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Bit. Trip, la série : L'analyse
Les 6 jeux développés par Gaijin Games à partir de 2009, et ce qu'ils nous disent.

Bit. Trip Runner

Bit. Trip Beat, sorti en mai 2009, avait été un gros succès pour Gaijin Games. Bit. Trip Runner, sorti en mai 2010 (les jeux de la série ont connu un développement très court), sera quant à lui un véritable triomphe, de loin le jeu le plus populaire de la série tant sur un plan public que critique ; en fait, il est sans doute celui qui aura motivé la rédaction de cet article.
Il faut savoir que le studio était alors constitué de vieux routiers du jeu vidéo, qui avaient auparavant collaboré à de nombreux jeux à licence aux réceptions médiocres ; conjuguer leur nouvelle autonomie avec une large reconnaissance a donc été une expérience importante, que ce soit sur un plan personnel ou professionnel : Bit. Trip Beat avait assuré l'avenir de la série, Bit. Trip Runner aura assuré l'avenir de la compagnie...

Aux sources de cette réussite, trois éléments : une incarnation parfaite en tout point des principes énoncés par Shigeru Miyamoto plus haut dans cet article, un univers figuratif et immersif "néo-rétro" très original et entièrement assumé dans sa logique comme dans son esthétique, et la reprise de l'harmonie spécifique que Bit. Trip Beat avait réussi à construire entre gameplay et musique (harmonie que ses deux successeurs n'ont pu réitérer pour différentes raisons).

Il faut ajouter à cela un thème (l'enthousiasme de l'adolescence et de la jeunesse) enfin exprimé par l'expérience de jeu elle-même, que ce soit par l'habillage (notamment la musique, très dynamique) ou le gameplay proprement dit ; ce thème jouant en faveur du jeu car attractif en soi : Bit. Trip Fate et Bit. Trip Flux exprimeront plus tard eux aussi leur sujet narratif de façon aboutie, mais ce sujet étant le désespoir, la frustration, la colère ou la transition jusqu'à la mort, la séduction du public y sera moindre...

Mais revenons au jeu. Bit. Trip Runner débute donc la seconde trilogie en cassant le moule de la première : le héros et l'univers abstraits, les mécaniques ludiques inhabituelles et l'emphase sur le scoring ont ici été troqués contre un héros incarné à l'écran qui évolue dans un univers concret, des mécaniques immédiatement identifiables de jeu de plateformes, et un défi axé sur la survie et la collecte de bonus plutôt que sur le score.

En pratique, on contrôle CommanderVideo situé à gauche, qui court automatiquement vers la droite à vitesse constante. Il y a trois objectifs principaux : atteindre l'arrivée du niveau (généralement assez court, les trois niveaux de 15 minutes ont ici été changés en trois "zones" segmentées en 11 niveaux plus un boss), collecter si possible tous les lingots d'or qui s'y trouvent (but facultatif, le nombre de lingots collectés par rapport au total est indiqué en haut à droite), et ne pas rater les quatre powerups qui augmentent notre niveau de puissance - comme d'habitude, le jeu ajoute un niveau de puissance au jeu précédent, il y a maintenant HYPER, MEGA, SUPER, ULTRA et EXTRA. NETHER n'existe plus, on va comprendre pourquoi.

Pour arriver à nos fins, on a cinq actions à notre disposition : sauter, se pencher (on peut glisser au sol indéfiniment en laissant "bas" appuyé), donner un coup de pied face à soi, brandir une raquette de Pong comme bouclier contre des beats venant à notre rencontre, et appuyer sur "haut" pour activer des tremplins qui nous projettent dans les airs.
Tout le sel du jeu consiste à lire le plus rapidement possible la configuration du niveau qui se dévoile inexorablement sous nos yeux, afin d'enchaîner correctement la bonne suite d'actions : d'un côté, le jeu est parfaitement lisible, la vitesse de défilement de l'écran est modérée et les actions sont basiques et limitées ; de l'autre, la course sans fin de CommanderVideo nous empêche de souffler, le jeu s'amuse à nous inculquer des schémas qu'il rend intuitifs pour ensuite en violer les principes afin de nous induire en erreur (ce qui rappelle beaucoup Punch-Out!!), et surtout, la moindre erreur autre que manquer un lingot ou un powerup est fatale.

En effet, dès que l'on heurte un obstacle (objet, mur, ennemi) ou que l'on tombe dans un trou, on n'est plus sanctionné par le biais du score : ce dernier est ramené à zéro, le jeu se "rembobine" en un éclair jusqu'au début du niveau, et CommanderVideo reprend aussitôt sa course, sans rupture de rythme, sans message de "Game Over", et sans même stopper le fond musical.
Cette gestion de l'échec, entre dureté (une seule erreur et on recommence tout) et indulgence (il n'y a pas de pause dans l'action et on reprend au même niveau, qui est très court), anticipe celle d'un mouvement majeur des années 2010 : le hardcore platformer. Né sur PC au cours des années 2000 avec des jeux gratuits et expérimentaux comme Jumper de Matt Thorson, le genre allait être popularisé par la sortie de Super Meat Boy sur XBLA six mois après celle de Bit. Trip Runner sur WiiWare, et devenir au bout du compte un genre reconnu qui allait influencer toute l'industrie.

La formule du hardcore platformer (présente aussi dans Aban Hawkins & the 1000 SPIKES ou N+) est dans les grandes lignes la suivante : visuels dépouillés et "rétro", mort en un coup mais niveaux courts fonctionnant comme autant de points de contrôle, mécaniques et commandes très simples mais défi extrêmement difficile. Comme signalé en introduction de cet article, il s'agit ici de l'antithèse (on pourrait presque parler de réaction ou de Renaissance) des codes vidéoludiques qui s'étaient alors progressivement imposés, à savoir : visuels spectaculaires copiant le cinéma, héros endurant voire guérissant automatiquement qui évolue dans de longs niveaux remplis de points de contrôle, mécaniques et commandes sophistiquées mais défi accessible voire assisté (absence de sanction réelle, action balisée, etc.) ; le seul point commun entre le hardcore platformer et cette norme dominante étant une relativisation de la notion classique de compteur de vies, Nintendo semblant quelquefois l'un des derniers à encore perpétuer ce code, d'une manière d'ailleurs assez artificielle (série des New Super Mario Bros. par exemple).

Bit. Trip Runner, sans représenter typiquement le genre (du fait de ses graphismes en 3D, de son action "déroulée" par scrolling forcé, de l'importance de sa musique, entre autres), fait donc partie du même élan global qui a rétabli le jeu en 2D, l'art "rétro", la recherche de concepts déroutants, le minimalisme vidéoludique, la fièvre de la performance et la peur de l'échec ; il est à la fois connexe à I Wanna Be The Guy, Pac-Man CE DX et le endless platformer Canabalt, et a participé à l'irruption ultérieure de ces concepts dans des projets de grosses compagnies, comme par exemple Donkey Kong Country Returns ou, de façon plus littérale, NES Remix. Gaijin Games peut dire fièrement de cette période à mon sens salvatrice : "j'y étais".

Pourquoi ces jeux fonctionnent-ils ? D'abord parce qu'ils savent gérer la frustration du joueur malgré leur difficulté (pas de temps mort entre les tentatives, pas de gros investissement perdu au moment de l'échec) ; mais aussi parce qu'ils suivent les principes décrits plus haut par Shigeru Miyamoto - et Bit. Trip Runner est exemplaire car il suit quasiment ces principes à la lettre : il est ridiculement simple à comprendre, ses actions sont incroyablement basiques et faciles prises isolément, mais la conjonction ou la succession de ces actions peut s'avérer extrêmement compliquée. Et donc, toute erreur paraît idiote au joueur malgré la difficulté du jeu, ce qui l'amène à s'en vouloir et à croire qu'il fera mieux la prochaine fois, et l'incite d'autant plus à réessayer que le jeu le remet immédiatement dans le bain sans prise de décision de sa part.

En plus de ces mécaniques, Bit. Trip Runner parvient à être addictif à la limite de l'hypnotique grâce à deux autres éléments : la musique et la gourmandise. Les trente-six niveaux du jeu ont beau être globalement courts, ils deviennent vite très denses, et donc psychologiquement longs : mémoriser et réussir à effectuer correctement encore et encore les actions permettant de franchir des zones déjà apprivoisées avant d'attaquer les zones sur lesquelles on bute pourrait donc s'avérer à la longue plutôt décourageant. Pour éviter cela, il y a bien sûr l'apprentissage, mais aussi la symbiose musicale à la Bit. Trip Beat...

La musique de Bit. Trip Runner joue en effet le même rôle que dans le premier Bit. Trip : elle suit le gameplay, elle ne le précède pas, on n'est pas ici dans un rhythm game comme par exemple HarmoKnight, qui malgré les apparences n'a strictement rien à voir avec Bit. Trip Runner. Ici, la musique "valide" les actions correctes, les notes ainsi jouées étant autant de récompenses ; tout comme les powerups augmentent chacun l'emphase de la musique, la structurant en cinq mouvements (puisqu'il y a toujours quatre powerups) allant crescendo, nous encourageant et servant de repères de progression.
Mais au-delà de cette motivation et du gain d'immersion, la transcription de l'action en musique est avant tout une formidable aide mnémotechnique : Bit. Trip Runner a des niveaux construits très soigneusement, "faits main", avec une logique interne permettant de bien les distinguer les uns des autres ; des sections se répètent, varient ou se répondent, composant une mélodie claire et facile à retenir (d'autant qu'il y a ici bien moins de notes que dans Bit. Trip Beat, tant du fait du débit que de la longueur des niveaux), facilitant radicalement notre assimilation du level design...

La gourmandise, autre facteur d'addiction du jeu, est elle aussi reliée à la musique. Les nombreux lingots d'or sont souvent placés dans des endroits dangereux : si l'on cherche avant tout à finir le niveau plutôt qu'accomplir une performance "parfaite", on devrait donc s'abstenir de les collecter, mais on répugne instinctivement à l'idée de rater une note et d'ainsi casser la logique de la mélodie. Il est réellement difficile de s'empêcher de prendre des risques, et quand l'audace mène à l'échec, on s'en veut naturellement plus qu'on en veut au jeu ; le niveau 1-11, "Odyssey", devenu mythique, est un bon exemple de cela : le niveau est inhabituellement long (trois minutes) mais extrêmement facile si on ignore l'or, avec des obstacles espacés et des schémas simples... sauf que l'on arrive rarement à se discipliner et à ignorer les lingots périlleux parmi les 93 du niveau.

Visuellement, Bit. Trip Runner est fidèle aux racines de la série : inspiré avant tout par Pitfall! (Atari 2600), il rend hommage à une période graphique spécifique du jeu vidéo du début des années 1980, où l'on n'était plus dans la symbolique abstraite pure (Turmoil sur Atari) mais pas encore vraiment dans la représentation d'un monde cohérent. Il a résulté de ce contexte des univers bizarres, où un cuistot était pourchassé sur des échafaudages par des saucisses et des œufs sur le plat ; où un châtelain devait affronter des lames de rasoir, des couteaux suisses, des haltères et des cuvettes de toilette pendant une session de ménage après une fête ; où un personnage aux allures de fourmi vêtue d'un T-shirt rayé pouvait creuser des galeries sans être soumis à la gravité (ni ses ennemis d'apparence psychédélique) alors que des rochers et des pierres précieuses y chutaient avec fracas au risque de l'écraser - et tout cela avec un sens des proportions très particulier...

Aujourd'hui, les univers de BurgerTime, Jet Set Willy, Boulder Dash et bien d'autres ne sont plus questionnés, ce sont des références "rétro" acceptées en soi - mais pas à l'époque.

À l'époque, ces jeux aux univers décalés n'existaient pas en parallèle de jeux au contexte plus réaliste, ils étaient ce que l'on avait de mieux comme jeux représentant une action incarnée. Et donc, surtout si on était enfant, on projetait notre imaginaire sur eux, on tentait de se représenter leur monde vu par les yeux du héros, de rationaliser leur contexte ; et on était d'ailleurs considérablement encouragé en cela par les jaquettes desdits jeux.

Ce n'est pas un hasard si après avoir obtenu l'ultime powerup d'un niveau, CommanderVideo laisse une traînée arc-en-ciel derrière lui comme le fait Pitfall Harry sur la jaquette de Pitfall! alors que l'effet est absent du jeu : Bit. Trip Runner ne retranscrit pas les graphismes de l'époque, mais ce que l'on imaginait en jouant aux jeux de l'époque, et il le fait parfaitement. Les trois "mondes" du jeu sont ainsi représentés en 3D, avec de nombreux éléments qui s'agitent derrière l'action et des obstacles variés d'un monde à l'autre, mais en adoptant une palette des couleurs, une "difformité" façon "gros pixels tridimensionnels", une stylisation naïve et un surréalisme qui rappellent tout de suite les machines Atari, et plus généralement les ordinateurs 8-bits et les premiers jeux d'arcade ; bien distincts du style plus propre, sage et "cartoon" des jeux NES par exemple. On peut rapprocher ce procédé d'immersion dans un monde numérique "rétro" de Tron, ou de ce que Pac-Mania a créé à partir de Pac-Man - c'est très nostalgique.

Ces trois mondes illustrent également une histoire à mon sens indissociable du thème du jeu, qui est je le rappelle l'enthousiasme de l'adolescence et de la jeunesse : j'ai tendance à voir dans le premier, très fantasmagorique (avec dans le décor des crânes, des cristaux et des vers surdimensionnés, des ennemis étranges comme par exemple des OVNI, un contexte global de science-fiction), l'imaginaire d'un adolescent, puis dans le second, plus figuratif façon "jeu de plateformes NES" et représentant une campagne minière, l'environnement provincial du héros (vie familiale, études, premiers boulots), et dans le troisième, la grande ville, la montée en métropole pour chercher du travail et s'installer.

Cette évolution chronologique dans la vie de CommanderVideo peut aussi, comme il est typique de la série, se lire en parallèle de l'évolution du jeu vidéo : le premier monde représenterait ainsi l'ère Atari et les débuts de l'arcade (dépouillement, univers décalé, environnement de science-fiction), le second monde, l'ère des consoles japonaises 8-bits et 16-bits (atmosphère enjouée, ciel bleu, couleurs vives, paires d'yeux ou visages souriants partout), et le dernier, avec sa sobriété et ses teintes plus ternes tirant sur le gris et le marron, l'ère moderne et son "réalisme".

Quoiqu'il en soit, si le jeu exprime quelque chose, c'est bien l'enthousiasme, ce n'est pas pour rien que ses trois mondes s'appellent "Impetus", "Tenacity" et "Triumph", il s'en dégage un sentiment de sympathie et d'optimisme vite contagieux. Cela tient au charme du style graphique, qui fait spontanément sourire, et à la musique, rythmée et très entraînante, mais surtout au gameplay.

Dans Bit. Trip Runner, on va toujours de l'avant : quelles que soient les difficultés, on ne s'arrête jamais et on ne ralentit jamais ; heurter un obstacle ou commettre une erreur n'est pas un échec, seulement un contretemps, puisque l'on repart immédiatement à l'assaut avec la même détermination.
Jamais CommanderVideo n'a l'air blessé (tout au plus surpris quand le jeu se "rembobine"), il court toujours, levant son poing d'un air conquérant sur la ligne de départ, et dessinant un arc-en-ciel sur son sillage quand il approche de la ligne d'arrivée, qu'il franchit en triomphe sous les confettis et une musique au sommet de son emphase...

Un mot résume l'impression qu'il donne dans cet épisode : inébranlable, manifestement sûr de sa victoire, celle-ci étant au pire légèrement différée. Le contraste avec d'autres hardcore platformers est saisissant, ces derniers jouant au contraire souvent sur le gore ou un thème masochiste : Meat Boy, par exemple, saigne littéralement sur tout ce qu'il touche, explosant dans une gerbe de sang quand il heurte un obstacle ; même lorsqu'on bat un niveau en arrivant auprès de Bandage Girl, l'antagoniste du jeu surgit aussitôt et l'enlève de nouveau sous nos yeux, puis le jeu nous remémore tous nos anciens échecs en nous faisant visualiser le parcours des héros que l'on a menés à la mort, comme pour essayer de gâcher notre sentiment de victoire...

Super Meat Boy nous nargue, Bit. Trip Runner nous encourage ; Super Meat Boy insiste sur notre fragilité, Bit. Trip Runner nous fait sentir invulnérable. Ces choix de présentation expriment quelque chose de très fort par le biais même du jeu, évoquant ici l'appétit et la confiance dans l'avenir typiques de la jeunesse. Cumulé avec les divers symboles des niveaux, cela rend le thème du jeu concret, évident, palpable, au lieu de n'être qu'un à-côté plus ou moins fumeux comme lors des précédents épisodes.

Que dire d'autre ? Que le jeu a beau être difficile, il est cependant assez modulable selon l'ambition avec laquelle on aborde ses niveaux... par objectif d'importance croissante, on a :

  • Passer la ligne d'arrivée, si nécessaire en ignorant l'or.
  • Collecter tous les lingots dans le niveau. Le jeu indique la réussite de cet objectif avec un point d'exclamation affiché sur la liste des niveaux dans le menu principal du jeu.
  • Collecter tous les lingots dans le niveau et dans son "défi rétro", le premier objectif débloquant le second. Ce défi prend place dans un décor 2D dépouillé ressemblant à Pitfall!, et présente un level design particulièrement vicieux. En cas de réussite, le niveau est marqué d'un double point d'exclamation sur la liste des niveaux.
  • Obtenir un score "parfait" : ne rater aucun lingot ni aucune opportunité de score (bloquer un beat et non glisser en dessous, par exemple).

Ces différents degrés garantissent que l'on revient souvent au jeu malgré un scoring moins présent.

Enfin, on peut ajouter que même si les contrôles du jeu sont très simples, ils comportent certaines subtilités devenant décisives dans la seconde moitié du jeu. Par exemple, laisser le bouton de saut appuyé maintient CommanderVideo un peu plus longtemps en l'air, et le moment exact où l'on utilise un tremplin peut avoir son importance.

Bit. Trip Fate

Après le succès artistique, commercial, ludique et critique de Bit. Trip Runner, tout le monde (l'auteur de ces lignes compris) s'attendait à ce que Gaijin Games recopie la recette de ce qui était devenu non seulement un incontournable de la série, mais aussi du paysage vidéoludique de l'époque. Or, au lieu de cela, le studio est resté fidèle au projet initialement prévu pour son hexalogie, et a conçu une antithèse de Bit. Trip Runner : en dehors de la présence physique de CommanderVideo et de graphismes figuratifs et immersifs, Bit. Trip Fate semble en effet adopter délibérément l'exact contrepoint des caractéristiques de son prédécesseur.

Ainsi, les contrôles "rétro", le gameplay épuré, le jeu difficile mais au rythme rapide, l'importance centrale de la musique interactive, les boss complètement anecdotiques (dont je n'ai pas parlé plus haut pour cette raison), la non-violence, l'atmosphère légère et optimiste et le thème de la jeunesse ont ici laissé la place à des contrôles modernes, un gameplay relativement complexe, un jeu facile mais lent et méticuleux, une musique au rôle purement cosmétique, des boss qui sont autant de moments paroxystiques, une action guerrière, et une ambiance oppressante voire crépusculaire qui illustre le thème de la maturité et de la marche vers la mort.

Concrètement, Bit. Trip Fate se joue un peu comme Forgotten Worlds : on dirige CommanderVideo qui semble flotter dans l'espace alors que l'écran suit un scrolling forcé, et on peut tirer dans toutes les directions sur des ennemis qui eux-mêmes nous tirent dessus avec des beats. Sur Wii, les déplacements s'effectuent avec le nunchuk, et la visée avec le pointeur de la Wiimote (alternativement, on peut choisir de jouer avec les deux sticks du Contrôleur Classique).

Pour la première et la dernière fois dans la série, les niveaux de puissance ont un impact concret sur le gameplay lui-même et pas seulement sur le scoring : NETHER, HYPER, MEGA, SUPER, ULTRA, EXTRA et le petit dernier, GIGA, sont en effet proportionnés avec notre puissance de feu qui augmente avec le multiplicateur. En plus de ce gain progressif de puissance, le jeu comporte aussi des powerups à ramasser qui ne correspondent plus à des transformations, des défis spéciaux, ou un accroissement du niveau de puissance, mais à plusieurs configurations de tir temporaires (triple tir, tir devant et derrière soi, laser, etc.) attribuées chacune à un "ami" que CommanderVideo a pu croiser dans Bit. Trip Runner (dans mon expérience, CommandgirlVideo est la meilleure).

Ces powerups, avant qu'on les collecte, "cyclent" entre les différents amis (dans Bit. Trip Runner, les amis se contentaient de faire de petites apparitions en arrière-plan et jouaient un rôle à la fin du jeu), puis l'ami sélectionné tourne autour du héros pendant la période d'activation du powerup en neutralisant les beats qu'il touche. En plus de cela, on peut aussi ramasser des bonus laissés par les ennemis abattus pour augmenter notre score et ainsi escalader les niveaux de puissance.

On le voit, ces éléments sont ceux d'un shoot 'em up classique : le gameplay repose sur la mémorisation des vagues ennemies, l'esquive des beats, savoir éliminer en priorité les bons ennemis selon leurs caractéristiques (différents schémas de déplacement et d'attaque, et trois types de beats tirés : les jaunes indifférents à notre position, les oranges qui la ciblent au moment du tir, et les roses qui infléchissent leur trajectoire dans notre direction) ; les boss reposant quant à eux sur de l'apprentissage de patterns et du bullet hell très ordinaires...
L'originalité du gameplay de Bit. Trip Fate tient en fait dans sa lenteur et la concrétisation de son thème : CommanderVideo ne flotte en réalité pas dans l'espace, il suit une espèce de rail auquel il est attaché par son point de vulnérabilité, son core, seule zone prenant des dégâts, indiquée par la croix rouge de Bit. Trip Core. Cette ligne dont il ne peut s'écarter, la "fate line", représente de façon tangible le destin de CommanderVideo, et transforme complètement le gameplay et les sensations ludiques par rapport à Forgotten Worlds et ses héritiers.

En effet, des actions fondamentales du jeu, à savoir éviter les différents types de tir et récolter les bonus laissés par les ennemis derrière eux après leur mort, sont radicalement compliquées par l'existence de cette "fate line", au tracé prenant parfois des formes très particulières. Cumulé avec la grande endurance des ennemis et à la lenteur du scrolling et des balles qui produisent souvent des écrans chargés, cela génère des situations complexes qui peuvent parfois tenir de l'authentique casse-tête.

Les contrôles et le level design de Bit. Trip Fate tiennent heureusement parfaitement compte de ces mécaniques ; on se déplace très rapidement quand on ne tire pas et très lentement (et donc avec beaucoup de précision) quand on tire, et les sept minutes prises en gros par chacun des six niveaux sont très soigneusement conçues. Les trois conditions d'un parcours "parfait" - ne laisser échapper aucun ennemi, ne rater aucun bonus, ne prendre aucun dégât - ont des modalités variant agréablement au cours du jeu, et exigent simultanément de connaître la topographie des niveaux, de composer correctement avec la "ligne de destin", de choisir stratégiquement ses cibles en planifiant le moment et l'endroit de leur chute, et d'être assez rapide et précis pour savoir collecter un bonus sur le point de disparaître tout en réussissant à se faufiler entre les tirs.

Ce gameplay est passionnant et original pour la série... mais si on ne passe pas à côté.

Il faut le dire : Bit. Trip Fate n'est pas très attractif au premier abord, et ce doit être encore pire pour un joueur qui ne connaîtrait pas la série des Bit. Trip. Cela vient de la position paradoxale de cet épisode dans l'hexalogie : cette dernière a comme pitch principal le retour à des expériences rétro, épurées et musicales, et Bit. Trip Fate en fait clairement partie, mais il est aussi censé prolonger le thème du dernier monde de Bit. Trip Runner et symboliser les jeux vidéo modernes... cela fait de ce volet une espèce d'oxymore qui peut donner le sentiment d'avoir une identité bancale, mal définie.

Visuellement, déjà, Bit. Trip Fate reprend techniquement la ligne graphique de son prédécesseur, mais sans sa signification : on retrouve la même géométrie stylisée façon "gros pixels en 3D" mais les couleurs utilisées, l'ambiance, le bestiaire et l'univers n'évoquent plus l'ère 8-bits ; plutôt le rendu "mature" qui a pris son essor lors de la seconde moitié des années 1990, avec un cadre sobre et sombre, un ton hostile dégageant une certaine violence sous-jacente, etc. Cela fonctionne, mais au lieu de prolonger un univers 8-bits au-delà de ses limites et de nous y immerger, le jeu reprend un style connu puisque répandu à l'époque de sa sortie et le fait régresser dans un style polygonal primitif... ce qui donne l'impression bizarre d'une vision bridée, comparable à un jeu de lancement de la première console PlayStation.

Pris dans la série, ces choix ont un sens, mais pour quelqu'un qui achèterait le jeu tout seul, mettons sur Steam, il y aurait de quoi être dérouté : ses contrôles avec deux sticks analogiques et son côté "rétro" peuvent faire croire à un jeu coloré, rapide, nerveux et stimulant comme Geometry Wars ; alors qu'il est sombre, lent, méthodique et oppressant. Et même après avoir appris à connaître le jeu, cet acheteur pourrait se demander pourquoi il n'a pas adopté un style plus moderne ou élaboré qui aurait mieux collé à son sujet, avant de soupçonner de la paresse chez ses auteurs...

En réalité, Bit. Trip Fate repose beaucoup sur son propos : après une jeunesse optimiste et enthousiaste, CommanderVideo se retrouve avec un avenir tout tracé ne lui laissant que peu de marge de manœuvre. Il suit ainsi son destin alors que le temps semble s'écouler au ralenti, mais doit endurer une opposition croissante qui jonche son parcours d'embûches, qu'il "démine" patiemment et laborieusement... malgré le soutien occasionnel de ses amis, sa bonne volonté finit par s'effriter, et le désespoir, la frustration et la colère finissent par le conduire à la chute, tout au bout de la route...

Ce résumé peut paraître exagérément narratif et mélodramatique pour un jeu minimaliste, mais il est en fait quasiment littéral ; tout cela apparaît en effet très clairement en jouant, à commencer par le nom des niveaux : "Determination", "Patience", "Desperation", "Frustration", "Anger" et "Fall" (traduction des quatre derniers : "Désespoir", "Frustration", "Colère" et "Chute").

On l'a dit plus haut, les graphismes du jeu (ou en tout cas leurs intentions esthétiques) appuient ce récit, avec des atmosphères froides et un peu tristes ou sombres et anxiogènes, accompagnées à la perfection par une musique plus synthétique que chiptune, qui tient davantage de la bande-son que de la musique rétro interactive. Une note est toujours jouée quand on accomplit une action correcte (ici, détruire un ennemi), mais comme le jeu ne peut pas prévoir quand et à quelle fréquence cela a lieu, la note ponctue l'action à la façon d'un simple effet sonore plutôt qu'elle ne bâtit une mélodie.

Avant certains combats de boss, de petites vignettes illustrent l'état d'esprit de CommanderVideo, mais le propos du jeu est avant tous servi par le gameplay : Bit. Trip Fate, au-delà des péripéties un peu abstraites du héros, paraît en effet être une parfaite métaphore de l'âge adulte. Après l'esprit de conquête de Bit. Trip Runner, où l'on recevait pourtant des coups sans vraiment en donner, Bit. Trip Fate dégage un fort esprit de compromis bien que l'on y détruise des ennemis, l'impression de toujours devoir encaisser et composer avec des situations compliquées hors de notre contrôle alors que l'on reste enchaîné à sa "ligne de destin", coup de génie ludique et symbolique matérialisant un sentiment bien vite ressenti quand vient la maturité.
Il faut d'ailleurs insister à quel point Bit. Trip Runner, dans les faits plus contraint et linéaire que Bit. Trip Fate, confère pourtant une plus forte sensation de liberté grâce à l'extravagance de son cadre, son rythme, et la légèreté de son ton. Cette contradiction entre le vécu et la réalité des deux jeux est, d'ailleurs, sans doute la même pour les deux âges de la vie qu'ils représentent...

Pour finir, une mention sur la difficulté : alors que Bit. Trip Fate est le volet de la série qui dégage de loin le plus d'hostilité, c'est aussi de loin le plus facile, non seulement pour ce qui est d'arriver au bout, mais aussi par rapport aux mécaniques de scoring : sans beaucoup me forcer, j'ai réussi à obtenir un "parfait" aux deux premiers niveaux, chose que je n'ai réussie dans aucun autre jeu de la série. Je conseille donc de ne pas trop se laisser intimider par son premier contact avec Bit. Trip Fate, notamment par le fait que monter d'un niveau de puissance est lent (tirer sur les ennemis, collecter les bonus) alors que rétrograder est très rapide puisqu'il suffit d'un contact avec un beat ou un obstacle pour descendre d'un niveau.