentiel, son identité, pour nous amener à ce qui est déjà, à mon sens, la période vidéoludique la plus riche et passionnante qui ait jamais été.

Bit. Trip Presents... Runner 2

Cet article est déjà très long, allons droit au but : Runner 2 est une version commerciale de Bit. Trip Runner.

Entendons-le sans aucun mépris. Après tout, l'histoire de l'art est remplie d'œuvres majeures qui ont été exécutées sur commande, sans même que l'artiste ait pu choisir son sujet ; et pour une jeune compagnie, il aurait été pure folie d'ignorer le potentiel de vente du gameplay de Bit. Trip Runner : pendant les deux ans et demi écoulés entre sa sortie et Runner 2, les endless runners dans la lignée de Canabalt se sont mis à fleurir sur portables et même sur consoles, ainsi que plus généralement les endless platformers et hardcore platformers. Connexe à tous ces concepts, contemporain de Canabalt, et comportant même "runner" dans son titre, Bit. Trip Runner se devait d'avoir une suite qui s'extraie de la logique assez restrictive (univers, difficulté) de la série des Bit. Trip afin de séduire un plus large public (de fait, Runner 2 est sorti sur Wii U, Xbox 360, PS3 et Steam).

Fondamentalement, Runner 2 ne s'écarte pas des mécaniques de gameplay de son modèle, il n'y a que deux vrais changements effectifs et importants en cours de niveau :

  • La capacité de rester plus longtemps en l'air en laissant le bouton de saut appuyé est démultipliée, il y a maintenant un écart très grand entre un petit clic instantané et ne pas du tout lever le pouce. Cela donne un contrôle plus continu sur son personnage et enlève une part de l'aspect "binaire" (j'appuie/j'appuie pas) du jeu.
  • Le héros peut maintenant danser quand on appuie sur une gâchette de la manette. Ce mouvement, totalement facultatif, a été ajouté pour rendre le scoring plus intéressant, avec une dimension d'initiative et de risque/récompense ; les scores ont ainsi des montants plus progressifs et le jeu se prête davantage à la compétition par tableaux de scores (publiés sur Internet pour tous les systèmes). Le mouvement de danse a une durée fixe interdisant de faire une autre action, si on l'effectue trop près d'un obstacle il est alors impossible de l'éviter, il faut donc parfaitement connaître un niveau et ses zones "dansables" si l'on veut en extraire le plus de points possible.

Bien entendu, le jeu comporte de nombreuses autres différences avec Bit. Trip Runner, des ajouts principalement cosmétiques tous pensés pour augmenter la valeur perçue du jeu : cinq mondes au lieu de trois et vingt niveaux par monde au lieu de douze (dont un boss par monde, toujours) ; trois niveaux de difficulté cette fois bien distincts (avec un level design légèrement différent) pour un total de 300 niveaux ; un point de contrôle au milieu de chaque niveau au-dessus duquel on peut sauter contre un bonus ; une combinatoire de mouvements autorisée et exploitée (sauter en glissant, donner un coup de pied en glissant) ; des graphismes toujours colorés et extrêmement lisibles mais pensés pour la haute définition et dépourvus d'esthétique ou de références "rétro" ; une carte du monde à la Super Mario World et un mini-jeu de fin de niveau à la Super Mario Bros. 3 ; des chemins alternatifs au sein d'un même niveau et des coffres à ouvrir grâce à des clefs à débloquer ; divers personnages jouables possédant chacun des costumes à déverrouiller ; une longue liste d'objectifs à accomplir en plus des succès/trophées ; des niveaux "rétro" façon SNES...

Ajoutons à cela une musique qui a suivi la même évolution que les graphismes, à savoir qu'elle est plus sophistiquée et ne fait plus rétro du tout ; et quelques nouveaux obstacles (dont des sortes de tourniquets à QTE, inoffensifs mais permettant d'augmenter son score) qui au final ne changent pas grand-chose aux mécaniques ou au ressenti du jeu mais permettent d'afficher une variété de façade au fil des niveaux... bref : tout a été fait, avec toutes les bonnes cases cochées, afin qu'un célèbre site (qui note les jeux sur 9) puisse conclure que le "second volet apporte une telle quantité de changements qu'il propulse la série vers des sphères supérieures sur à peu près tous les plans", et pour qu'un joueur du XBLA ou du PSN sente bien qu'il en a là pour son argent, même si le fond du jeu est le même que Bit. Trip Runner pour deux fois son prix.

Sarcasmes mis à part, qu'en est-il ? On peut au départ être dubitatif face à la ligne graphique de Runner 2, principalement pour des questions de lisibilité ; il semble que le style "primitif" et épuré de Bit. Trip Runner soit indispensable pour pouvoir lire son gameplay d'un seul coup d'œil. En fait, Runner 2 s'en sort très bien, il affiche certes plus de détails à l'écran, mais son style plus "rond" comporte moins d'arêtes saillantes qui surchargeaient parfois Bit. Trip Runner et attiraient trop l'œil ; et surtout, Gaijin Games a eu l'excellente idée d'animer les obstacles au fur et à mesure qu'ils se rapprochent du héros : les petits personnages avec casque à pointes se tournent ainsi vers nous, les barrières qu'il faut abattre d'un coup de pied se déplient... cela aide beaucoup à jauger instinctivement les distances et les enchaînements.

Plus généralement, ces mouvements des "ennemis" s'inscrivent dans une esthétique globale empruntée aux vieux dessins animés musicaux des années 1930, avec des arbres qui dansent, des visages dans le paysage, etc. et cela fonctionne plutôt bien. Le jeu dégage une énergie distincte de Bit. Trip Runner, moins conquérante et caféinée, plus relaxante, qui va avec sa musique synthétique "planante" à la mélodie moins marquée, plus passe-partout, les notes jouées avec l'action étant plus discrètes, comme noyées dans la masse. Le plus grand contrôle que l'on a sur notre héros permet aussi d'être plus détendu et moins attentif : on est clairement passé d'un gameplay radical, tranché, à un jeu plus nonchalant - les anglophones diraient "casual".

Le jeu est ainsi très plaisant, mais il comporte de nombreux problèmes, au premier rang desquels le mini-jeu évoqué plus haut. On y accède en obtenant un "PERFECT!" délivré après la collecte de tous les lingots d'un niveau : il s'agit de faire feu au bon moment alors qu'un canon oscille, afin de projeter notre personnage au centre d'une cible pour décrocher un "PERFECT!+" ainsi qu'un gros bonus de score. Complètement hors sujet ludiquement parlant et restant toujours rigoureusement identique, ce mini-jeu n'est pas dur pris isolément mais son influence sur le score pose problème : chercher à réaliser un meilleur score rend en effet la réussite de cette épreuve indispensable, or, quand la difficulté grimpe, on n'accepte plus sa mainmise sur la validation de notre performance.

En effet, la logique de la danse exige de l'expérimentation et beaucoup de précision, et au fil du jeu le level design finit par devenir franchement retors ; il arrive donc, comme dans Bit. Trip Runner, que l'on passe plus d'une heure sur un seul niveau. Dans ces conditions, il n'est évidemment pas raisonnable de demander au joueur de "miser" son investissement dans une espèce de roulette, d'autant que la fatigue et la transition brutale depuis les mécaniques du jeu vers celles du mini-jeu font que l'on peut très facilement rater son coup - et si c'est le cas, il faut alors tout recommencer...

Si on se contente de jouer à Runner 2 occasionnellement et dans les niveaux de difficulté les plus bas, et sans prêter attention aux encouragements du jeu à se prêter au scoring ou à la quête des objectifs, cela ne gêne pas, mais pour quelqu'un qui cherche à creuser son gameplay ou qui suit simplement les propres guides de performance du jeu, la situation devient bien vite frustrante voire ridicule. Il vaut donc mieux ignorer ce mini-jeu, mais cela implique par effet domino d'ignorer aussi le score, les classements en ligne, la danse et autres actions "gratuites" qui ne rapportent que des points, les objectifs et indications sur la carte qui marquent notre performance, etc.

En fait, les guides de performance de Runner 2 sont très curieux : pourquoi diable, par exemple, avoir des objectifs qui exigent du joueur qu'il gagne séparément tous les niveaux de difficulté de la plupart des niveaux (et en "PERFECT!+", et donc en gagnant le mini-jeu du canon, s'il vous plaît), alors que les niveaux "facile" et "normal" sont identiques au niveau le plus dur, mais avec des obstacles en moins ? Les 100 niveaux du jeu se ressemblent déjà beaucoup, et on devrait en plus jouer parfaitement à leurs 200 versions inférieures, et à chaque fois rejouer à l'exact même mini-jeu, c'est-à-dire au moins 300 fois ?

Tout Runner 2 est comme ça : sur le papier il a l'air plus riche que son prédécesseur, mais il est en fait plus pauvre, l'essentiel de ses ajouts étant mal gérés ou de l'esbroufe. La carte du monde, les chemins alternatifs et les clefs à débloquer puis à collecter ne servent ainsi à rien : en pratique, tout ce que ces artifices font, c'est nous obliger à rejouer à des niveaux déjà joués, alors que comme on l'a dit il y a déjà beaucoup de répétition. En plus des classiques CommanderVideo et CommandgirlVideo (dont le design tranche d'ailleurs franchement d'avec l'esthétique des niveaux), on dispose de cinq nouveaux personnages jouables, mais ils ne changent rien au gameplay et ils sont surtout à peu près tous affreusement laids, de mauvais goût, et ne paraissent pas plus à leur place dans les décors du jeu. En fait, les décors eux-mêmes, s'ils sont jolis, semblent arbitraires, déconnectés les uns des autres ; comme le reste du jeu, on a la nette impression qu'ils sont le produit de longues sessions de brainstorming désespérées - on est loin de la grande cohérence artistique de Bit. Trip Runner et de la série des Bit. Trip en général, et je ne parle même pas du contenu symbolique ou narratif de la seconde trilogie Bit. Trip... ici aussi, la nature commerciale de Runner 2 se fait sentir.

Cette perte de sens est également ludique et mécanique : les contrôles du héros (combinaisons de mouvements, pouvoir "planer" plus fortement) sont peut-être plus souples, mais on pourrait aussi argumenter qu'ils "floutent" le gameplay, qu'ils lui enlèvent de la pureté, de la lisibilité, et une certaine précision (sans parler du fait que les obstacles enlevés, les cubes oranges et violets, étaient bien plus intéressants que ceux que Runner 2 ajoute). Même chose pour le level design, de loin le plus gros écart de qualité entre Bit. Trip Runner et Runner 2 : on l'a dit, les 36 niveaux du premier sont clairement "faits main", construits avec énormément de soin, on y sent la "patte" de l'auteur, avec tout son talent et un certain sadisme ; alors que dans Runner 2, on se jurerait dans un endless runner aux niveaux générés par algorithme (et encore, ceux de Spelunky sont de meilleure qualité que ça)...

Cela s'explique aisément : Runner 2 comporte 100 niveaux déclinés en trois niveaux de difficulté, soit 300 niveaux en tout, ils ont donc été logiquement produits à la chaîne, pour faire du chiffre. C'est frappant musicalement : alors que l'harmonie entre gameplay et musique était très prononcée dans Bit. Trip Runner, ici on est plutôt dans la logique de Bit. Trip Void ou Bit. Trip Fate ; et comment pourrait-il en être autrement puisque des obstacles, et donc des notes, doivent être soustraits de chaque niveau "difficile" pour créer les niveaux "normal" et "facile" ? Il résulte de ces choix de production des niveaux interchangeables et en surnombre, sans personnalité, pour lesquels on aurait du mal à se motiver dans une recherche de scoring même sans le problème posé par le mini-jeu du canon. Pourquoi travailler un niveau en particulier alors que presque rien ne le distingue des 99 autres ?

Même ce qui devrait être un point fort de Runner 2, la présentation, la mise en scène, la variété graphique, participent à ce grand flou répétitif et indifférencié : il y a davantage de mise en scène et de sens du décor dans Bit. Trip Runner que dans Runner 2. Dans Bit. Trip Runner, on passait devant des crânes et des robots géants, on glissait sous des vers titanesques habitant des cavernes cristallines et sous de grandes machines extrayant du minerai, on pouvait apercevoir un immense poisson sautant depuis une cascade vers le premier plan, on croisait des arbres épileptiques, on descendait dans des tunnels urbains jouxtant une rivière, on courait sur les toits... il y avait plusieurs plans connectés les uns aux autres, du contenu visuel et de l'action à chaque plan, des obstacles qui changeaient tous d'apparence à chaque monde...
Dans Runner 2, rien de tout cela, passé les premières secondes du premier niveau de chaque monde, on a tout vu du monde en question : le fond ne change pour ainsi dire pas, loin devant et complètement déconnectée du reste se trouve une aire de jeu constituée des mêmes blocs génériques pour chacun des cinq mondes, les obstacles sont toujours les mêmes quatre robots avec de très légères variantes - et c'est tout.

On l'a dit : Runner 2 n'est pas un mauvais jeu, il a d'ailleurs eu beaucoup de succès. Il est très compréhensible que de nombreux joueurs le préfèrent à Bit. Trip Runner : nettement moins exigeant ou élitiste, à l'esthétique moins "niche", il est en fait conçu pour plaire à plus de joueurs, pour "rentrer dans le moule". Mais tout en remplissant ce cahier des charges, il aurait pu (et dû) être plus digne de l'excellence de la série qui l'a précédé - de simples ajustements auraient pu en faire un bien meilleur jeu : virer le mini-jeu de fin de niveau, avoir un seul niveau de difficulté mais modulable par des objectifs facultatifs, comporter moins de niveaux mais les concevoir "sur mesure" tant sur le plan du level design (et donc de la musique) que de la mise en scène, avoir un univers plus travaillé avec une vraie identité (par exemple en puisant dans le concept des vieux dessins animés) et ainsi améliorer l'esthétique du jeu et l'attrait des décors et des personnages...

Pour l'auteur de cet article, c'est largement WiiWare qui gagne.

Simbabbad
(07 juillet 2021)
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