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Tel, Pierre
Attention, événement : voici la transcription complète d'un long entretien que nous avons pu avoir avec Pierre Tel. Derrière ce nom se cache rien de moins que l'homme à la tête de l'entreprise Jeutel ! Retour sur toute une époque de l'arcade à la française, un pan de l'histoire vidéo-ludique trop rarement évoqué.
Par Sebinjapan, JPB & Lyle (03 mai 2010)

Introduction

Lundi 22 février 2010, 17H15. Il fait froid à Ehlerange, dans la Zare où de nombreuses entreprises sont regroupées, tout comme dans les zones d'activité en France. Mais le panneau indiquant l'emplacement de chacune d'elles, à l'entrée, ne laisse aucun doute sur l'itinéraire à prendre pour accéder à Euro-Finatel. En descendant de voiture, quelques instants plus tard, je suis tout de même étonné par l'aspect extérieur du local : aucun élément vantant les jeux, ou quoi que ce soit s'y rapprochant. Comment deviner qu'ici travaille l'homme qui, des années plus tôt, a lancé la marque JEUTEL en France ?

Aujourd'hui à la tête de l'entreprise Luxembourgeoise Euro-Finatel, qui distribue et entretient encore de nombreuses machines mécaniques destinées au divertissement dans les cafés ou les centres commerciaux (billards, bornes internet, jeux de fléchettes, distributeurs de petits jouets...) et s'occupant d'un réseau d'agences immobilières franchisées "Laforêt", M. TEL a accepté de ménager un peu de temps dans son emploi du temps très chargé pour nous recevoir et discuter d'un métier qui l'a passionné et qui nous a passionné... et nous passionne encore. Nous avons alors rencontré un personnage formidable, aventurier, gentleman et businessman qui du haut de ses 67 ans garde une forme explosive qu'il doit sûrement à ses nombreuses activités, qu'elles soient professionnelles ou sportives (Pierre TEL est un ancien champion de course de côte, pilote d'avion, skieur et plongeur !).

Peu de temps avant 18H00, Sebinjapan et Lyle me rejoignent. Il est temps d'entrer : c'est l'heure de notre rendez-vous. Nous pénétrons dans un grand hall, dans lequel se trouvent des baby-foots, un billard, des distributeurs de bonbons dans des boules en plastique, et quelques bornes Internet. Ces objets d'exposition ne sont pas les seuls proposés par Euro-Finatel aujourd'hui, mais ils nous mettent tout de suite dans l'ambiance ; voilà un sacré contraste avec l'extérieur ! Le temps que M. TEL se libère, nous parlons de sujets centrés, bien entendu, sur les jeux d'arcade. Et puis, le voilà qui arrive, qui nous serre la main en souriant. Il nous invite à le suivre, à l'étage, et nous nous installons dans un grand bureau, autour d'une table. Sebinjapan et Lyle sortent leurs enregistreurs USB, je pose mon appareil photo, la magie peut commencer...

L'entretien débute alors que M. TEL nous présente un livre appelé "Du Tilt à l'extraball" de Arno Maneuvrier. On trouve dans ce dernier l'histoire des sociétés qui ont régné sur le divertissement électro-mécanique, et bien entendu Jeutel a droit à son chapitre. Dans sa grande gentillesse, et bien que ce soit son dernier exemplaire, M. TEL nous fera cadeau du livre afin qu'il nous aide dans notre travail journalistique. Alors qu'on feuillette l'ouvrage, nous discutons de ce que Jeutel évoque pour nous :

JPB : Les bornes Jeutel, c'est mon enfance. Quand j'avais 10 ans j'ai découvert les jeux de café et c'était (presque) toujours des bornes Jeutel.
SEB : D'ailleurs on disait toujours : « Je vais jouer au Jeutel » plutôt que d'utiliser le nom du/des jeu(x).

Oui, on disait ça.

Avant Jeutel

Quand les jeux vidéo sont arrivés, moi j'ai sauté dessus !

SEB : Mais ça vous intéressait déjà à l'époque, les jeux ?

Non, c'est arrivé par hasard. J'avais déjà une grosse société de location de jeux dans des cafés. À ce moment-là des billards et des flippers principalement. J'avais déjà 2500 jeux répartis sur 44 départements (dans des cafés), et j'avais déjà 11 agences qui s'occupaient de ça.

SEB : C'étaient déjà des jeux Jeutel ?

Non, la marque Jeutel est née pour les jeux vidéo. Là, les jeux vidéo n'existaient pas. C'était avant le premier jeu de tennis, là, vous vous rappelez ? Avec les 2 points qui se baladaient sur l'écran. Ça a évolué depuis !

LYLE : Et comment vous en êtes arrivés à produire des flippers, des billards ? Et la fondation de Jeutel ?
SEB : Vos parents faisaient déjà un métier en rapport avec le divertissement ?

Comment je suis arrivé là-dedans ? Mmmm, est-ce que je le sais ? (rires). Mes parents n'étaient pas là-dedans. Mon père était fonctionnaire. C'est moi qui ai créé tout ça, de toutes pièces, et en partant de zéro, mais vraiment de zéro zéro !
Alors je ne me souviens plus comment ni pourquoi j'ai fait ça, mais au départ je me suis lancé dans les loteries publicitaires en 1969 (note de Seb : appelés aussi "jeux de pique-trou"). Avant ça, je faisais de la vente, je créais des équipes de vente qui faisaient du porte-à-porte. Moi je vendais des revues, des bouquins. Ma femme passait des annonces dans les cafés pour recruter des vendeurs et moi je les formais, je les amenais sur le terrain. Et puis comment on a fait le reste après ? J'ai du copier sur un ami qui faisait ces loteries publicitaires.

LYLE : Mais qu'est-ce que c'est les loteries publicitaires ?

C'est des panneaux qu'on accrochait au mur, dans les cafés, sur lesquels il y avait des choses à gagner : des transistors, des carabines à plomb... Et donc on vendait un nougat à un franc et ça vous donnait l'autorisation de percer une plaque, et de peut-être gagner un lot. Ça, ça marchait bien. Mais mon copain qui m'avait donné l'idée m'a dit : « Tu vas tuer la poule aux œufs d'or ». Lui en faisait une cinquantaine par mois, ça marchait bien, il avait déjà pu s'acheter une Porsche ! Moi je me suis dit : « Pourquoi en faire 50 quand on peut en faire 100 ? Et pourquoi en faire 100 quand on peut en faire 200 ? ». Mais, cette loterie c'était encore à la limite de la légalité. On avait détourné un jeu d'argent avec la vente des nougats. Mais ça restait un jeu d'argent (note de Seb : la législation française encadre très précisément les jeux d'argent contrairement à d'autres pays Européens). Et à force d'agrandir mon activité, je me suis retrouvé à Paris, alors qu'on m'avait dit de ne surtout pas y aller. Et en effet, c'est là qu'on a eu des ennuis.
On a dû arrêter. Il fallait trouver autre chose. Et on avait donc nos représentants. Et l'un m'avait dit : « Il y a quelque chose qui marche bien en ce moment, c'est le billard ». Moi j'ai dit : « Mouais, les billards, je connais pas trop, et ça doit être cher ». Mais mon représentant m'a dit qu'il faisait une étude dessus depuis 6 mois et que ça rapportait beaucoup d'argent. Il fallait que j'aille à Chalons sur Saône voir un certain René Pierre. Le lendemain j'y vais en voiture, je rencontre Monsieur René Pierre, et je lui explique que j'ai une clientèle de cafés, et qu'on voudrait modifier notre activité... sans préciser que c'était parce que la police m'était tombé dessus ! (rires). Et donc on voudrait acheter quelques billards. René Pierre m'a fait confiance et on est donc partis sur la pose de billards dans les cafés. J'avais acheté une dizaine de 404 break, on mettait 2 billards dedans et ils partaient tous les matins dans les cafés. À l'époque un billard coûtait 813 francs, dans les années 69, et dans le 1er mois chaque billard faisait 1500 francs de recette. Vous vous rendez compte ! J'ai investi et je me suis alors retrouvé avec 3000 billards en exploitation dans les cafés, dans 44 départements. Et puis ensuite un client nous disait : « Je veux ça ou ça » et on retirait un billard pour mettre un flipper par exemple, ou un baby-foot.
Les billards, ça a été cyclique : ça monte, ça retombe, ça remonte... Il y a eu des modes. Mais le flipper était toujours stable, toujours en progression. Jusqu'au jour ou ça s'est arrêté. Aujourd'hui on n'a pas de flipper en France.

LYLE : Les jeux électro-mécaniques, ces ancêtres des jeux d'arcade, est-ce que vous en avez eu en France ? Les jeux de voiture sans écran, à tapis-roulant par exemple ?

Oui, j'ai récupéré un jeu à tapis roulant, qui s'appelle "Le Rally", qui a été fabriqué par un français. Ça a eu un succès extraordinaire. Il y avait un volant de Simca, un tapis qui se déroulait. Ça, c'est dans années 60, c'est avant que j'arrive sur le marché.

LYLE : Mais Sega et Taito en fabriquaient encore à la fin des années 70.

Oui, il y avait le "Light Bomber" : un jeu avec des bateaux... Ça a marché, il y en a eu en France. Mais c'était des "gros jeux", je n'ai jamais été pour. Nous on avait calculé la taille d'un meuble de jeu vidéo, la formule c'est 242 divisé par 4, parce qu'un semi-remorque c'est 240 à l'intérieur et on mettait 4 meubles dans un semi-remorque : il ne restait pas un centimètre, il n'y avait pas besoin d'emballage !

Les débuts de Jeutel

LYLE : Et en quelle année vous avez découvert le jeu d'arcade ?

Quand ces jeux de tennis sont arrivés, on en a acheté à un fabriquant américain qui en vendait en France. Mais on y allait sur la pointe des pieds. Ce qui a vraiment lancé l'opération c'est Atari avec son "mur de briques".

NOUS : Breakout !

C'est vraiment ce qui a lancé les jeux vidéo en France en 1974 (Note de Seb : en fait, 1976). Ensuite Space Invaders et Galaxian (et tous leurs dérivés). Donc j'avais besoin de jeux vidéo pour mes 2500 cafés. Et il y a quelqu'un qui avait pris en charge l'importation en France de jeux vidéo d'Atari et Midway (note de Seb : la société Socodimex). Je vais voir l'importateur, j'étais jeune, et je lui dis : « J'ai besoin de jeux pour mes 2500 clients, bon on pourrait partir sur 30 ou 40 jeux histoire de commencer ? ». Il m'a dit : « Ben petit, je te connais, je t'aime bien... Pour te faire plaisir, si tu me les payes tout de suite, dans 2 mois t'en auras... 2 ! » (rires). Il y avait beaucoup de demande et l'importateur ne pouvait commander que par séries de 20 ou 30...

SEB : Et ces bornes c'était toujours pour mettre dans des cafés ? Ou aussi dans des fêtes foraines ?

Non, uniquement dans des cafés, c'est là que ça a commencé. Donc j'ai fait mon chèque et j'ai commandé mes 2 bornes Breakout. Mais quand ils sont arrivés 2 mois après, ils ne sont jamais allés dans des cafés ! J'ai ouvert, j'ai découvert, j'ai regardé ce qu'il y avait dedans. Je ne suis pas électronicien, mais je me suis entouré de gens de bon conseil et j'ai demandé : « Qu'est-ce qu'il faudrait pour faire fabriquer ça ? ». On m'a expliqué et je me suis lancé là-dedans en entamant la production d'une série de 100 machines. Je suis parti sur 50 pour moi (pour louer à mes clients existants) et 50 pour revendre aux exploitants en espérant que ça allait me rapporter quelque chose. Mais dès le moment où on a su que je fabriquais ce jeu-là, j'ai reçu plein de commandes ! Je n'ai pas pu en mettre une seule chez mes clients : j'ai tout vendu aux exploitants ! Et ça a continué comme ça.

LYLE : Donc vous faites du flipper, ensuite le jeu vidéo arrive, vous vous lancez là-dedans, il y a quand même beaucoup à apprendre, n'est-ce pas ?

J'ai passé ma vie à apprendre ! (rires). Si j'avais appris à l'école tout ce que j'ai appris dans le courant de ma vie, ça m'aurait coûté moins cher et j'aurais gagné du temps ! Malheureusement, à l'école je voulais pas y aller, alors ! (rires).

LYLE : Mais comment est-ce qu'on apprend à produire des jeux vidéo, à les vendre ?

Holà, moi j'en sais rien... On s'entoure de gens compétents. Mais en voulant s'entourer de gens compétents qu'on ne connaît pas, on s'entoure de temps en temps de vraies brêles ! Le super ingénieur qui ne connaissait rien mais qui voulait tant de millions par mois (note de Seb : d'anciens francs, rassurez vous !), j'y ai eu droit. Ça ne fait rien, ça fait partie du jeu.

SEB : Vous rencontriez des gens dans les salons ? Vous débauchiez des gens chez les concurrents ?

Ah non, on venait me débaucher mes gens, mais moi je n'avais personne à débaucher : ça n'existait pas ! On m'a débauché des ingénieurs, des techniciens, des réparateurs de cartes... Moi j'ai fait les premiers salons dans les années 69-70, j'ai exposé mes produits tout de suite.

L'expansion de Jeutel

NOUS : Alors c'est Breakout qui a lancé Jeutel ?

L'avantage c'est qu'on (Jeutel) savait faire en une semaine ce que les américains faisaient en un mois. Ce n'est pas parce qu'on était plus forts, c'est parce qu'il n'y avait pas la distance. Il y avait des importateurs en France qui importaient les machines américaines. Elles venaient par bateau. Avant, un prototype arrivait par avion pour être testé. Moi j'achetais toujours un prototype. Et entre le moment ou ils avaient le retour de leurs prototypes, et où ils lançaient une série de 500 machines, moi j'avais déjà vu que le prototype marchait bien, j'avais déjà lancé ma série. On les battait sur la rapidité. On fabriquait tout nous même, sauf la menuiserie qu'on faisait faire en Italie. J'avais des camions qui faisaient l'aller-retour sur l'Italie, tout le temps, avec les caisses de meubles.
Et puis tout est allé très vite. Au départ, on avait un grand dépôt de 50 m2. Qu'est-ce que vous voulez qu'on fasse avec 50 m2 ? (rires). Deux mois plus tard on avait 500 m2. Moi, je prenais déjà les commandes et il fallait se débrouiller pour suivre : il fallait qu'on puisse livrer avant nos concurrents. Donc dans notre première usine de Nemours on est passés à 500 m2, puis 800 m2, puis 3000 m2... ensuite on a ouvert notre 2ème usine, la 3ème et la 4ème !

LYLE : Et Jeutel, c'était pas uniquement la France ?

Oui, on a exporté. Mais on avait tellement de travail en France qu'il était difficile de courir ailleurs. On a eu des demandes sur l'Allemagne qu'on n'a pas faites à cause de la langue, des demandes en Angleterre qu'on n'a pas faites non plus à cause de la distance. On avait surtout des clients en Suisse, en Belgique... En France, j'ai ouvert des agences régionales pour gagner du temps : j'ai créé 17 agences régionales. À Paris, à Lille, Bordeaux, Dijon, à Metz... Tous les points stratégiques.

JPB : Et le point névralgique de Jeutel était où ?

À Nemours. Moi, je viens de Nemours. On bossait comme des fous. Quand on a ouvert la 2ème usine juste pour les circuits imprimés (les PCB), on lançait une série à 6 heures le soir et elle était montée le lendemain à 6 heures. En 24 heures quoi. Il n'y a personne qui pouvait faire ça à l'époque, on était les seuls à faire ça. Les gens disaient que j'étais fou... Ils avaient raison ! (rires). Ça coûtait plus d'argent de travailler comme ça mais il y avait une telle demande... Les acheteurs étaient disposés à payer plus cher pour obtenir un produit plus rapidement. On avait acheté une machine aux États Unis pour les circuits imprimés, qui faisait 75 000 trous à l'heure : je cherchais du matériel performant pour arriver à faire les choses toujours plus vite. Dès qu'un nouveau modèle sortait il fallait qu'on le propose en grande quantité et le plus vite possible.
On bossait vraiment comme des malades. On chargeait les camions le dimanche matin après une nuit de boulot... Je ne sais pas quelle est votre position par rapport aux syndicats, mais moi je n'en ai jamais eu. J'ai eu quatre comités d'entreprise, et ces comités d'entreprise sont chaque année obligés d'élire quelqu'un... C'était toujours moi qui étais élu ! Mais ma porte était toujours ouverte à tous mes employés, je discutais avec tout le monde, et quand une brebis galeuse entrait dans l'entreprise, c'est les gens qui me prévenaient de faire attention. Je n'ai jamais eu ne serait-ce qu'une heure de grève ! Je n'ai jamais eu un Prud'homme. C'était un plaisir pour moi de discuter avec tout le monde.

SEB : Est-ce que c'était le fait de travailler dans le jeu, dans le divertissement, qui faisait que les gens se plaignaient pas ?

Je ne sais pas... Si j'avais fabriqué des cercueils, ça ne se serait peut-être pas passé comme ça ! (rires).

LYLE : Jeutel est une entreprise familiale ?

Oui. Je suis toujours resté à la tête. J'aurais pu m'associer et gagner encore plus, mais j'avais déjà tant à faire. Vous savez, j'étais un peu partout à la fois. Et puis on était flexible, on fabriquait nos jeux en 24 heures. Si on avait été plus gros, on aurait été plus lents, on aurait été comme les américains. Ahh les américains, s'ils avaient pu me voir six pieds sous terre ! (rires).

LYLE : Qui étaient vos concurrents ?

En France, il y avait René Pierre qui fabriquait aussi des jeux vidéo, et on a eu les frères Stambouli.

JPB : Oui, Karateco !!

C'est ça, Karateco. On était les 3 balèzes. Après il y en a eu d'autres qui bricolaient dans leur garage...

JPB : Je me souviens que j'ai quand même passé 4 ans, de 1980 à 1984, à faire TOUS les cafés de Clermont-Ferrand pour jouer à tous les jeux, et quasiment toutes les bornes c'étaient des Jeutel.

Oui, on contrôlait la moitié du marché. Bon, sur les 2500 exploitants de France, il y en avait qui n'étaient pas pour moi. Parce qu'on a fait de la location avant, de l'exploitation, donc on était concurrents. Et pour rentrer dans les cafés il fallait pousser un peu les autres. Alors quand vous avez poussé un exploitant et que deux ans après vous venez le voir en lui disant : « Tu voudrais pas acheter un jeu que j'ai fabriqué ? », il vous dit non !
On a eu du mal à prendre certaines régions de France mais on les a toutes reprises. Et qu'ils le veuillent ou pas, chaque exploitant avait forcément un Jeutel dans son exploitation. Le marché se développait, il y avait un besoin de plus en plus grand. Les cafés faisaient une petite salle de jeu derrière ou sur le côté. Bien souvent il y avait 5 ou 6 jeux dans un café.

LYLE : Les salles de jeu ont commencé quand ?

Ces salles sont nées avec les jeux vidéo, il n'y en avait pas avant.

SEB : Vos clients étaient donc d'abord les cafés. Mais ensuite, vous avez eu par exemple les gens du voyage. Comment est-ce que ça se passait avec eux ?

On avait nos 17 agences de proximité. Donc en cas de problème, quelqu'un de l'agence pouvait aller sur la fête foraine réparer une machine ou réclamer les sous ! Les forains gagnaient énormément d'argent avec les bornes. C'était une bonne clientèle pour nous. Mais, de temps en temps, j'ai dû moi-même aller chercher l'argent ! Ils payaient toujours, mais il fallait réclamer de temps en temps. Les forains étaient des gens super, très organisés, capables de faire des trucs incroyables. Moi je suis connu de tous les forains !

LYLE : Comment se répartissaient les ventes entre les cafés, les fêtes foraines, les salles de jeu sédentaires ?

Ce sont trois activités différentes. Nous, on travaillait toute l'année avec un chiffre d'affaires équivalent. En octobre - novembre - décembre, on avait notre clientèle traditionnelle (les cafés) qui renouvelait son parc. En décembre – janvier - février, c'était la montagne : on travaillait beaucoup avec les stations de ski. En mars - avril, les fêtes foraines allaient commencer : on vendait aux forains. Mai - juin : on travaillait avec les salles de jeu en bord de mer qui s'équipaient en vue des vacances. Juillet - août, c'était les vacances, et on recommençait. Mon banquier était content parce qu'on avait un chiffre d'affaires tout le temps stable. À un moment on faisait 150 millions de chiffre d'affaires, c'était pas mal ! Pour une PME, c'était beau ! Mais moi je m'en foutais, j'étais tout le temps la tête dans le développement, pour aller toujours plus vite. J'adorais l'industrie, ça me manque aujourd'hui.

SEB : Vous avez une liste, une base de donnée de toutes les machines produites par Jeutel ?

Ohhh, j'avais des classeurs, plein de photos... Et puis j'ai tout foutu en l'air !

TOUS : Arghhh !!!
LYLE : Moi, je me souviens que dans les années 80, je devais me cacher pour rentrer dans certaines salles, ça avait quand même mauvaise réputation les salles de jeu vidéo. C'était pas toujours bien fréquenté.

Ça dépendait des salles. Ça dépendait de qui les tenait. Et puis il y a trois métiers qui sont mal vus : les jeux, les voitures, et l'immobilier, et moi je travaille dans les trois ! (rires). On dit que les marchands de voitures sont des magouilleurs qui trafiquent les compteurs, l'immobilier c'est des voleurs qui s'en mettent plein les poches, et puis les jeux... Bon, les jeux, ils étaient aussi dans les cafés, donc forcément il y a la clientèle des cafés, on y sert de l'alcool... Mais les salles de jeu, moi j'en ai connu qui étaient tenues très "clean". Les enfants pouvaient jouer...

JPB : J'ai connu les extrêmes : les salles sombres, étroites et enfumées et celles lumineuses, espacées et propres...
SEB : Comment vous saviez quel jeu marchait ?

C'est l'utilisateur qui dictait la tendance. On avait des salles de jeu, par exemple à Paris, qui étaient des centres de test. On suivait vraiment régulièrement la caisse de chaque jeu, chaque soir et chaque semaine. Et on savait ce qui allait marcher.

LYLE : Vous avez des souvenirs de jeux qui n'ont pas marché ?

J'ai des souvenirs de jeux... Je n'en ai pas vendu un seul. Je me souviens des cassettes Neo Geo qui ne partaient pas. Il y a 15 jours ou 3 semaines j'ai vendu 2000 cassettes Neo Geo, la majorité dans leur carton d'emballage. Je les ai vendues même pas 5 euros... je les avais payées 400 euros pièce à l'époque. Mais ça m'est resté sur les bras, qu'est-ce que je pouvais faire ?

LYLE : Et vous avez le souvenir de gros succès immédiats ?

Breakout, Pacman, Galaxian, Space Invaders... Et d'autres, je ne me rappelle plus des noms...

SEB : Comment ça s'est passé avec les banques ? Pour obtenir l'argent afin de vous lancer dans vos projets ?

Au début j'étais jeune, donc c'était difficile. Pensez donc : vous lancer dans le jeu vidéo ! Mais le respect de la parole, c'est quelque chose qui paie. Et j'ai toujours été très bien conseillé. Il y avait une société de conseils, de gestion qui s'appelle la CEGOS et qui existe toujours à Paris. Et puis j'avais un ingénieur-financier. Ça me coûtait 1500 euros par jour pour ce gars-là, mais je ne l'ai pas regretté, il m'a beaucoup aidé, j'ai beaucoup appris. Et après j'allais rencontrer les banques, toujours décontracté en donnant l'impression de pas avoir besoin de l'argent. Mais je peux vous dire que j'en avais besoin ! Et puis je faisais toujours ma gestion, je savais toujours où j'en étais.

SEB : Oui, on se souvient par exemple d'Atari qui était tenu par une bande de hippies et malgré leur succès leur gestion était désastreuse. Ils ont fini par être rachetés par Warner. Mais vous, vous n'avez jamais été racheté par un grand groupe.

Je n'ai jamais voulu. J'ai eu plein d'offres... Et suivant celles que j'aurais pu accepter, je serais aujourd'hui multimilliardaire... ou à la rue ! (rires). Alors je pense qu'il vaut mieux finir entre les deux ! (rires). Mais à l'époque où ça marchait bien, j'ai eu des ponts d'or. On aurait pu rentrer dans des groupes énormes. Mais je n'avais pas la mentalité, et pas forcément la capacité, j'étais un peu complexé. Complexé par les ingénieurs des grandes écoles, je n'étais pas du même milieu. Mais bon, j'ai fait mon petit chemin. Et être racheté c'était être contrôlé, et moi avec mon caractère, ç'aurait été difficile !

Jeutel : parlons matos !

J'ai un peu honte quand je vois comment on fabriquait les jeux au début. On faisait de l'artisanal !

SEB : Comment est-ce que vous assuriez la maintenance ?

On a toujours vendu à des gens qui avaient un service technique. On formait les dépanneurs. Les gens venaient nous voir et on leur expliquait comment réparer. On n'avait pas le temps de le faire nous mêmes, on était trop occupés avec la production. Mais bon, ils nous envoyaient quand même beaucoup pour dépanner, donc on dépannait et on renvoyait. Mais un jeu, ça marchait ou ça marchait pas. Quand ça marchait, il y avait pas beaucoup de problèmes quand même.

SEB : Je suis sûr que vous aviez moins de retours que ce qu'on voit avec les technologies de maintenant, les écrans plasma, tout ça...

Oui maintenant, c'est dû à l'incompétence et à l'incapacité des techniciens, et puis il y a la politique de consommation aussi. Maintenant, on ne répare plus : on jette. Mais avant, il y avait une vingtaine d'ateliers de maintenance en France pour toutes les cartes électroniques. Maintenant ça n'existe plus. Enfin, le dernier qui existe encore, c'est à coté d'Auxerre et c'est tenu par un jeune que j'ai embauché à l'époque de Nemours. Il est arrivé avec plein de diplômes mais il ne savait pas remplacer une serrure, il ne savait rien faire ! (rires). Aujourd'hui c'est un mec extraordinaire dans ce domaine-là. Je peux vous donner ses coordonnées, c'est un des seuls qui peut encore vous dépanner une carte qui a 20 ou 30 ans !
Pour les cartes électroniques, les circuits imprimés, on a commencé par le simple face tout simple. Après on a eu le double face, trous métallisés. Les machines à insérer, ça n'existait pas. J'avais un atelier avec 50 filles qui mettaient des composants toute la journée : les cartes passaient sur un petit chariot roulant et chaque fille mettait ses 3 composants, quand ça arrivait au bout on les prenait, on les mettait à la vague, la vague les soulevait, et quand vous les sortiez et que vous les branchiez... Y'en avait une sur 10 qui marchait ! Vous aviez les testeurs qui étaient là.

LYLE : C'était avant le microprocesseur ?

Même après. Mais on a commencé bien avant le microprocesseur qui est arrivé dans les années 80. Avant il n'y avait pas de mémoire, c'était tout de la TTL. Formidable ! Comme la carte de Breakout.

LYLE : C'est pour ça qu'on ne peut plus y jouer aujourd'hui... Ce n'est pas émulé. C'est de l'arcade définitivement perdue malheureusement. C'était... Enfin moi je n'y connais rien en électronique...

Moi non plus je n'y connais rien ! (rires). J'ai suivi l'évolution. Je me souviens, quand la 1ère mémoire est arrivée, c'était la 27 08. Vous vous rendez compte ? Aujourd'hui c'est la "vingt-sept-combien-de-millions" ?

LYLE : D'après Atari, la technologie TTL posait beaucoup de problèmes...

Oui, il y avait différentes qualités de composants. Il fallait les faire vieillir dans des machines où on les faisait monter en température, à 90 degrés, puis descendre à moins 10, ça faisait des cycles. Et donc des composants mouraient, et ceux qui avaient résisté étaient les meilleurs, alors on les mettait. Mais, euh, attendez, on n'avait pas le temps de faire mourir tout le monde ! (rires). Donc au début on les mettait tous... et puis ça tombait en panne ! Alors les gens (à qui on avait vendu) y allaient au fer à souder pour dé-souder les composants. Aujourd'hui on ne peut plus faire ça ! Mais à l'époque on faisait ça avec un fer à souder gros comme mon doigt. Entre 2 pistes, il y avait 3-4 millimètres.

LYLE : Et la technologie TTL était très coûteuse en plus de ne pas être très fiable.

Oui, et le prix des composants faisait le yo-yo dans les années 70. On manquait de composants, ou de mémoires, les prix passaient du simple au triple.
Je vais vous raconter mon premier voyage en Concorde, aujourd'hui je ne pourrais pas le faire... C'était, je crois, à l'époque du Defender : il nous manquait une RAM pour terminer toute la série. Alors je suis allé à New-York en Concorde, j'ai pris l'aller-retour en 24 heures, et je suis revenu avec tous les composants planqués dans les chaussettes ! Ça m'a piqué ! (rires). Mais c'est bon, y'avait pas de portique à l'époque ! Je devais les cacher à cause de la valeur. On n'avait droit qu'à 200 euros par personne je crois. Les billets (dollars) étaient aussi cachés dans les chaussettes à l'aller ! Je descendais donc du Concorde à New-York, sans valise, sans rien, et j'avais 4 heures avant de rentrer. Mais ça s'est bien passé. On a pu sortir notre série de 50-60 jeux et le prix du voyage était largement amorti.
Il fallait aller vite, moi j'allais toujours très vite. Pour visiter mes agences, je ne me déplaçais qu'en avion ! J'avais mon jet. Ce ne serait plus possible aujourd'hui. Avec mon avion j'allais directement en Espagne ou en Italie chercher des composants. Il fallait toujours aller vite.

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